|
Jeanne
Héon-Canonne
Résistante
saint-légeoise
|
Dans
les années 1900, Louis Héon était un photographe
très connu à Cholet. Son studio était
situé au premier étage, sur la place en bas de l'avenue
Gambetta, actuelle place Alexis Guérineau. Auteur de nombreux
portraits de famille et de quelques cartes postales, ses sujets
préférés étaient les églises et
les chapelles. De nombreux Choletais ont eu la photo de leur enfant
sur une peau de mouton (photo d'époque !) signée Louis
Héon.
deux
demoiselles sourient au photographe
deux
officiers du 77e Régiment d'Infanterie de Cholet posent avec
leur sabre
A Saint Léger sous
Cholet, dans les années 1910, il entreprit la construction
d'une maison pour ses parents, maison que l'on peut voir encore
actuellement près de la gare du Petit Anjou. C'est par la
suite qu'il est venu l'habiter avec toute sa famille.
la
maison agrandie - l'accès se faisait par l'actuel Passage de
la Gare
la
maison agrandie - l'accès se faisait par l'actuel Passage de
la Gare
aquarelle
de Sophie Héon (2014)
Des personnes
âgées de Saint Léger ont connu cette nombreuse
famille et ses sentiments religieux, ce qui pourrait expliquer la
petite niche abritant une statuette de saint Christophe au pignon de
leur maison.
Le saint Christophe, patron des voyageurs : quelque rapport avec la
gare du Petit Anjou toute proche ?
Jeanne, notre
héroïne et Résistante, est née en 1906.
Après sa scolarité à Saint Léger, c'est
à Angers qu'elle poursuivit ses études pour devenir
médecin. Elle y rencontra Michel Canonne, lui aussi
étudiant en médecine, qui deviendra son mari en 1934.
Les années suivantes, ils ouvrent un cabinet médical
dans le quartier de la gare d'Angers, et Michel devient
médecin des cheminots.
tout
à fait à gauche, Michel Canonne et Jeanne
Héon-Canonne
Pendant la guerre, tout en
exerçant leur activité médicale, ils entrent en
résistance contre l'occupant. Avec les cheminots de
"Résistance Fer", ils contrecarrent la logistique, de
l'ennemi, de déportation par le rail. Ils organisent des
filières d'évasion et, comme médecins, ils
empêchent les départs de jeunes gens vers le travail
obligatoire en Allemagne (STO) en réalisant de faux
certificats.
A la suite d'une
dénonciation, ils sont arrêtés tous les deux
à leur domicile le 20 juin 1944, puis emprisonnés au
Pré-Pigeon. Après un mois d'interrogatoires et de
tortures, Michel quitte Angers pour la déportation dans la
nuit du 20 au 21 juillet 1944. Quant à Jeanne, ayant subi
elle-même la torture et les privations, elle quitte Angers le 6
août par le dernier convoi de déportés, alors que
les armées américaines sont aux portes de la
ville.
Après de nombreuses
péripéties, Jeanne parviendra à s'évader
lors d'un arrêt du train en gare de La Ville-aux-Dames,
près de Tours. Par la suite, Jeanne relatera cette
période dans un récit émouvant,
présenté sous forme de journal. Elle y décrit
son calvaire depuis son arrestation, son évasion et son retour
vers Angers. Plus de 100 km parcourus le plus souvent à pied,
sans manger, à travers les troupes ennemies en déroute,
jusqu'au moment où elle retrouve enfin ses trois enfants
Danielle, François et Annette, sains et saufs.
Elle retrouvera sa maison
vide et dévastée, et recommencera tout de suite
à travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Elle
reste sans nouvelles de son mari, Michel, qui ne sera
libéré qu'en mai 1945. Cinq semaines après son
retour, il décèdera le 5 juin 1945 des suites de sa
déportation à Buchenwald.
Une première
édition de son récit est parue en 1951 sous le titre
"Devant la mort", avec une préface d'Albert Camus.
Ensuite, plusieurs rééditions paraîtront sous le
titre "Les homme blessés à mort crient" en 1953,
1966 et 2014, toujours en vente en librairie.
On ne peut rester
insensible à la lecture de ce récit, poignant et
émouvant, témoignage d'une volonté et d'un
courage exceptionnels.
Jeanne sera
décorée de la Médaille de la Résistance
et de la Croix de guerre, Michel décoré à titre
posthume de la Légion d'Honneur, la Croix de Guerre et la
Médaille de la Résistance. C'est son fils
François, âgé de 7 ans, qui recevra ses
médailles. A Angers, une rue située près de la
gare porte leurs noms.
à
Angers, la Rue des Docteurs Michel et Jeanne
Canonne
La commune de Saint
Léger, en donnant le nom de "Jeanne
Héon-Canonne" à un square proche de sa maison,
honore sa mémoire et rend hommage à une authentique
résistante.
à
Saint Léger, l'ancienne maison de Jeanne Héon, de nos
jours
vue du Passage de la Gare, côté Allée des
Bois
vue de
la route de Cholet
vue du
Passage de la Gare
Yves Meignan et
Daniel Guyon - janvier 2016
Lettre
d'Albert Camus à Mme Jeanne
Héon-Canonne
préface
du livre du Dr Jeanne Héon-Canonne
"Devant la mort" - H. Siraudeau, Angers -
1951
Paris,
juin 1951
Madame,
J'ai lu
avec beaucoup d'émotion votre récit.
Je n'ai pas besoin de vous dire que la
vérité, quand elle a malheureusement
ce visage-là, ne peut s'aborder ni se
quitter sans la plus sincère des
compassions. Si je me refuse à écrire
la préface que vous me demandez, ce n'est
pas seulement parce que, dans le principe, je
n'écris pas de préfaces. C'est qu'en
vérité il y a une sorte de malheur
dont il est déjà difficile de bien
parler quand on l'a soi-même
éprouvé, mais qui devient
inexprimable pour qui ne l'a pas
partagé.
J'aurais
cependant voulu répondre à ce que
vous m'avez confié en me disant qu'il vous
arrivait de douter, en face du monde où nous
vivons, qu'un tel sacrifice fût
justifié. Ce doute, après tout,
accompagne tous les sacrifices qui, sans lui,
resteraient d'aveugles immolations. Les êtres
qui savent le prix de la vie, et ceux-là
seuls, ont droit, par naissance, à la
noblesse d'une mort risquée ou
acceptée dans la lucidité. Il me
semble bien que l'être, dont vous racontez la
fin, étaient de ceux-là. Et si, un
jour, comme vous le craignez, ses fils crient
qu'ils eussent préféré un
père vivant à un héros mort,
dites-leur seulement que lui aussi eût
préféré vivre pour eux, et
pour lui-même, et qu'il faut à un
homme, pour accepter la douleur du corps et
l'agonie, de bien terribles raisons. Ces raisons
précisément tiennent en partie
à l'amour des siens. On peut bien risquer de
ne plus jouir soi-même de cet amour s'il
s'agit d'épargner à ceux qu'on aime
la dégradation définitive qui se
trouve dans la servitude. Et puis, il faut dire,
parce que cela est vrai, qu'on ne saurait aimer
vraiment les autres si l'on ne s'estime pas
d'abord. Non au plus haut, mais au juste prix. Et
quel est le prix de l'homme qui bouche ses oreilles
aux cris de la victime et qui, devant le regard
insoutenable de l'injustice, consent à
baisser le front ?
Bien
entendu, il y a dans tout sacrifice du hasard. Le
choix qu'on fait d'une action ne suppose pas
toujours une vue claire des conséquences de
cette action. Pourtant, la différence est
déjà grande entre ceux qui
choisissent de risquer et ceux qui choisissent de
se taire. Et parmi ceux qui risquent, entre ceux
qui le font jusqu'au bout et d'autres qui renoncent
; et parmi ceux qui vont jusqu'à la
consommation, entre les uns qui n'ont aucun motif
de vivre et les autres qui, face aux plus hautes
raisons de durer, entretiennent jusqu'à la
fin la conscience déchirée du bonheur
auquel ils renoncent et du devoir qui va les tuer.
Ceux-là, et eux seuls, ont su racheter, jour
après jour, l'immense déshonneur
où nous survivons.
J'ai cru
comprendre aussi que les ricanements qui entourent
aujourd'hui tout ce qui touche à ce qu'on a
appelé la Résistance vous paraissent
autant de dérisions accumulées sur le
souvenir de celui qui vous a quittée. Vous
êtes de ceux qui n'ont jamais songé
à tirer gloire ni bénéfice de
leurs actes pendant l'Occupation et, pour une
certaine classe d'hommes, cela va de soi. Mais que
certains puissent en venir à vous faire
douter de ces actes mêmes, c'est ce que je ne
laisserai jamais dire. Je sais ce qu'il faut penser
de ces écrivains et de ces hommes politiques
qui nous insultent aujourd'hui avec
intrépidité pour se donner à
bon compte les airs de l'esprit libre et pour
compenser un peu ce temps où ils
piétinaient les victimes et philosophaient
avec les bourreaux. Entre des hommes qui ont
chanté et exploité, durant des
années, la victoire emportée par
d'autres sur leur propre pays, et ceux qui, comme
vous, n'ont même pas pu supporter les
privilèges d'une victoire payée par
des sacrifices interminables, le choix n'est pas
difficile et il n'est pas besoin de dire qui
relève de la fidélité, qui du
mépris.
Vous vous
taisez, il est vrai, et ils parlent, remplissant
les journaux et les salons de leurs intarissables
justifications. Mais quoi de plus naturel, si on
réfléchit ? Leur grand secret, que je
puis vous dire, est qu'ils n'ont pas bonne
conscience. Et comme il faut, pour recevoir de
soi-même l'aveu de ses propres fautes, un
caractère qui disparaît aujourd'hui,
ils haïssent tout ce qui, de près ou de
loin, vient leur rappeler que, dans une occasion au
moins, le courage et la vérité n'ont
pas été de leur côté.
C'est ainsi qu'à chaque fois que vous
rencontrerez de l'impatience, de la lassitude, ou
le simple oubli devant cette tragédie que
vous ne pouvez oublier puisqu'elle a
été écrite dans votre chair,
vous saurez qu'un hommage bien plus profond que
toutes les pauvretés officielles vient
d'être rendu à celui dont vous avez
voulu raconter, une fois au moins,
l'histoire.
Voilà
ce que je souhaitais vous écrire et que vous
pouvez ajouter si vous voulez à votre livre
pour qu'il ne soit pas dit, ni par les
vôtres, plus tard, ni aujourd'hui par nos
pharisiens, qu'un de nos frères est mort,
auprès de nous, vainement, et pour
être oublié à jamais de ceux
qui ont survécu.
Croyez,
Madame, à mes sentiments
respectueux.
Albert
Camus
|
|
Quelques
passages du début du livre de Jeanne
Héon-Canonne
|
Je
suis appelée vers 2h30 dans le bureau de mon
mari. Je ne sais pourquoi, je descends
inquiète (...) Dès la porte de son
bureau, j'aperçois Michel, pâle, les
mains au dos, assis devant la cheminée.
Derrière lui un homme blond, revolver au
poing. Près de la porte un deuxième
individu, brun, qui se précipite sur moi, me
saisit les mains, me met les menottes. Michel voit
ma stupeur :
- Ne t'effraie pas. C'est la police allemande qui
vient nous arrêter. Reste
calme.
Je saurai
plus tard que ces étrangers s'étaient
présentés à la consultation.
Le premier, se plaignant d'un violent mal de gorge,
profita du moment où mon mari posait
l'abaisse-langue pour lui prendre les poignets et
les enchaîner :
- Police allemande ! (...)
Les
représentants de la Gestapo donnent l'ordre
aux malades d'évacuer la salle d'attente,
puis nous font descendre dans la cour où ils
ont amené notre voiture : la maison est
déjà assiégée. Ils nous
font monter : Michel derrière, avec I'un
d'eux armé, le blond à type germain,
moi, devant, avec l'autre qui est Espagnol et qui
s'appelle Hermandez (j'apprendrai son nom beaucoup
plus tard). La lumière m'éblouit. Il
fait un temps radieux. Nous passons devant la
"Pharmacie moderne". Le pharmacien, Lebeau,
nous aperçoit et comprend... Ses
préparateurs et lui nous font un signe
d'amitié. Nous traversons la ville tenus en
respect par l'individu qui est sur le siège
arrière. Arrivés à la prison
du Pré-Pigeon où sans doute ils ne
sont pas connus, les valets de la Gestapo
déclinent leur identité et montrent
leurs papiers. L'officier allemand de service nous
fait inscrire noms et prénoms sur un
registre, puis, sans nous adresser la parole, nous
retire sacs, portefeuilles et montres. Un soldat
reçoit I'ordre de nous conduire dans
l'enceinte. Nous le suivons. Michel est calme. Il
me prend la main :
- Regarde, dit-il, ce qui est écrit sur les
murs : "Toi qui entres ici, ne perds pas toute
espérance."
Il se
penche vers moi, m'embrasse longuement et ajoute
:
- Reste calme. Aie confiance... Nous demeurons
ensemble. Pense aux enfants, au petit
Dominique.
Je suis
enceinte de trois mois...
Sa main serre la mienne. On nous sépare
brutalement.
Il peut
être quatre heures. Je suis enfermée
dans une cellule destinée aux
condamnés à mort : c'est du moins ce
que m'apprendront les inscriptions sur les murs,
et, rapidement, la conversation de mes proches
voisins. C'est une pièce du
rez-de-chaussée de l'aile centrale, à
droite en entrant. La cellule est tellement obscure
qu'en plein midi je ne peux deviner la porte. Un
froid humide me tombe sur les épaules. Au
bout d'un certain temps, mes yeux se font à
l'obscurité : je distingue la fenêtre,
le sol est en terre battue. Pas de châlits,
pas de paillasse, pas de couverture, seule une
chaîne énorme rivée au mur.
J'entends aller et venir les rats.
Je
commence à réaliser ce qui m'est
arrivé : une seule idée me fait
atrocement souffrir : mes enfants... Ils vont
être si malheureux !
Un long
temps, puis un soldat tire les verrous. Il
m'ordonne de le suivre au second étage,
cellule 59. Une Fraulein, Fr. Renoir, 30 ans,
blonde bien en chair, m'attend dans la pièce
contiguë. Elle me fouille comme seule peut
fouiller une femme débordante d'imagination
et qui attend son salaire de ce qu'elle
découvrira : elle sera déçue
car je ne porte aucune pièce compromettante.
Avec dépit elle m'arrache ma chaîne,
ma médaille, mon crayon, mon stylo ; petits
objets sans valeur mais qu'il faut avoir vu passer
brusquement dans des mains sales pour en mesurer
tout le prix... Elle s'acharne sur mon alliance et
ma bague de fiançailles qu'elle ne peut
enlever car j'ai intentionnellement fait gonfler
mon doigt. Rageuse, elle abandonne la partie,
jurant d'avoir cet anneau le lendemain,
dût-elle me couper le doigt. Le soldat a
assisté indifférent à cette
scène extrêmement banale pour lui. De
sa botte, il me pousse au 59 et referme la porte en
maugréant.
La
solitude et l'angoisse de cette première
nuit sont atroces.
|
|
Au
petit jour, je m'aperçois que la cellule est
occupée : le rai de lumière qui
filtre des barreaux a éveillé l'autre
détenue mieux que n'a pu le faire mon
entrée dans la nuit. Elle m'apprend qu'elle
s'appelle Simone Berry, qu'elle est de Cheffes,
condamnée pour avoir fabriqué de
fausses cartes d'identité aux
réfractaires. Elle croupit là depuis
plusieurs mois. C'est une brave fille ; dès
qu'elle me sait à jeun, elle me prie de
prendre un bout de sa miche. Elle se plaint
d'être à la limite de ses forces et ne
comprend plus qu'avec peine ce qui se passe (...)
Trois jours après, elle sera
déportée avec toute sa famille et
mourra à Ravensbrück.
Ma
seconde cellule est claire ; elle possède
une paillasse, une table et un tabouret les
deux fixés au mur une cuvette, un
broc, une gamelle mais pas de cuiller... Je devrai
boire ma soupe : ce n'est pas grave.
9 heures
- Bombardement sur Angers. D'après les
habitués, c'est sur la gare. Le secteur
n'était déjà plus que ruines
au 2 mai. Dans quel état doit-il être
aujourd'hui ? C'est mon quartier, j'y ai
passé ma vie d'étudiante, si dure
matériellement, mais si pleine de joies !
Là, j'ai réalisé ma vocation
de médecin, j'ai connu mon mari (...) Dans
ses jardins, Michel m'a dit : "Voulez-vous suivre
avec moi le chemin du bonheur ?" Et maintenant,
où en suis-je ? Notre maison est
menacée comme notre bonheur lui-même
et je songe à ces belles années
pendant lesquelles nous avons été
ensemble, si simplement heureux. Nous avions trois
beaux enfants, une profession que nous aimions et
dans laquelle on nous aimait. La guerre est venue
et surtout l'Occupation. En 40, aidés d'une
religieuse, nous avons organisé des
évasions avec toutes nos ressources, avec
tout notre cur. Puis en 41, Michel
était devenu médecin phtisiologue du
S.T.O. [Service du Travail Obligatoire]
pour qu'un minimum d'ouvriers seulement partent
pour l'Allemagne. Lorsqu'il fut
révoqué, au début de 43, nous
avons donné notre adhésion et notre
vie à la Résistance
à la
France. Et ç'avait été
à la gare la plus passionnante des
aventures. Les cheminots avaient grande confiance
en nous. Nous travaillions avec eux aux sabotages,
aux transports d'armes, aux échanges de
renseignements. Nous avons connu avec eux les jours
d'angoisse, les hécatombes, mais aussi la
joie d'une activité qui atteint son but.
Aujourd'hui, beaucoup de camarades sont ici,
occupant les cellules du Pré-Pigeon
attenantes aux nôtres.
|
|
Un
jour d'entretien avec Berry m'a appris ce que je
dois savoir pour vivre cette nouvelle vie et m'a
forcée à conclure qu'il faut
réagir. Avant tout me méfier -
on fera tout pour connaître mon passé
- me méfier de cet il derrière
le judas qui permet à toute heure du jour de
surveiller le détenu (je n'y pense jamais),
me méfier du prisonnier qui sert la soupe,
(...) des portes, des murs qui ont des oreilles, me
méfier du voisin lui-même qui me
vendra, le cas échéant, pour une
écuelle de soupe ! Je me sens traquée
! Il faut accepter.
Ensuite
et surtout, il faut ingurgiter la nourriture
infecte et insuffisante (...) Voici 48 heures que
je n'ai rien gardé de ce que j'ai
absorbé. Je suis dans un état
physique voisin de la prostration ; enceinte, je
m'accommode mal, en outre, d'un sommeil
perpétuellement troublé par
l'irruption des gardiens. Depuis deux jours, le
menu a été invariable :
Une louche de jus noir à sept heures
Une louche de jus de choux-fleurs non salés
à onze heures
Une louche de jus noir à trois heures
Une louche de jus de choux à six
heures.
A trois
heures nous sont octroyés 300 grammes d'un
pain infect qui moisit d'un jour à l'autre.
Je suis effrayée de la rapidité avec
laquelle je maigris. Je songe à mon pauvre
Pitchoun et à la faim dont il doit souffrir.
Je connais son appétit. Il pense bien
sûr aux petites tartines qu'avec tant de soin
je lui beurrais à chaque
repas.
|
|
Ce
matin, au signal du réveil, j'avais
très envie de dormir. Toute la nuit, il m'a
été impossible de perdre connaissance
car j'habite à côté de la salle
des interrogatoires. J'ai dû faire un effort
très pénible pour me remettre debout.
Je garderai longtemps la vision des barreaux
coupant la vue au petit jour. A cette heure, les
premières lueurs du soleil se
détachent à droite de la lucarne et
m'annoncent que le gardien va venir.
Je me
lève, remue ma paillasse, plie ma
couverture. Un homme passe, tire un verrou, et
chaque jour met son oeil sur le judas : ce
gestapiste est une brute qui ne perdra jamais une
occasion de me rosser. Quelques instants
après, un prisonnier allemand de droit
commun, toujours accompagné d'un
sous-officier, ouvre la porte. Je présente
ma gamelle à l'entrée et
reçois cet infect bouillon de frêne
dont l'odeur seule me donne des nausées
je n'essaie plus de l'absorber, j'ai
décidé que cette lavasse me servirait
d'eau chaude pour ma toilette. Après avoir
mangé quelques bouchées de pain
doucement, pour que le plaisir dure plus longtemps,
je fais avec grand soin mon ménage et ma
toilette. C'est l'heure où les
prisonnières françaises de droit
commun se promènent dans les cours. La fin
d'une messe tinte à l'église proche :
je dis ma prière. Puis je prépare
minutieusement mon plan de défense pour le
jour où j'aurai à comparaître
devant la Gestapo.
Au bout
d'une heure, j'ai mal au crâne, je n'en puis
plus d'angoisse et d'incertitude ; j'essaie de
m'évader en récitant des vers
susceptibles d'augmenter mon tonus ou des
prières pouvant élever mon âme
(...)
|
|
11
heures Inopinément, ma porte s'ouvre.
Mon sang se retire de mes veines, je me mets au
garde-à-vous, debout, face à la
porte, au pied de ma paillasse. Ainsi le veut le
règlement. Un civil a fait irruption, il me
prie de le suivre. Il est brun, maussade,
peut-être a-t-il 30 ans. Automatiquement
j'emboîte le pas derrière lui. Nous
traversons la galerie du second. Il m'introduit
dans une salle où la comédie va
commencer. Je n'ai plus de réflexes, je n'ai
plus de salive. La salle de torture, avec laquelle
je voudrais me familiariser, est là qui
communique par une large baie avec la salle dans
laquelle je suis interrogée.
J'aperçois, en vrac sur la table, et l'on
veut que nous les apercevions, les gourdins, les
nerfs de buf, les presses thoraciques, les
lampes à réflecteur... Un pauvre
homme est devant une de ces lampes, les cheveux
ébouriffés, l'expression hagarde ; il
hurle des mots sans suite qui ont trait à
une histoire de pont et de dynamite. C'est un
Nantais. Une femme nue couchée sur le
ventre, les jambes violacées, gémit
pendant que le juge d'instruction vocifère.
Les soldats frappent, cognent. Elle perd
connaissance. Jusqu'à quand frapperont-ils ?
L'agent
de la Gestapo s'assied devant moi, prend un
dossier, le mien. Pourquoi ce dossier est-il
déjà si gros ? Il décline mon
identité et les faits essentiels de ma vie
jusqu'à l'arrivée des Allemands. Je
n'ai rien à dire, tous les renseignements
sont exacts. Puis l'Allemand parle sur un ton
mielleux qui sonne faux ; il me propose une
cigarette : je refuse. Il en arrive au fait :
- Votre mari est un grand ennemi de l'Allemagne. Il
lui est reproché d'avoir fait évader
les officiers des hôpitaux d'Angers en 41 ;
d'avoir fabriqué des milliers de faux
certificats pour empêcher les requis de
partir en Allemagne.
Et il ajoute en levant les yeux :
- Votre mari en faisait même à ceux
qui n'en demandaient pas.
Si je
n'étais devant vous, Monsieur de la Gestapo,
je dirais : surtout à ceux qui n'en
demandaient pas... Vraiment vous manquez de
finesse.
Il
continue :
- D'avoir travaillé avec la
Résistance-Fer et d'être directement
responsable des attentats commis contre la
sécurité de l'Allemagne. Vous
êtes au courant de tous ces faits-là,
sans doute ? Vous connaissez vraisemblablement ceux
qui travaillent avec votre mari à la
S.N.C.F. ?
Votre mari a transféré le cabinet
médical de la gare à votre domicile,
ce n'est pas sans raisons, et vous devez bien
savoir où se trouvent certains plans qu'il
nous faut et dont votre mari s'est emparé.
Un cheminot l'a dit.
J'affirme
ne rien savoir ; j'affirme qu'il peut fouiller la
maison ; je certifie qu'il ne trouvera rien. Alors
il change de ton. Il m'assure qu'il a le moyen de
faire céder les plus mauvaises têtes,
qu'il y a les cachots et qu'il m'y laissera sans
nourriture jusqu'à ce que je veuille parler.
Si cela ne suffit pas, il me promet toute la gamme
des tortures :
- Je viens à bout des plus forts,
affirme-t-il, et si rien ne vous décide
à parler, nous verrons si vous aimez vos
enfants. Ils seront amenés ici et
martyrisés.
Je
sursaute, saisie de frayeur. Il continue et me
décrit complaisamment leur massacre. Je suis
terrifiée. Il me pousse hors de la
pièce jusqu'à ma
cellule.
Je passe
la soirée dans un état
d'hébétude. Je souffre atrocement et
de partout... et j'ai peur.
|
|
Ce
dimanche me semble interminable
(...)
|
|
Je
suis là depuis 24 heures sans avoir
mangé ni bu. Michel, je ne te reverrai
jamais plus. Je n'ai plus ni force physique ni
force morale.
Soir du
même jour - Je demeure complètement
abrutie dans ce silence noir. Pas un bruit, sauf
celui des rats qui courent. Mes yeux ont beau
fouiller l'obscurité, ils ne distinguent
rien, rien. Pendant plusieurs heures, je reste
totalement hébétée, et je
cherche le moyen d'en finir. Me pendre, mais avec
quoi ? Dans le cachot, pas de couverture, je n'ai
plus rien sur moi que ma jupe et ma veste. De plus,
il fait si sombre que je ne sais pas s'il y a une
fenêtre avec des barreaux. Peut-être y
a-t-il un volet. Je tourne et retourne dans la cage
sans autre pensée que la
mort.
Suis-je
lâche en voulant mourir ? Je veux la mort de
toute la force de ma volonté parce que je ne
puis supporter de voir mes enfants soumis à
la torture, parce que s'ils sont là,
martyrisés, je serai folle et ma bouche
parlera !
Les
heures de cette nuit auront été les
plus dures de toute ma vie (...)
|
|
Les
interrogatoires ont recommencé dès
mardi, deux, trois fois par jour, et plus. Ils me
laissent vide, anéantie dans mon esprit et
dans mon corps, durant des heures entières.
Je ne revois plus jamais Michel et mes appels
demeurent sans réponse (...)
Les jours
s'écoulent, longs, lourds, les dimanches
plus que les autres. Du matin au soir et du soir au
matin, j'entends les cris déchirants des
prisonniers martyrisés et les
vociférations des agents de la
Gestapo.
La nuit,
à ce dialogue infernal se joint le cri du
paon, plus lugubre encore par ces nuits
traînantes et douloureuses. Son appel devient
une hantise pour moi. Il y a aussi le supplice de
la lumière braquée sur le
détenu, la nuit, à chaque instant,
alors qu'il commence à perdre connaissance.
Le Dimanche, j'ai moins de courage. C'est le jour
des enfants ! Je fixe mes yeux sur le seul mot
écrit par moi au-dessus de mon châlit
: "Tenir".
|
|
Cette
fois, c'est signé.
J'ai signé une déposition que l'on
m'a lue en allemand, traduite en français et
dont en réalité aucun mot n'a
été extrait de ma substance
cérébrale. J'ai protesté, mais
à quoi bon ? Michel m'a fait savoir par le
"calfacteur" qu'il avait été
roué de coups pour n'avoir pas voulu signer.
De rage, un milicien lui a cassé ses
lunettes parce qu'il s'obstinait à discuter.
En dernier lieu, il a dû s'exécuter
à cause de nos enfants.
D'après
le juge d'instruction, nous sommes marqués
de trois barres dans l'angle de la
déposition, c'est-à-dire
prochainement fusillés. J'ai
signé. Qu'importe, l'honneur est sauf :
nous serons les seules victimes de l'acte de
délation de D... Désormais, les
camarades peuvent s'en aller tranquilles et
travailler en paix. Pour moi, une seule ligne de
conduite : tenir tête, résister
à la terreur, résister à
l'intimidation, résister à la
panique, résister au désespoir...
surtout résister au règlement.
Veiller chaque jour à accomplir un acte
positif de résistance, pour convaincre
l'ennemi qu'il peut asservir nos corps, mais que
nos esprits demeurent libres.
|
|
Les
interrogatoires de mes voisins deviennent
hallucinants. Il n'y a plus d'arrêt, ni jour
ni nuit. Deux équipes d'instructeurs se
relaient (...)
|
|
Dans
la nuit, les pas des prisonniers résonnent
le long du couloir. Des voitures cellulaires sont
entrées dans la cour d'honneur. On parle de
replier la totalité de la prison sur
Compiègne. Je suis inquiète. Mon
inquiétude s'accroît lorsqu'une voix,
au-dessus de moi, appelle : "Vous entendez
au-dessous ? Votre mari part ce soir, il vous dit :
au revoir."
Est-ce
à moi que l'on s'adresse ? Est-ce un mouton
? Je ne réponds pas : ce n'est pas possible,
je ne veux pas que ce soit possible. Il fait nuit
noire. Une femme explique : "On
déménage d'abord les hommes et nous
ensuite."
J'entends,
j'accepte de souffrir, j'accepte de souffrir mais
avec lui. On me l'arrache ; que vais-je devenir
sans lui ? Je ne peux pas, je ne veux pas !
(...)
|
|
Un
deuxième convoi se prépare. Que
va-t-on faire de nous ? (...)
Je
cherche un papier. Je prends un feuillet
destiné aux W.-C. Le crayon m'a
été envoyé la veille par ma
belle-sur, dans l'ourlet d'une chemise de
nuit. J'écris deux lettres, aux milieu de
difficultés infinies. Il me semble que
l'il est toujours braqué sur ma porte.
Si quelqu'un ouvre, j'avalerai le
papier.
Ma
première lettre est adressée à
ma jeune sur Hélène, que j'ai
installée près de mes enfants
à la campagne, deux jours avant notre
incarcération. Etudiante à Angers,
elle ne tenait pas à y rester, à
cause des bombardements fréquents :
"Hélène, je te confie mes petits, je
te supplie de bien les garder, peut-être pour
toujours. Si nous disparaissons tous deux, ne les
sépare jamais. Je veux qu'ils soient
élevés ensemble comme ils l'auraient
été avec nous.
La Gestapo a dit que nous devons être
fusillés. Peut-être serons-nous
exécutés en Allemagne, car pour le
moment ils expédient là-bas tous les
prisonniers, mêmes les condamnés
à mort.
Financièrement : 20 000 francs dans le
tiroir du meuble Huet. Tout le reste est à
Angers (...) Cet argent doit être entre les
mains des Allemands. Demande momentanément
aux parrains et marraines de t'aider. La charge
morale, garde-la pour toi. Pour eux, toi c'est
presque moi. C'est avec toi qu'ils souffriront le
moins. Aime-les comme je les aime.
Quant à moi, seule avec l'enfant que je
porte, je redoute moins la pensée
d'être fusillée que celle du
départ en Allemagne. La mort rapide, sur le
sol de France, me paraîtrait un soulagement,
à moi qui aimais tant la vie, s'il n'y avait
les enfants. Nos interrogatoires ont
été très durs : la Gestapo a
voulu se servir de nos petits pour obtenir de nous
quelques renseignements. Je sais que s'ils avaient
été martyrisés sous mes yeux,
je n'aurais pas tenu (...)
Si je ne suis pas déportée cette
semaine (ce qui m'étonnerait), je mettrai un
petit mot dans un ourlet de mon linge. Essaie de me
faire parvenir des nouvelles des enfants par le
même moyen (...)
Ecris à la maison, dis à maman que je
lui demande pardon si j'ai pu lui faire de la peine
par ma brusquerie ou par mon attitude. Ne lui parle
pas de mes souffrances, tu la rendrais malheureuse
inutilement (...)
Garde les petits, ne les confie à personne.
Dis-leur que tous les soirs je relis leurs
gentilles lettres et qu'en fermant les yeux, je les
vois et les embrasse longuement.
Je pense au pauvre petit Dominique que nous avons
tant désiré et qui ne verra pas le
jour.
A tous mon affection. Mes tendresses à
Danielle, François et Annette.
Jeanne.
P. S. Surtout, si vous apprenez que je pars,
n'amenez pas les enfants."
La
deuxième lettre est pour notre ami Reliquet,
Avocat Général :
"Ami, si ce mot vous arrive à temps, venez
vite à l'hôpital. Je passe la visite
médicale dans les services allemands vers 9
heures, probablement pour être
déportée. Voulez-vous donner tout de
suite un coup de téléphone à
Jean Canonne pour l'en prévenir. Je
reviendrai à pied, je l'espère, par
la gare Saint-Serge et la rue Bardoul. Essayez de
me rejoindre à vélo. En vous voyant,
je vous donnerai mon adieu pour mes petits. Je ne
croyais pas qu'il fût si dur et si long de
mourir comme les Allemands ont entrepris de nous
faire mourir. Les prisonniers qui partent en
déportation (dans quel état physique
!) envient presque le sort de ceux qui sont
fusillés en France. J'ai fait mon sacrifice,
mais de vivre longtemps est atroce. Michel va
partir, si ce n'est déjà fait
(...)
Je m'adresse à vous parce que je sais que je
peux compter sur vous. Je vous confie les miens.
Consolez-les. Ne dites rien à mes enfants
pour l'instant. Laissez-les dans l'ignorance, ne
leur faites pas de peine. Aimez-les beaucoup. Quand
ils seront grands, guidez-les, parlez-leur de nous,
assurez-les que nous les avons follement
aimés. Dites à votre femme qu'elle
ajoute nos trois enfants aux chers vôtres.
Permettez que je vous embrasse tous quatre et
rendez-le souvent à mes
petits."
Triste
soirée...
|
|
(...)
18 heures - Encore des bruits de bottes. La porte
s'ouvre brusquement, deux soldats s'introduisent
dans notre cellule :
- Aus !
Ils baragouinent quelque chose que Maria traduit
par :
- Descendez au bureau des
entrées.
Nous nous
exécutons. Pour une mise en liberté,
c'est singulier. Je demeure très
inquiète. Nous sommes appelées tour
à tour et priées de signer sur un
registre. Les gardiens sont redevenus odieux. Ils
nous brutalisent. En ligne, nous sommes reconduites
dans l'aile nord ; nous devons passer chacune
à notre tour devant un soldat qui nous remet
un pain rond et une petite boîte
métallique. Je ne peux me leurrer plus
longtemps : heureux ceux qui n'ont pas
été appelés ! Ils resteront
plusieurs centaines et seront
délivrés par les Alliés qui
sont, nous l'apprenons, à quelques
kilomètres d'Angers. En file toujours, nous
remontons dans nos cellules. Les autres prisonniers
sont indignés, inquiets du sort qui nous
attend. J'aperçois Nédélec,
rouge, les cheveux en bataille, qui roule sa
couverture. Encore un coup de sifflet : tous les
"appelés" doivent descendre.
Nous
sommes immédiatement entourés
d'innombrables gardiens. A eux se joint une
nuée de vaches primées, ces horribles
"verts de gris" au service de la
Gestapo.
Ils font
cercle autour de trois camions. 135 malheureux
détenus pâles, hâves,
décollés, qui partent et voilà
pourquoi on a mobilisé toute cette force
armée. Dans les deux premières
voitures on empile les hommes, la troisième
reçoit les femmes. Inopiné, notre
départ s'effectue alors que les
Alliés sont aux portes de la ville. Les
prisonniers sont passifs, certains
découragés : il n'y a plus de chants,
plus de "Marseillaise". Je sens monter en moi une
envie folle de me "bagarrer". Nous voir partir
ainsi désarmés, humiliés,
comme des esclaves, j'en ai la rage au
cur.
En
entrant dans le camion, j'ai la surprise de voir
une femme étendue sur une civière.
Elle m'apprend qu'elle vient de l'hôpital :
c'est la malade de Frébet, celle que Frau
Reinhardt était allée visiter le jour
de ma consultation. Elle a fait trois
hémorragies et a eu trois transfusions.
Depuis un mois, elle n'a pas quitté son lit.
Frébet a refusé de signer sa sortie.
La Gestapo a passé outre. On l'a
hissée dans le fourgon.
Chez les
hommes, on jette, sur le parquet, un pauvre type
atteint de fractures ouvertes des deux avant-bras,
représailles d'un gardien du
Pré-Pigeon. Les deux camions bourrés
d'hommes démarrent, le nôtre fait le
récalcitrant. Cinq soldats le poussent
pendant que les autres nous menacent de leurs
mitraillettes.
Enfin, le
véhicule quitte la cour et
pénètre dans la rue Savary par cette
soirée du 6 août. Mais bientôt
notre chauffeur a d'autres difficultés et
stoppe. Les faux départs ont provoqué
un attroupement. Quelques curieux me reconnaissent
et essaient d'approcher ; brutalement, les gardiens
inquiets retournent leurs mitraillettes contre eux.
Ils sont hargneux et prêts à tuer les
gens ; les gens ont peur et se
dispersent.
Soudain,
un jeune homme bondit vers nous, sortant d'une
auto. Il s'approche hardiment avec une valise, la
soulève et veut la remettre à une
détenue à genoux près de moi.
Celui-ci fait instinctivement un geste pour sortir
du camion et se jeter dans ses bras, mais tout de
suite un coup de crosse la rappelle à la
réalité. Le garçon adresse au
geôlier un regard plein de rage et de
haine.
Le tacot
repart enfin et nous emmène à la gare
de la Maître-Ecole par des chemins
détournés (...)
Les
cheminots vont et viennent autour du fourgon. Ils
s'approchent, timidement d'abord, puis
résolument de moi ; ils me comblent de
provisions : du tabac, du sucre, du beurre, du
pain, des fruits secs, de nombreux pains
d'épices, j'ai un vrai stock d'alimentation
(...)
J'aperçois
Jean Canonne derrière les barrières
qui nous entourent. Il est avec sa femme, maintenus
à distance par un Allemand. Tous les deux
cherchent à pénétrer dans la
gare. Je les désigne à l'officier et
je formule le désir de leur parler sur le
quai, ce qu'il m'accorde immédiatement. J'ai
ainsi la satisfaction de les embrasser une
dernière fois. Jean me parle de mes enfants
qu'il doit revoir le lendemain. Il m'apprend que
Michel est parti dans la nuit du 20 au 21 juillet,
puis il me glisse à l'oreille :
- Ne fais pas d'imprudence, dans huit jours
à peine tu seras de retour : la guerre est
finie, les Américains sont à dix
kilomètres.
J'ai
peine à me rassurer : je ne crois pas
à une déroute allemande dans
l'immédiat. Les Nazis lutteront jusqu'au
bout. Mais à quoi bon le lui dire.
L'essentiel est d'en être, moi,
convaincue.
Notre
confrère le Docteur Joly est là ; il
obtient, lui aussi, la permission d'accéder
au train, il nous serre la main (...) La
Croix-Rouge nous comble de provisions utiles et de
gâteries. J'apprends que c'est elle qui a
fait prévenir Jean Canonne.
Vers 23
heures, le signal du départ est donné
: les Français doivent évacuer le
quai. Du groupe des cheminots qui m'entourent, un
homme se détache, me serre la main, me
remercie au nom des camarades et m'embrasse
(...)
Le train
s'ébranle. Nous quittons Angers
(...)
La
détenue malade s'agite. Elle est près
de moi, elle a très soif. J'essaie
d'améliorer sa position, c'est difficile.
Nous n'avons pas de paille et nous disposons de la
moitié seulement du wagon. Les Allemands
occupent l'autre moitié. Nous sommes
comprimées et entassées les unes sur
les autres. Nous ne pouvons tenir qu'assises sur
les talons, ce qui est extrêmement fatiguant.
Il fait très chaud. Nous n'arrivons pas
à dominer notre effroi (...)
Une jeune
angevine a le dos couvert d'ecchymoses et ne peut
rester assise. La souffrance physique lui arrache
des gémissements. Je sais qu'elle a
caché des terroristes. Elle a
été rouée de coups par les
soldats allemands sous les yeux de sa vieille
grand-mère, puis amenée au Hutreau,
domicile de la Gestapo, où elle a
été martyrisée de nouveau.
Elle ne peut trouver une position dans laquelle ses
meurtrissures soient supportables ; elle met son
dos à nu, ses jambes, sa poitrine.
Malgré la douleur, elle garde son
calme.
La petite
Jacques (19 ans) est très accablée,
elle a été prise, en même temps
que son frère réfractaire au Service
du Travail Obligatoire, à cause d'une fausse
carte d'identité. Elle est toujours
auprès de Mme Gobillard, 20 ans, dont le
mari, membre de la Résistance, a
échappé de justesse aux Allemands.
C'est elle qui paie ; elle est frêle et
semble très fatiguée par les mauvais
traitements qu'elle a subis. Il y a aussi une jeune
femme, Michelle, dont le mari officier est
interné à Tours. Ils faisaient tous
les deux partie de la Résistance. La
Gestapo, voulant à tout prix connaître
les membres de Libération-Nord, n'a
reculé devant aucun moyen pour les faire
parler. Plusieurs fois, au cours des
interrogatoires, on leur a affirmé qu'ils
étaient de notre réseau
Résistance-Fer. Or ils ignoraient notre
existence.
Je
reconnais cette étudiante en
médecine, membre du parti communiste, dont
les parents habitent Saumur. Elle a
été arrêtée par la
police française, puis passée
à tabac par la police allemande. Elle a
raconté comment un de ses camarades,
interné en même temps qu'elle, s'est
pendu dans sa cellule, ayant eu peur de parler sous
les coups. C'est une chic fille, qui a un cran
magnifique, et je l'envie d'être
célibataire ! (...) Je suis tout près
d'une gentille étudiante en lettres de
Nantes, prise par la Gestapo au moment où
elle reconduisait un officier anglais à son
avion, le 6 juin. La malheureuse a
été battue 36 heures pendant
lesquelles, étendue nue et à plat
ventre sur une chaise, elle recevait les coups d'un
soldat, au milieu des insanités que criaient
les agents de la Gestapo
déchaînés et ivres. Et puis, il
y a cette femme dont le nom m'échappe,
à qui on a soulevé les ongles des
mains et des pieds, et cette autre à qui on
a pincé le bout des seins avec une tenaille
rougie au feu (...)
|
|
Lien pour en savoir plus :
http://memoiredeguerre.free.fr/convoi44/convoi-st-patrice.htm
Jeanne
a-t-elle connu Noëlla Rouget, la déportée qui a
fait gracier son bourreau ?
ici, une page sur Charles
Godier, de Saint Léger sous Cholet
ici, une page sur Joseph
Cussonneau, de Mazières en Mauges, héros de 2 guerres
là, une page sur les
Saint-Légeois prisonniers de guerre 1940
|
retour
à la page des Anciens Combattants
|