"Au
crépuscule, enfin nous atteignîmes Saint-Léger,
pauvre petit village qui est au pied du Ventoux, habité par
des charbonniers, tout jonché de lavande en guise de
litière."
Frédéric Mistral (Mes
origines - Mémoires et récits)
Frédéric Mistral (1830 - 1914)
naît au mas du Juge, à Maillane (Bouches du
Rhône), au pied des Alpilles, où il vit une enfance
imprégnée de la vie paysanne, de ses valeurs et de la
beauté d'un environnement sublime. Attaché à son
terroir, Mistral fut l'un des fondateurs du félibre, mouvement
littéraire qui défendit le langage, la culture et
l'esprit de la Provence. Il célébra cet "empire du
soleil" qui s'étend autour des Alpilles et dont il
rêvait de faire des Baux sa capitale, dans des oeuvres dont la
plus célèbre "Mireille" chante, dans la langue
provençale, toutes les vertus et la beauté du monde
paysan où il a puisé son inspiration.
Prix Nobel de littérature en 1904, il
consacre cette récompense à la réalisation du
"Muséon Arlaten" musée à Arles. Voici,
tiré de son livre "Mes origines", le chapitre consacré
aux environs du Mont Ventoux, où il est -brièvement !-
question de St Léger :
es
rigines
par
Frédéric Mistral
1906 - traduction du
provençal - chapitre XVII
utour
du ont
Ventou
|
"Avec Théodore Aubanel, qui était
toujours dispos pour organiser les courses, et notre camarade le
peintre avignonnais Pierre Grivolas qui était de toutes nos
fêtes, voici comment nous fîmes, un beau jour de
septembre, l'ascension du mont Ventoux.
Partis vers minuit du village de Bédoin,
au pied de la montagne, nous atteignîmes le sommet une
demi-heure environ avant le lever du soleil. Je ne vous dirai rien de
l'escalade, que nous fîmes à l'aise, sur le bât de
mulets que conduisaient des guides, à travers les rochers,
escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.
Nous vîmes le soleil surgir, tel qu'un superbe roi de gloire,
d'entre les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige,
et l'ombre du Ventoux élargir, prolonger, là-bas dans
l'étendue du Comtat Venaissin, par là-bas sur le
Rhône et jusqu'au Languedoc, la triangulation de son immense
cône. En même temps, de grosses nues blanchâtres et
fuyantes roulaient au-dessous de nous, embrumant les vallées;
et, si beau que fût le temps, il ne faisait pas chaud.
Frédéric
Mistral
Vers les neuf heures - mais, cette fois,
à pied, avec les bâtons ferrés et le havresac au
dos - après un léger déjeuner, nous prîmes
la descente. Seulement, nous dévalâmes par le
côté opposé, c'est-à-dire par les ubacs,
ainsi qu'on nomme le versant nord de toutes nos montagnes et du
Ventoux en particulier. Or, tellement est âpre et tellement est
raide ce revers du mont Ventoux que le père Laval raconte ce
qui suit :
Les montagnards qui, de son temps (au 18e s.), le 14 septembre,
montaient en pèlerinage à la chapelle qui est en haut,
redescendaient par les ubacs rien qu'en se laissant glisser, assis
à croupetons sur une double planche de trois empans
carrés, qu'ils enrayaient soudain en plantant leur bâton
devant, lorsqu'elle allait trop vite ou qu'elle frôlait un
précipice. Ils descendaient par ce moyen dans moins d'une
demi-heure ; et il faut songer que le mont Ventoux a dix-neuf cent
soixante mètres d'altitude sur la mer !
Désireux, nous aussi, de raccourcir
notre descente, mais ignorant les chemins, nous allâmes nous
fourvoyer dans une ravine ardue, la Loubatière du Ventoux, si
encombrée de rocailles et si périlleuse aussi que, pour
arriver en bas, nous mîmes le jour entier.
Le ravin de la Loubatière, comme son nom le dit, n'est
fréquenté que par les loups, et il se rue subitement,
du sommet au pied du mont, entre des berges si scabreuses qu'il est
presque impossible, une fois qu'on y est rentré, d'en sortir
pour changer de route.
Nous y voilà, arrive qui plante ! Dans les rocs
détachés et dans les éboulis, à travers
les troncs d'arbres, pins, hêtres et mélèzes,
arrachés, entraînés par la fureur des orages et
qui, à tous les pas, entravaient notre marche, nous
descendions, nous dévalions, quand, tout à coup, le lit
du torrent, coupé à pic devant nos pas, montre à
nos yeux, béant, un précipice de cent toises
peut-être, en contrebas.
la devise de
Frédéric Mistral
Comment faire ? Remonter ? C'était fort
difficile, d'autant plus que, sur nos têtes, nous voyions
s'avancer de gros nuages noirs qui, s'ils eussent crevé, nous
auraient submergés sous l'irruption des eaux... Il fallait
donc, de façon ou d'autre, descendre par la gorge, cette
épouvantable gorge où nous étions perdus. Et
alors, dans l'abîme, nous jetâmes là-bas nos
cabans et nos sacs et, ma foi, recommandant à Dieu notre vie,
en rampant, en nous traînant, mais surtout par glissades, nous
nous laissâmes couler sur la paroi presque verticale où
seules quelques racines de buis ou de lavande nous
empêchèrent de dégringoler, la tête la
première.
Rendus au fond du précipice, nous croyions être hors de
danger et, remettant nos hardes, nous avions, guillerets,
recommencé de descendre dans le ravin du torrent, lorsqu'une
cataracte, encore plus forte et plus rapide, vint nous arrêter
de nouveau, et, au péril de nos vies, il fallut de nouveau
glisser en se cramponnant, et puis une troisième fois
après les autres ci-dessus.
Au crépuscule, enfin nous
atteignîmes Saint-Léger, pauvre petit village qui est au
pied du Ventoux, habité par des charbonniers, tout
jonché de lavande en guise de litière. Nous ne
pûmes trouver à nous y héberger.
St Léger du Ventoux -
oblitération de 1964
St Léger du Ventoux
et le Toulourenc
Brantes
"Moun espelido, memori e
raconte"
"Mes origines, mémoires et récits" -
Frédéric Mistral
Malgré la nuit, haletants,
harassés, il nous fallut encore marcher un couple d'heures
jusqu'au village de Brantes, perché sur les rochers, en face
du Ventoux, où nous fûmes fort heureux de pouvoir nous
faire faire une omelette au lard et dormir ensuite, au grenier
à foin.
Le plus joli - car il paraît qu'on n'avait pas très
bonne mine - fut que notre hôtelier, de peur qu'on
n'emportât ses draps, nous avait enfermés sous
clé... Aussi, le lendemain, ayant appris que c'était
fête au village de Montbrun, et à peu près remis
des suées de la veille, nous partîmes joyeux du pays qui
branle sans vent (comme l'appellent ses voisins) et nous fîmes
le tour des ubacs du Ventoux par Savoillants et Reillanette.
|
le blason de
St Léger du Ventoux
|
Mais, pendant que, sur le bord de la
rivière gazouilleuse qui a nom le Toulourenc, nous admirions
la hauteur des escarpes effrayantes, des roches sourcilleuses qui
touchaient les nuées, deux gendarmes, qui venaient sur la
route après nous, et auxquels l'hôtelier de Brantes
avait donné peut-être notre signalement, nous accostent
:
- Vos papiers ?
Nous avions échappé aux loups, aux orages, aux
précipices ; ais, croyez-m'en, qui que vous soyez, si vous
êtes jamais forcé de vous garer devant les happe-chair,
évitez toujours les routes.
- Vos papiers ? D'où venez-vous ? Où allez-vous, voyons
?
Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provençal et,
pendant qu'un des archers, pour pouvoir déchiffrer ce que
ça voulait dire, se désorbitait les yeux en tordant sa
moustache :
- Nous sommes, disait Aubanel, des félibres, qui venons faire
le tour du Ventoux.
- Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui étudions la
beauté du paysage...
- Ah ! oui, c'est bon ! nous faire accroire qu'on est venu dans le
Ventoux pour étudier ses agréments ! répliqua le
gendarme qui essayait, mais vainement, de lire mon provençal ;
vous irez, mes farceurs, dire cela demain à M. le procureur
impérial à Nyons... Et suivez-nous pour le quart
d'heure.
Nous rappelant le mot du général Philopémen
"qu'il faut porter la peine de sa mauvaise mine", et en effet
reconnaissant qu'avec nos grands chapeaux de feutre aux bords
retroussés arrogamment, nos bâtons ferrés et nos
havresacs, nous étions faits comme des brigands - et comme
d'autre part, cela nous amusait - nous suivîmes les
chasse-coquins.
Frédéric
Mistral
Chemin faisant, un bon fermier, portant la
veste sur l'épaule, nous atteignit et nous dit :
- Que Dieu vous donne le bonjour ! Ces messieurs vont, sans doute,
à la fête de Montbrun ?
- Ah! oui, une jolie fête ! lui répondîmes-nous.
Nous descendions du Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir
s'il est réel que le soleil, en se levant, y fait trois sauts,
comme on affirme, et voilà que les gendarmes, parce que nous
avions oublié nos papiers, nous ont pris pour des voleurs et
nous emmènent à Nyons...
- Par exemple ! Mais ne voyez-vous pas, à leur façon de
s'exprimer, dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne
sont pas de loin ? qu'ils parlent provençal ? qu'ils sentent
leur bonne maison ? Eh bien ! je n'hésite pas, moi, à
répondre pour eux et je les invite même, quand nous
serons à Montbrun, à venir boire un coup à la
maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous voulez
pourtant me faire cet honneur !
- En ce cas-là, nous dit la maréchaussée
dauphinoise, après avoir délibéré,
messieurs, vous pouvez aller. Mais, voyons, est-ce positif, ce que
vous disiez tout à l'heure, que le soleil, là-haut, vu
du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant ?
- Ça, répliquâmes-nous, il faut le voir pour le
croire... Mais autrement, c'est vrai comme vous êtes de braves
gens.
Et, les laissant sur ce goût (nous venions d'entrer à
Montbrun), avec l'honnête paysan qui avait répondu pour
nous, nous fûmes tout droit à l'auberge nous restaurer
quelque peu.
Rien qui fasse plaisir, lorsqu'on court le pays
et qu'on est fatigué, comme une auberge indigène,
où l'on arrive un jour de fête patronale. Or, songez
qu'à Montbrun, dès notre entrée au cabaret, nos
yeux virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de
dindons, de lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui
n'annonçaient pas misère ! Qui plumait d'ici, qui
saignait de là. Une paire de longues broches, toutes
chargées de lardoires et de gibier odorant, tournaient et
dégouttaient sur le carré des lèchefrites,
doucettement, devant le feu. L'hôtelier,
l'hôtelière, en mouvement, posaient sur chaque table les
bouteilles, les couteaux, les fourchettes qu'il fallait. Et tout cela
pour les premiers qui demanderaient à dîner,
c'est-à-dire pour nous autres. Oh ! coquin de bon sort ! Une
bénédiction. Et, chose par-dessus qui ne coûtait
pas davantage, les filles de l'hôtesse avaient si gentille
accortise que nous restâmes là tant que dura la
fête, rien que pour l'agrément d'être servis par
elles.
les sept Félibres de
Font Ségugne
http://www.lexilogos.com/provence_felibrige.htm
A Montbrun, disait-on autrefois en
Dauphiné, arrivé à deux heures, à trois
on est pendu. Cela montre qu'un proverbe n'est pas toujours
véridique, mais ça devait se rapporter (je le crois) au
renom du terrible Montbrun, le capitaine huguenot qui fut seigneur de
ce village. C'est lui, Charles du Puy, dit "le brave Montbrun", qui
fit face au roi de France, alléguant pour raison que "les
armes et le jeu rendaient les hommes égaux". C'est le
même qui, au siège de Mornas, place catholique,
lorsqu'il eut pris le château, en précipita la garnison
sur la pointe, là-bas, des hallebardes de sa troupe (1562).
D'où les gens de Mornas ont gardé jusqu'à nos
jours le sobriquet de saute-remparts, et voici ce qu'on raconte :
Un de ces malheureux, dont le tour était venu de faire le
plongeon, reculait pour prendre élan, mais arrivé au
bord de l'affreux casse-cou, il s'arrêtait
épouvanté. Il revenait prendre sa course, et chose
facile à comprendre, il lâchait pied de nouveau :
- Ô poltron, lui cria le farouche Montbrun, en deux fois que tu
pris escousse, tu ne peux pas faire le saut ?
- Monseigneur, répliqua le pauvre catholique, s'il vous
plaît d'essayer, je vous le donne en trois.
Et pour la repartie, Montbrun, à ce qu'on dit, lui accorda sa
grâce.
Nous allâmes visiter le château du
baron, que François II fit démolir. Il y reste quelques
fresques, attribuées à André del Sarto. Sur la
terrasse, on nous montra l'endroit d'où parfois, pour
s'amuser, le seigneur huguenot abattait d'un coup d'arquebuse les
moines qui, là-bas, lisaient leur bréviaire, dans le
jardin d'un couvent qu'il y avait en dessous.
Enfin, derrière le Ventoux, le long du Toulourenc,
rivière qui sépare le Dauphiné de la Provence,
ayant repris notre tournée, nous vîmes en passant au
pied du Ventouret et en longeant le Gourg des Oules déboucher
dans une vallée, la riante vallée de Sault :
- Faisons la méridienne ! dîmes-nous.. Et tous trois,
à l'orée d'une prairie limitrophe avec la route, nous
nous couchâmes pour dormir et laisser passer la chaleur.
- Adieu, Ventoux ! s'écria Aubanel, tu nous fis, ô
gueusard, assez suer et essouffler !
Grivolas regardait les ombres et les clairs que remuaient entre eux
les noyers et les chênes, et moi, épiant l'heure qu'il
était au soleil, je tétais à la gourde une
gorgée d'eau-de-vie.
Frédéric
Mistral
A ce moment, dans le grand hâle, nous
vîmes sur la route blanche s'acheminer avec sa blouse, ses gros
souliers à clous, son chapeau à larges bords, un
vieillard qui tenait une houssine à la main. Quelque chose
d'imposant et de particulier dans sa figure ouverte, rôtie par
le soleil, attira, comme il passait, notre attention vers lui et nous
lui dîmes bonjour :
- Bonjour, toute la compagnie, nous fit-il d'une voix douce, vous
faites un peu halte ?
- Eh oui! brave homme ; à vous d'en faire autant, si vous
voulez.
- Eh bien ! je ne dis pas non... Je viens de la ville de Sault,
où j'avais quelques affaires et je commençais
d'être las. Ce n'est plus, mes amis, comme quand j'avais votre
âge ! Berthe filait alors, et maintenant Marthe
dévide.
Et il s'assit en causant à côté de nous sur
l'herbe :
- Je suis bien curieux peut-être, poursuivit-il, mais par
hasard ne seriez-vous pas herboristes ?
Ah! parbleu, si nous connaissions la vertu des simples que nos pieds
foulent, nous n'aurions jamais besoin d'apothicaires ni de
médecins :
- Non, répondîmes-nous, nous venons du mont Ventoux.
- Sage qui n'y retourne pas, mais fou celui qui y retourne ! dit le
vieillard sentencieusement... Allons, je vois, je vois, vous
êtes peut-être bien des triacleurs de Venise.
- Triacleurs ? Qu'est-ce que c'est ?
- Vous n'ignorez pas, messieurs, qu'un remède souverain est ce
qu'on nomme la thériaque, qui se fait à ce qu'on dit
avec de la graisse de vipère... Et, ici, dans nos montagnes,
au Ventoux, au Ventouret, et, dans cette vallée même,
les vipères ne manquent pas. Si c'est elles que vous
cherchiez...
- Ah ! les cherche qui voudra ! nous écriâmes-nous.
- Veuillez m'excuser, reprit le bonhomme, si je vous ai
offensés, mais il n'est pas de sot métier :
Comme dit le renard
Chacun joue de son art.
Le bon Dieu, que je salue, a répandu sa lumière,
voyez-vous, un peu à tous. Pris à part, l'homme ne sait
rien ; entre tous, nous savons tout... Et, sans aller plus loin, moi,
je suis devineur d'eau.
- Ah! tonnerre de nom de nom !
- Oui, tel que vous me voyez, par la vertu de la baguette que je
tiens entre mes mains, je déniche les veines d'eau.
- Par exemple ! Et à notre tour, s'il n'y a pas
d'indiscrétion, comment faites-vous donc pour découvrir
les sources qu'il y a dans la terre ?
- Comment je fais ? De vous le dire, répondit l'hydroscope, ce
serait malaisé peut-être... C'est affaire de bonne foi.
Il m'arrive, tenez, quand le soleil est ardent, de voir fumer les
eaux, de les voir s'évaporer, à sept lieues de
distance... je les vois, oui, je les vois (mon Dieu ! je vous rends
grâces !) aspirées, colorées par l'ardeur du
soleil. Ensuite la baguette, qui tourne d'elle-même et se tord
entre mes doigts, achève le restant... Mais il faut, comme je
vous le dis, sentir cela pour le comprendre : c'est à la bonne
foi. Vous pouvez dailleurs parler de moi à Sault,
à Villes, à Verdolier, dans tous les villages qui
avoisinent : je suis dAurel, que vous voyez là, mon nom
est Fortuné Aubert. On vous montrera partout les sources que
jai mises en vue.
Nous lui dîmes en plaisantant :
- Compère Fortuné, si vous pouviez, avec la baguette,
trouver un jour la Chèvre dOr...
- Et pourquoi non ? Si Dieu voulait, je naurais pas plus de
peine à cela, voyez-vous, que dêtre assis sur ce
talus... Mais Celui de là-haut a plus de sens que nous tous.
Une fontaine deau, quand on a soif, ne vaut-elle pas mieux
quune fontaine dor ? Et ce pré ! Ne croyez-vous
pas que la moindre rosée fasse plus de bien à son herbe
que si la traversait le carrosse dun roi, chargé
dor et dargent ? Rendre service, quand on peut, à
notre frère prochain, comme il nous est recommandé, mes
amis, voilà, voilà où le bon Dieu vient en aide
! Et pour preuve, permettez que je vous conte encore ceci :
"Lan passé, la servante de notre
curé dAurel (qui vous le certifierait) me fit appeler
à la cure.
- Maître Fortuné, me dit-elle, vous me voyez en grand
souci. M. le curé, ce matin, est allé à
Carpentras, où lon juge aux assises un jeune parent
à lui, inculpé comme incendiaire. Il devait, me
layant promis, retourner de bonne heure, et la nuit
déjà descend et je ne vois venir personne : je ne sais
que mimaginer. Si au moyen de votre science vous pouviez me
rendre instruite de ce qui là-bas se passe, ah ! que vous me
feriez plaisir !
- Nous essayerons, répondis-je... Donnez-moi quelques oublies,
ce avec quoi les hosties se font.
Et alors, sur la table, je plaçai les oublies, en
représentation de Celui quon ne voit pas, lAmour
suprême, le bon Dieu.
A côté des oublies, je mis un verre de vin pur, pour
représenter la Justice.
Devant lAmour et la Justice, je mis un verre deau, qui
représentait linculpé. Et derrière
linculpé je posai un gobelet de vin troublé avec
de leau : ça représentait lavocat.
Je saisis la baguette et, à la bonne foi, humblement, je
demande à Dieu, lAmour suprême, si
laccusé était condamné.
La baguette, mes amis, ne branla pas plus que ces pierres.
Bon ! je demandai alors si on lavait acquitté. La
baguette entre mes doigts tourna joyeuse, comme en danse :
- Mademoiselle, dis-je pour lors à la servante, vous pouvez
dormir tranquille : l'inculpé est acquitté.
- Puisque nous y voilà, me fit la demoiselle, Fortuné,
informez-vous un peu sur les témoins.
Je reprends en main la baguette et je demande au vin pur ou, pour
mieux dire, à la Justice, si les témoins retournaient
et sils étaient en chemin.
La verge demeura muette.
Humblement, je demande sils étaient
poursuivis... Il me fut répondu quils
étaient poursuivis très sérieusement... Eh bien
! nest-il pas vrai que le lendemain, messieurs, le curé
dAurel vint nous confirmer tout ce que nous avions vu la veille
avec la verge ! On avait à Carpentras acquitté
linculpé et retenu les témoins."
Alphonse Daudet et
Frédéric Mistral, de 10 ans son
aîné
- Mais, allons, vous devez dire que je suis un
franc bavard. A Dieu soyez, dit le vieillard en se relevant du talus,
et prenez garde, là au frais, prenez garde de vous
morfondre.
Le devineur, avec sa baguette, gagna du côté des
collines, vers ces quartiers dAurel, de Saint-Trinit,
chantés plus tard par Félix Gras dans son grand et
frais poème qui a nom "Les Charbonniers", et nous
allâmes, nous autres, par un raidillon de chemin, prendre notre
logis à Sault, la ville des Étrangleurs de truies.
Après avoir salué, dans le château fort en ruine,
le blason et la gloire de ses anciens seigneurs, les grands barons
dAgoult (qui est Wolf en allemand et qui signifie loup) et le
nom historique de cette comtesse de Sault qui, au temps de la Ligue,
maîtrisait la Provence, nous descendîmes sur Monieux,
dont le curé figure dans le gai répertoire des contes
populaires.
Ce curé avait une vache... Et voici
quun pauvre homme, qui avait un tas denfants, vola et tua
la vache, la fit manger à ses marmots et, après la
bombance, en manière de grâces, leur fit dire la petite
prière que voici :
Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux :
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache !
Mais les enfants répètent tout. Le curé en eut
vent, et ayant questionné un des petits mangeurs, il lui dit
:
- Est-ce vrai, mignon, que votre père vous a appris pour vos
grâces une prière si jolie ? Comment est-elle ? voyons
un peu...
Et le petit répéta :
Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux :
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache !
- Oh ! la galante prière! fit le prêtre au petit. Eh
bien ! sais-tu, mignon, ce quil faut faire ? Demain, jour de
dimanche, tu viendras me trouver à la première messe ;
tu monteras en chaire avec moi, nest-ce pas, mignon ? et devant
tous, pour que tout le monde lapprenne, tu diras la
prière que ton père vous fait dire.
- Il suffit, monsieur le curé.
Et lenfant, tout de suite, va conter à son père
le propos du curé ; et le père, un fin matois, dit
alors à lenfant :
- Ah! oui, venir parler de vache en pleine chaire ! Mais tu les
ferais rire tous... Je vais ten apprendre une autre, mon fils,
daction de grâces, qui est bien plus belle encore :
Je rends grâces au bon Dieu !
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux.
Mais lui tout seul, mon père
Ne sest pas laissé faire.
Ten souviendras-tu demain ?
- Je men souviendrai, père.
Le curé, le lendemain, au prône de la messe, monte donc
à la chaire, accompagné du petit, et commence :
- Mes frères, vous lavez tous appris, on nous a
volé notre vache... Je ne veux pas vous en parler; seulement
la vérité est toujours bonne à connaître,
et toujours la vérité sort de la bouche innocente...
Allons, mignon, dis ce que tu sais.
Et le petit, alors :
Je rends grâces au bon Dieu !
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux.
Mais lui tout seul, mon père
Ne sest pas laissé faire.
Je vous laisse à penser le rire...
médaille du Prix
Nobel de littérature, que Mistral obtint en
1904
Nous prîmes à Monieux la combe de
la Nesque, petit cours deau sauvage, qui bondit, comme dit
Gras,
Entre deux falaises à pic, couvertes de halliers
Où les bergers pendent l'appât
Pour attraper les merles
et nous marchâmes là dans les rochers, à tout
hasard, pour gagner, si nous pouvions le même jour,
Vénasque. Mais qui compte sans lhôte, dit-on,
compte deux fois : le soleil se couchait que nous errions encore
parmi les précipices, au pied dun haut escarpement
quon nomme le Rocher du Cire, où plus tard nous
plaçâmes lépisode de Calendal
lorsquil dénicha les ruches dabeilles,
La Nesque, par-dessous, affreuse
Ouvrait sa ténébreuse gorge
et, la nuit nous couvrant peu à peu de son ombre, voici
quà un endroit appelé le Pas de lAscle, un
véritable labyrinthe, nous ny voyions plus devant nous,
en danger, à tout pas, de glisser et tomber, la tête la
première, par là-bas je ne sais où :
- Mes amis, dis-je alors, ce serait une sottise que de laisser nos os
ici dans quelque gouffre, avant davoir accompli notre oeuvre
félibréenne. Je serais davis de retourner.
- Hé ! en avant, fit Grivolas, nous verrons tout à
lheure "les effets de la lune" sur les roches de la Nesque.
- Si tu veux te précipiter, lui cria Aubanel, libre à
toi, mon ami Pierre ! Pour moi, je ne me sens nulle envie de me faire
dévorer par les loups.
Et là-dessus nous remontâmes, en tâtonnant de-ci
de-là, pour nous sortir des précipices,
harassés, défaillants, tout en nage. Nous vîmes
alors par bonheur, dans lobscurité, au loin, poindre une
petite lumière.
le blason de la Provence
http://membres.lycos.fr/gallian/communes/villes/provence.html
Nous y allâmes. Cétait une
masure écartée dans la montagne, quon appelait
les Bessons. Nous frappâmes. On nous ouvrit ; et de leur mieux
ces braves gens (une famille de chevriers) nous firent
lhospitalité et ils nous dirent :
"Vous avez certes bien fait de retourner sur vos pas ; lautre
année, une nuit dhiver, nous avions entendu des cris,
sans savoir ce qui arrivait... Quand le matin nous allâmes
voir, nous trouvâmes mort dans la Nesque, là-bas vers le
Pas de lAscle, un pauvre prêtre qui sétait
décroché et tout meurtri."
- Eh bien ! tu vois, nigaud, si nous tavions suivi ! fit
Aubanel à Grivolas.
- Bah ! repartit le peintre, vous êtes des soldats du
pape.
La ménagère, en même temps,
avait mis la marmite sur le feu, avec de lail, de la sauge, et
une poignée de sel, tout aspergé dhuile. Elle
nous trempa bientôt une odorante eau bouillie, si bonne
quAubanel, tout petit homme quil fût, en vida onze
assiettées, et le grand félibre garda un tel souvenir
de cette savoureuse soupe et du bon sommeil que nous fîmes
à la grange des Bessons que, dans son Livre de lAmour,
il y fait lallusion suivante :
La femme vivement avec le tranchoir Taille le beau pain
brun, va quérir de leau fraîche Avec son
broc de cuivre; ensuite sur le seuil Elle sort et appelle ses
gens qui rentrent à la maison Et la soupe est
versée ; pendant quelle simbibe
Lhôte amical vous fait boire un coup de sa piquette
Puis, chacun à son tour, aïeul, mari, femme et
enfants Tirent une assiettée et apaisent leur faim
Et vous mangez la soupe et êtes de la famille
Mais, le repas fini, déjà chacun sommeille
Lhôtesse avec une lampe va vous quérir un drap
Un beau drap de toile blonde, tout rude et tout neuf Du
corps la lassitude est un baume pour lâme Ah !
quil fait bon dormir, dans les bergeries, sur le feuillage
Dormir sans rêves, au milieu des troupeaux
Nêtre ensuite réveillé que par les grelots
Des chèvres, le matin, et aller avec les plâtres
Se coucher tout le jour et sentir le marrube
Le lendemain, ayant repris la gorge de la
Nesque, toute bourdonnante dabeilles, des abeilles en essaims
qui y humaient le miel des fleurs, nous arrivâmes enfin, et par
une chaleur qui faisait béer les lézards, au village de
Méthamis. Nous demandâmes lauberge. Mais
va-ten voir sils viennent ! Nous y trouvâmes porte
close ; lhôte et lhôtesse moissonnaient.
Nous entrâmes au café, pour voir si en payant on
voudrait nous apprêter quelque chose pour dîner :
- Cela mest défendu, nous dit le cafetier, comme de tuer
un homme !
- Et pourquoi ?
- Cest que lauberge, appartenant à la commune,
safferme sous condition que personne autre nait le droit
de donner à manger aussi.
- Il nous faut donc crever de faim ?
- Allez trouver M. le Maire... Je ne puis, moi, vous offrir autre
chose quà boire.
Nous bûmes un coup pour nous rafraîchir, et de là,
tout poussiéreux, nous allâmes chez M. le Maire de
Méthamis.
1933 - des villageois en sortie à
Fontaine-de-Vaucluse
année inconnue - des villageois
posant devant le lavoir ovale
1958 - le
Toulourenc
1958 également - St
Léger du Ventoux
St Basile
1972 - St Basile et le
Toulourenc
Le maire, un grand rustaud, moricaud et
grêlé comme une poêle à châtaignes,
croyant avoir affaire à des batteurs destrade, nous fait
brutalement, comme quelquun que lon dérange
:
- Que voulez-vous ?
- Nous voudrions, lui dis-je, que vous donniez au cafetier
lautorisation nécessaire pour nous servir à
manger, du moment, monsieur le Maire, que votre auberge est
fermée...
- Avez-vous des papiers ?
- Que diable ! nous sommes dici dAvignon : si lon
ne peut plus faire un pas ni manger une omelette dans le
département, sans avoir des papiers...
- Ça, point tant de raisons ! vous irez vous expliquer,
accompagnés de mes deux gardes, devant le commissaire de
police du canton.
- Mais peste ! vous voulez rire ? nous voilà nen pouvant
plus...
- Oh ! je vous ferai charrier sur ma charrette ; jai un bon
mulet.
Cela commençait, parbleu ! à ne plus tant nous amuser,
dautant plus, saperlotte ! que nous navions rien dans le
ventre.
- Monsieur le Maire, dit Aubanel, si vous vouliez nous conduire chez
M. le curé, je suis sûr quil nous
connaîtra.
- Allons-y, allons-y, fit le maire hargneux.
Et arrivés au presbytère, en présence du
prêtre :
- Voyez, lui dit-il, monsieur le Curé, si vous connaissez ces
individus.
Le curé de Méthamis, dans son petit salon, nous offrit
dabord des chaises, et puis tournant autour de nous et
examinant nos visages :
- Non, dit-il, monsieur le Maire, je ne connais pas ces
messieurs.
- Mais regardez-moi bien, monsieur le curé, fit Aubanel, ne
vous souvient-il pas de mavoir vu en Avignon, dans ma librairie
?
- Ah ! monsieur Aubanel ?
- Précisément.
- Monsieur Aubanel, cria le curé de Méthamis, libraire
et imprimeur de notre Saint Père le Pape ! Jacomone, Jacomone
! apporte vite les petits verres, que nous buvions une goutte de
ratafia de Gouit à la santé de lAlmanach
provençal et des félibres !
Et comme nous tournions la tête, pour voir un peu la mine du
maire de Méthamis, celui-ci, en cherchant la porte quil
ne pouvait retrouver, grommelait :
- Je ne bois pas, je ne bois pas, monsieur le Curé. Il faut
que jaille mettre au joug.
Cest bien. Quand nous sortîmes, au bout dun moment,
laubergiste sur son seuil, le cafetier devant sa porte, nous
appelaient :
- Messieurs, messieurs, vous pouvez venir... M. le Maire vient de
dire que si vous désiriez manger...
Mais dépités et dédaigneux, tels que des
apôtres qui ont été méconnus, en
resserrant nos ceintures nous secouâmes sur Méthamis la
poussière de nos souliers et nous reprîmes
clopin-clopant la descente de la Nesque.
la devise de
Frédéric Mistral
- Eh bien ! mon vaillant Pierre, disait Aubanel
à Grivolas, tu vois que les soldats du Pape sont encore bons
à quelque chose ?
- Je ne dis pas, mais à Venasque, répondait notre
artiste en se léchant la barbe, si nous tombions sur un
monceau de lapins, de poulets, de levrauts et de dindes, comme
à la fête de Montbrun, il me semble que tout à
lheure, mes amis, nous y taperions.
Hélas ! les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. A
Venasque, laubergiste, charron de son métier, nous fit
souper, lanimal, avec un épais ragoût de pommes de
terre au plat, rissolées dans de lhuile infecte, que
nous ne pûmes avaler.
Non content de cela, le pendard nous fit coucher sur une pile de bois
dyeuse, avec pour matelas quelques fourchées de paille
qui, dans la nuit, séparpillèrent, et, à
cause des bûches anguleuses et noueuses qui nous entraient dans
le dos, nous ne pûmes fermer l'oeil.
Bref, les habits fripés, les chaussures trouées, le
visage hâlé, mais allègres, mais pleins de la
saveur de la Provence, nous revînmes à travers une
croupe de montagnes pelées qui a pour nom la Barbarenque, en
passant par Vaucluse, l'abbaye de Sénanque, Gordes et le
Calavon (non sans autres aventures dont le récit serait trop
long), nous revînmes de là aux plaines
d'Avignon."
Pour en savoir plus
:
https://www.stleger.info