Sophie
Maurel passait tous ses étés en Provence, avec ses
parents ; ils étaient devenus des familiers du petit village
sous le charme duquel ils avaient succombé.
Sophie n'avait que six ans, mais elle aussi aimait bien
Saint-Léger, petit village, à peine plus grand qu'un
hameau, mais très vivant, situé à flanc de
coteau, sur un léger plateau.
Ses maisons se blottissaient autour de sa petite place
ombragée où coulait la fontaine. Les platanes avaient
été taillés pour que leurs branches servent de
parasol aux bancs où s'asseyaient les vieux du village, le
soir à la fraîche.
L'église, sur une légère butte, dominait la
place, et la mairie, flanquée de part et d'autre de
l'école de garçons et de filles, faisait le penchant ;
mais depuis longtemps déjà, il n'y avait plus d'enfants
pour en essuyer les bancs.
Pays de Sault -
Destination Mont Ventoux
http://www.saultenprovence.com/
La rue principale,
escortée de quelques maisons bien entretenues, traversait la
place ; l'été, la plupart des commerces locaux
ouvraient : boulangerie-épicerie, bistrot-tabac, avec
possibilité de prendre son repas, et même un bureau de
poste temporaire ; rien ne manquait, pas même un petit
marché, les vendredis matin sur la place du village où
les paysans des environs venaient vendre leurs produits.
Dès l'automne, le village reprenait ses quartiers d'hiver, les
commerces n'ouvrant qu'une partie de la journée, sauf le
bistrot bien entendu.
La famille Maurel avait des
cousins dans la région, éloignés certes, mais
à qui ils rendaient visite une fois par an, en
été. Ils avaient ainsi l'impression de mieux faire
partie de cette région qu'ils aimaient si bien ; au point que,
cinq ans plus tôt, ils avaient acheté une ferme juste
à l'entrée du village, disons plutôt une
dépendance de ferme que M. Maurel restaurait au fil des
vacances avec l'aide de Sylvie, sa femme.
St Léger du
Ventoux, plus petit village du Vaucluse, à la limite de la
Drôme Provençale
http://www.vaucluse-visites-virtuelles.com/glvirtualbluepopouts/st-leger.html
Ici à
Saint-Léger, chacun se connaissait ; les vacanciers
étaient rares et la famille Maurel avait été
adoptée et savait se faire apprécier. D'ailleurs,
Sylvie n'hésitait pas à laisser sa fille se rendre
seule au village ; tous les commerçants la connaissaient bien
: c'était un peu l'enfant du pays ; elle était
née à Forcalquier, petite ville voisine.
Sophie rapportait parfois le
pain ou les oeufs et les commerçants lui donnaient volontiers
un bonbon, du chocolat ; un inconnu aurait été fort
étonné certains après-midi de voir cette petite
fille attablée à la terrasse du bistrot en train de
siroter une grenadine ou de déguster une glace, mais
Saint-Léger n'était pas sur la route des vacances, il
fallait connaître.
Sophie aimait aussi
écouter les vieux raconter leurs histoires : elIe les trouvait
passionnantes.
Elle était presque tombée amoureuse de son
pépé, comme elle disait. Elle l'avait rencontré
par hasard, une fin d'après-midi, en rentrant chez elle, une
glace à la main, devant le banc où la père
François était assis.
Le
père François, tout le monde le connaissait !
C'était l'ancêtre du village, un poilu de 14, le seul
qui soit revenu et qui était encore vivant !
La moustache blanche devait être d'époque, toujours
taillée impeccable, retroussée sur les bords ; son
chapeau ne le quittait que la nuit. La journée, il
restait rivé sur ses cheveux blancs qu'il cachait en partie ;
son visage ressemblait à du parchemin ridé.
Il était toujours habillé de noir, sauf sa chemise,
blanche, un gilet, une veste, un pantalon à rayures et de gros
brodequins à oeillets et lacets.
Il restait là, assis, dès seize heures, les deux mains
sur la canne qu'il avait travaillée lui-même, et de
temps à autre, il somnolait et appuyait son menton sur ses
mains boursouflées pour s'assoupir un peu.
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(...)
Dans cet espace resserré, que traverse un vent
coulis, s'est formée une entité,
balisée par les villages de Saint Léger,
Brantes et Savoillans.
Dans ce terroir s'élève l'énigmatique
montagne de Geine.
Depuis treize ans, je les explore et les dessine.
http://pagesperso.laposte.net/jlm/ventoux.htm
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Ce jour-là, Sophie
l'avait réveillé presque en sursaut : elle avait
trébuché devant lui et sa boule de glace était
tombée avec un floc qui lui parut insignifiant, mais le "Oh !
Mince !" qu'elle lâcha réveilla le père
François :
- Eh bêe ! Eh bêe ! Petite ! Tu me réveilles en me
disant merde, dis ?
- Mais, j'ai pas dis merde ! et puis j'ai pas fait exprès !
C'est ma glace !
Le père François
regarda la crème blanchâtre qui fondait à ses
pieds, releva la tête et vit la mine désolée de
Sophie :
- Allez, vaï, petite, tiens, va t'en acheter une autre et tu
viendras me dire merci et non plus m... ! pas vrai ?
Sophie prit les cinq francs
avec un sourire radieux, courut racheter une glace et revint
s'asseoir à ses côtés :
- Merci, mons...
Elle n'acheva pas, sembla réfléchir et ajouta :
- Comment tu t'appelles ?
- François.
- François ?
- Eh oui ! On dirait que ça t'étonne.
- Mais c'est un nom de garçon, ça !
Sophie trouvait impensable que
quelqu'un qui était aussi vieux puisse avoir le même
prénom que des garçons de son école :
- Mais tu sais, même si je suis vieux, j'ai été
un garçon aussi ; maintenant, on m'appelle plutôt le
Père François, mais c'est bien sympathique !
- Je peux t'appeler Pépé, moi ?
- Pépé ? Tu en as un de Pépé ?
- Non, je ne sais pas.
- Alors, appelle-moi Pépé. Et toi, comment tu
t'appelles ?
- Sophie.
- Ah ! Sophie ! C'est joli, tu sais ; j'aime bien. Tiens,
approche-toi ! Je vais te dire un secret.
- Un secret ? Un vrai de vrai ?
- Bien sûr, té !
- Dis vite !
- Quand j'étais plus jeune, j'avais une amie qui s'appelait
Sophie. Elle était jolie, jolie, té, comme toi, mais
plus grande.
- C'était ta copine ?
- Ma copine, oh ! oui, je l'aimais ; puis la guerre est
arrivée, je suis parti et je ne l'ai plus revue.
- Tu étais obligé de partir ?
- Eh oui ! petite. Tu sais, la guerre, c'est terrible.
- Tu as de la peine ?
- Oh ! non, plus maintenant ; tu sais, avec l'âge, on
oublie.
- Moi aussi, je veux te dire un secret, dit Sophie, rien que pour toi
!
- Un secret ? Pour moi ?
- Je fais des rêves, plein de rêves, Pépé
!
- Mais, petite, tout le monde fait des rêves !
- Toi aussi, Pépé, tu en fais ?
- Oh, péchaïré ! Tu sais, je suis vieux, je ne
rêve plus ; il me reste des souvenirs ; mais pourquoi c'est un
secret ?
- Attends, je vais te raconter et tu vas comprendre.
Et Sophie raconta.
St Léger du
Ventoux - Dans les gorges du Toulourenc
http://pagesperso.laposte.net/jlm/ventoux.htm
Elle avait rêvé
dernièrement que Buck, le chien du voisin, se faisait
écraser par une voiture. Le lendemain, Buck avait
été projeté contre un mur par un fou du volant
qui devait se croire perdu sur cette route du bout du monde. Le chien
n'était pas mort, mais une belle entaille lui ornait la fesse
droite.
Le père François
la regarda avec attention ; il ne pensa pas un instant qu'elle
pouvait mentir : comment aurait-elle pu inventer une telle histoire ?
Elle la racontait avec une telle candeur, une telle innocence, comme
un rêve banal, mais il était tout retourné :
cette petite semblait avoir fait un rêve prémonitoire,
il avait du mal à le croire :
- Eh bée, petite, tu en as un secret ! et tu n'en as jamais
parlé ?
- Oh ! si à ma mère, une fois ; mais quand je commence
à lui raconter, elle me dit toujours "C'est bien, ma
chérie, tu fais des rêves merveilleux." alors que j'ai
à peine commencé et hop, elle est déjà
ailleurs !
- Moi, j' aime bien tes secrets, petite ; tu reviendras encore m'en
raconter ?
- Vrai, je peux venir, Pépé ? Ce sera notre secret
à nous, pas vrai, Pépé ? Demain ?
- Viens demain, viens. Tu sais, moi j'attends, j'ai tout mon
temps, tu me raconteras.
Sophie était repartie.
la vallée
du Toulourenc vue des ruines de Brantes
http://pagesperso.laposte.net/jlm/ventoux.htm
Un autre jour, elle avait
rêvé d'un orage qui dévastait tout sur son
passage, mais le ciel était resté
désespérément bleu.
Le pépé lui avait dit :
- Tu t'es peut-être trompée de jour, petite. Tu sais,
j'en ai vu ici des orages ! Bou Diou ! A faire peur aux collines
d'Esclagnon là-derrière !
Et d'un large geste de la main, il avait désigné la
colline où s'adossait le village.
- Dis Pépé, comment ça fait les collines qui ont
peur ?
- Oh là là ! C'est comme si elles tremblaient dans leur
ventre. Les branches des arbres se brisent, les feuilles se
déchirent et le ciel pleure si fort que ses larmes forment des
torrents de boue qui emportent tout
- C'est beau ce que tu racontes, Pépé, comme les
poésies que j'apprends à l'école ; et ben, tu
sais, c'est comme ça que je l'ai vu, mon orage dans le
rêve.
- Sûrement, petite, sûrement
L'été, cette
année-là, semblait fourmiller des secrets que Sophie et
le pépé se racontaient ; il semblait vouloir
s'éterniser.
Pourtant
Bientôt, Sophie repartirait, la vie reprendrait ses habitudes,
l'hiver viendrait. Le père François oublierait la
petite Sophie jusqu'au prochain été, il oublierait sans
doute aussi ses prémonitions.
Pourtant,
ce matin-la, quelques jours avant son départ, Sophie
paraissait en effervescence, elle marmonnait entre ses dents :
- Mais qu'est-ce que tu as ce matin ? demanda sa mère.
- Rien, rien, je parle en moi...
- Tu parles en toi ?
Mais Mme Maurel avait
posé la question par routine, elle n'en attendait pas de
réponse et quittait déjà la pièce. De
toute façon, Sophie n'aurait pas dit son secret ; ce matin,
elle se souvenait parfaitement de son rêve, il fallait qu'elle
voit son Pépé, qu'elle le lui raconte ! La
journée lui parut longue, longue ; Sophie trépignait
:
- Mais qu'est-ce que tu as, ma poupée ? Tu ne tiens pas en
place ! Tu veux aller faire un tour au village ?
- Non, il fait encore trop chaud.
Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'il n'était que quinze
heures et que le Pépé ne serait pas encore
là.
Finalement, à quinze
heure trente, elle n'y tint plus :
- Maman, je peux aller au village ?
- Mais oui, mais oui, je te l'ai déjà dit, va et ne
rentre pas trop tard !
Elle arriva rapidement sur la
place : pas de Pépé ! Pourtant, les habitués
étaient là.
Elle s'avança, semblant chercher :
- Il est pas là, le Pépé ?
- Qui ?
- Le Pépé ! Le père François !
- Ah ! le père François !
Les deux hommes qui
étaient presque aussi âgés que lui se
regardèrent :
- Eh non, pitchounette, mais si tu veux le voir, va à la
maison à côté de la boulangerie, c'est la
sienne.
Elle partit sans attendre,
traversa la place en courant et arriva devant la porte. Il y avait du
monde à l'entrée.
Elle s'approcha, essaya de se faufiler ; Mme Borel la
boulangère l'arrêta :
- Mais qu'est-ce que tu fais là, ma petite Sophie ? Qu'est-ce
que tu veux ?
- Je veux voir le Pépé ! Le père François
!
- Le père François ?
- Oui, mon Pépé, c'est important.
- Oh là là ! Ma pauvre petite, c'est bien triste, le
Pépé comme tu dis, tu l'aimais bien, pas vrai?
- Oui, et on avait un secret tous les deux !
- Pauvre Sophie va, le Pépé, il est mort cette nuit, tu
sais !
- Je le sais, madame, je le sais ; c'est à cause de notre
secret que je voulais le voir, mais maintenant c'est trop tard
!
Pendant que Mme Borel
continuait à dire "pauvre petite, pauvre petite", Sophie s'en
retourna, murmurant en elle-même :
- Je veux plus rêver ! Je veux plus rêver !
Source
: le site de Bruno http://bbottero.free.fr/
aint
Léger du Ventoux et ses trente habitants
u
pied du Ventoux regardent passer le temps...
merci,
runo!
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