Il
s'agit d'une nouvelle parue dans "La Revue hebdomadaire"
(romans, histoire, voyages) chez Plon le 13 juillet 1907
:
uatre
départements - la Nièvre, la Saône-et-Loire,
l'Yonne et la Côte-d'Or - concourent, dans d'inégales
proportions d'ailleurs, à former le massif granitique du
Morvan, pays par excellence des nourrices mercenaires, des
"remplaçantes" pour employer l'expression à la mode.
Nulle part, en effet, comme dans ce coin de la France, ne s'exerce
avec autant de succès "l'industrie nourricière", "le
nourrissage" et aussi "l'élevage des enfants
étrangers". Soit "nourrices sur lieu", soit "nourrices
à emporter", appelées aussi "nourrices
sédentaires", le Morvan possède en abondance les sujets
non seulement les plus aptes, mais encore les mieux
préparés à "faire de l'allaitement à prix
d'argent", de sorte qu'avec les années, ce gagne-pain de
pauvre hère, devenu instrument de progrès et de
bien-être, a transformé une contrée longtemps
demeurée sauvage, misérable et presque inabordable en
une contrée plaisante, riche, percée en tous sens de
belles routes bien chargées, bien entretenues, qui font valoir
aux yeux des touristes les paysages pittoresques dont la nature s'est
montrée prodigue à son égard.
Des quatre fractions départementales qui
constituent la région morvandelle, la fraction de
Saône-et-Loire, une des plus vastes, est également une
de celles où l'allaitement et l'élevage mercenaire sont
pratiqués le plus communément ; elle comprend deux
cantons, celui de Saint-Léger-sous-Beuvray et celui de
Lucenay-l'Evêque, ce dernier composé de 12 communes,
presque toutes fort bien dotées en nourrices, surtout les
communes de Cussy-en-Morvan et d'Anost, voisines l'une de l'autre. La
commune d'Anost, pour ne parler que de celle-ci, qui renferme
près de 4000 habitants, répartis dans plus de 60
hameaux, compte en effet près de 400 étrangers dont 200
à 250 enfants assistés de la Seine, et l'on peut
évaluer à une soixantaine, au moins, le nombre des
femmes-nourrices qui exercent temporairement leur industrie loin du
foyer domestique, et surtout à Paris.
C'est dans un des hameaux de cette commune, non
loin d'Arleuf, village situé sur la route de
Château-Chinon à Autun, qu'on voyait encore, en 1880,
gaie, alerte, vaquant sans répit à des travaux de
ménage et de culture, la mère Coutard, une bonne
vieille qui avait été jadis, en même temps qu'une
jolie femme, une des plus vaillantes nourrices du pays morvandais.
ée
à Saint-Prix, canton de
Saint-Léger-sous-Beuvray, entrée en condition
à 15 ans chez des boutiquiers d'Autun, Gladie Chalopin -
c'était son nom de jeune fille - avait paisiblement et
consciencieusement peiné de ses bras jusqu'au jour où
les économies réalisées sur ses gages lui
avaient permis de songer au mariage ; elle avait alors
épousé un de ses petits-cousins, Andoche Coutard, gars
solide, laborieux, d'humeur pacifique, à l'encontre de ses
compatriotes, batailleurs en diable, et qui habitait sous le
même toit que ses parents. Elle avait alors 20 ans et
l'année n'était pas révolue qu'elle mettait au
monde son premier enfant.
Or Gladie Coutard, Morvandelle pur sang, en
parfait accord de vues, au surplus, avec son mari, âpre au gain
comme elle, n'avait qu'une ambition, comme ses pareilles : devenir
"nourrice sur lieu" et par là travailler à
réaliser cette modeste fortune en terres, vignes ou
prés, dont tout paysan, de France et d'ailleurs, rêve
les yeux ouverts. Le docteur Touzet, de
Saint-Léger-sous-Beuvray, qui, l'ayant connue gamine,
la savait de bonne souche et de constitution aussi saine que robuste,
l'aida vite à satisfaire son ambition ; grâce à
ses relations avec plusieurs confrères parisiens, il lui
procura un nourrisson dans une famille "huppée" de l'avenue
d'Antin, et Gladie Coutard partit gaillardement "devers la capitale",
les seins rebondis, pour nourrir de son lait un bébé
opulent, tandis que sa belle-mère se chargeait d'allaiter "au
petit pot" le petit paysan resté à la maison.
n
an plus tard, Gladie rentrait au pays, fière et pimpante, avec
1000 francs représentant le produit moyen d'un nourrissage de
première qualité, et les cadeaux traditionnels de la
première dent et du sevrage : robes, rubans, bijoux,
dentelles, le manteau-rotonde et les fameuses épingles en or,
insignes des nourrices de grande maison.
Deux fois encore, en moins de 5 ans, la belle
Morvandelle recommença ses caravanes aux Champs-Elysées
et au bois de Boulogne, toujours avec succès et sans rien
perdre, d'une façon appréciable du moins, de ses
avantages physiques ; mais, lorsque au bout de 13 mois de
séjour sous le toit marital, après ces deux exodes
successifs, elle devint mère pour la quatrième fois, si
sa santé n'avait pas été altérée,
si sa prestance était restée la même, il s'en
fallait que la fraîcheur de son teint et le charme de sa
personne eussent victorieusement résisté aux labeurs
d'une existence plutôt tourmentée.
Force lui fut donc, à l'occasion de
cette nouvelle maternité, de renoncer aux fructueux
bénéfices d'un allaitement aristocratique et d'accepter
un nourrisson de deuxième catégorie, producteur,
à la vérité, d'un boni de 600 francs, puis un
autre, à 30 mois d'intervalles, dans des conditions
identiques.
ais
à cette époque, Gladie atteignait sa
trente-troisième année et, fanée sinon vieillie
avant l'âge, dépourvue en partie de ces attraits que la
vanité des dames du monde recherche chez les "nounous"
décoratives, elle comprit qu'il fallait de nouveau rabattre de
ses prétentions : l'allaitement sur lieu lui était
interdit. Sur ces entrefaites, du reste, sa belle-mère
était morte, et cette précieuse collaboratrice, cette
maîtresse femme qui avait régenté le
ménage et surveillé, de concert avec Andoche, la
progéniture de sa bru durant les absences de cette
dernière, lui manquant, Gladie se vit condamnée
à garder désormais le logis, sans pour cela renoncer,
le cas échéant, à l'exercice de son industrie ;
elle se mua en "nourrice sédentaire" au cours des 4 nouvelles
maternités qui, dans l'espace des 6 années suivantes,
firent tressaillir ses flancs généreux, et fut
amenée ainsi à s'adresser deux fois aux "bureaux
bourgeois" de la capitale qui lui fournirent des nourrissons à
emporter, et deux fois à l'hospice dépositaire de la
rue d'Enfer - aujourd'hui rue Denfert-Rochereau - qui lui confia des
"enfants à lait". Entre temps, elle obtint du directeur de
l'Agence des enfants assistés de Lucenay-l'Evêque, pour
les élever jusqu'à leur treizième année,
5 pupilles du département de la Seine au-dessous de 6 ans, 5
de ces "petits Parisiens" - c'est le nom qu'on leur donne
généralement - envoyés en province où,
placés moyennant un prix de pension réglementaire chez
de braves gens qui s'entendent à les utiliser, ils ne tardent
pas à faire partie de la famille.
Gladie Coutard avait près de 41 ans
lorsqu'elle devint mère pour la dixième fois. Bien
qu'elle eût dépassé l'âge fixé comme
limite par le règlement - 40 ans - elle manifesta le
désir d'avoir un nouveau nourrisson de l'Assistance, et le
maire d'Anost, en raison des mérites professionnels, si on
peut dire, de sa féconde et courageuse administrée, ne
se refusa pas à favoriser la réalisation de ce
désir : rajeunie d'un an, grâce à un certificat
de complaisance - fâcheux expédient quelquefois
employé dans certaines agences d'enfants assistés -
Gladie fit une fois encore le voyage de Paris, d'où elle
ramena le nourrisson désiré.
e
piètre mine, par exemple, celui-là !
Profondément atteint de misère physiologique,
c'était un de ces êtres disgraciés, une de ces
victimes de la fatalité sociale comme en produit
fréquemment - trop fréquemment - la grande ville : son
livret administratif, à couverture bleue - la couleur rouge
désigne les livrets de fille - portait en première
page, concurremment avec le numéro matricule, la mention
"inconnu", et, au-dessous "catégorie T" : enfant trouvé
! Un passant en effet l'ayant ramassé, la nuit, au bord d'une
bouche d'égout, l'avait porté au commissariat de police
le plus voisin ; à son tour, le commissaire de police,
après avoir conformément à la loi dressé
un procès-verbal de constat, avait envoyé "le
trouvé" à l'hospice dépositaire ; le lendemain,
les formalités d'usage remplies - le collier rivé
autour du cou, l'immatriculation, etc - on l'avait confié
à "Gladie Chalopin, femme Coutard", arrivée la veille
avec le convoi mensuel de nourrices de l'Agence de
Lucenay-l'Evêque, et la femme Coutard l'avait emporté
dans le Morvan, muni de son livret, qu'on n'avait pas eu le temps de
régulariser. Le procès-verbal de constat n'était
pas encore parvenu à l'hospice, et la régularisation ne
devait s'effectuer que plus tard, sur place, quand le document
officiel aurait été envoyé de Paris au directeur
de l'Agence.
Cette créature chétive, malingre
- un vrai chat écorché - âgée de 24 heures
à peine au moment de l'abandon, Gladie,
pénétrée du sentiment des devoirs que lui
imposait une maternité dont elle avait volontairement
accepté la charge, l'avait entourée d'une sollicitude
de tous les instants, et la satisfaction inespérée lui
avait été donnée de voir naître en quelque
sorte une seconde fois cet enfant à la vie, prendre des
forces, devenir même vigoureux, si bien que l'agent de
surveillance et le médecin du service chargés, l'un et
l'autre, de visiter à époque fixe les enfants
assistés du département de la Seine, lui avaient
adressé leurs félicitations les plus vives.
Malheureusement, il fut bientôt avéré que si le
nourrisson se développait normalement au point de vue
physique, il n'en allait pas de même au point de vite
intellectuel : on le devinait à son visage, impassible devant
les agaceries qui sollicitaient de sa part un mouvement expressif,
à ses yeux mornes d'où ne jaillissait jamais
l'étincelle lumineuse qui trahit la pensée,
fût-elle encore incertaine et confuse.
- Ma pauvre Coutard, dit un jour le
médecin à la bonne femme qui s'inquiétait,
vous n'avez pas eu la main heureuse, cette fois ; vous avez
ramené "un berdin" de l'hospice.
Un berdin, un innocent !
La peine qu'éprouva Gladie à
cette révélation ne se peut décrire. Songez !
elle qui s'enorgueillissait sans cesse devant ses parents, ses amis,
ses voisins, d'avoir "fait venir toute une maisonnée de
gâs et de gâtières". Allaiter un
misérable idiot, quel triste couronnement de sa laborieuse et
brillante carrière ! Allait-elle le garder ? Allait-elle le
rendre à l'Assistance, ce malchanceux qui lui valait une si
cruelle humiliation ? Une autre que Gladie eût
hésité ; Gladie n'hésita pas : par devoir
professionnel autant que par humanité, et plus encore par
affection, elle ne voulut pas abandonner cette créature
déshéritée du ciel et de la terre qu'elle avait
suspendue à son sein, qu'elle avait arrachée à
la mort au prix des soins les plus dévoués, qui lui
tenait au cur par les liens étroits de l'accoutumance,
et malgré les réflexions équivoques de son
entourage, malgré les dires décourageants des
commères, assemblées en conseil, l'inconnu, l'enfant
trouvé, l'innocent resta, du plein gré de sa nourrice
devenue sa mère, dans la maison dont une pensée de
lucre lui avait tout d'abord ouvert la porte à deux battants.
insi
grandit et, avec les années, se fortifia quand même le
berdin, tout en conservant les apparences d'une enfance qui
persistait dans les manifestations les plus voisines de l'état
de nature. Coiffé d'un béguin en indienne ou en drap,
suivant la saison, vêtu d'un justaucorps boutonné par
derrière et d'un jupon, une bavette sous le menton, il
semblait n'avoir pas de sexe, marchant avec peine, lourdement et
seulement quand le soutenait une main amie. Aussi, le directeur de
l'Agence de Lucenay-l'Evêque, "le préposé", nom
sous lequel on désignait encore, à cette époque,
le représentant de l'Administration, avait-il soin, chaque
année, de lui délivrer, au lieu de "la vêture"
réglementaire destinée aux garçons
un
"paquet" pour fille, dont Gladie s'empressait d'adapter
elle-même les diverses pièces à la taille et
à la corpulence du berdin ; et de s'extasier alors devant
"la tant belle mine et la tant belle braveté d'ce
chéti gas, si bin vêtu", qu'elle lavait, peignait,
cocolait et dorlotait à plaisir, appelant les voisines pour le
leur faire admirer :
- Hein, les foones (les femmes), disait-elle, l'air radieux,
es t'y biau, l'drolet ? Ol ersembe ai n'ain p'tiot angelot, es pas
?
Les voisines, peu désireuses
naturellement de se voir rembarrer, "la grattaient où
ça la démangeait" et Gladie, enchantée d'une
approbation qu'elle prenait pour argent comptant, s'écriait en
faisant sauter l'enfant sur son bras :
- Ah ! mé, y a pas à dire, ol es tout d'mâme
biau ! R'gardez ces zolis ch'veux, ces zolis reuillots (yeux),
et cett' zoli boucette, et cett' zoli airelle (oreille) !
Bon sang de bon sang, jaimas j'n'ave ran vu d'chi chanti !
Et dupe de ses propres illusions - la
mère ni la nourrice ne trouvent leurs enfants laids, a dit
Agrippa d'Aubigné - elle se plaisait à converser des
heures avec "le berdin", s'efforçait de lui inculquer des
notions sommaires sur toutes choses, ustensiles, denrées,
fruits, vêtements, le reprenant doucement quand il se trompait,
l'interrogeant parfois, pour se rendre compte de ses progrès
et favoriser le plus possible l'éveil de son intelligence
:
- Qu'on qu'te dis' m'ami ? questionnait-elle ;
parle-mé, voyons !... T'ai vu la bique e ol bicot comme y
joupent (sautent) ? E ol viau, t'I'ai vu ? E la coche aivec
lai nourrins (la truie avec les gorets) t'ai vu comme y
s'trémoussent trétous ?... E la vaque comme y fai, dis
?... Y fai : "Moum ! moum !..." es pas ?
- Moum ! moum ! répétait le berdin.
- Bin, ça, p'tiot !... E lai dindons comme y berdouillent,
voyons, dis ?... T'auras du fourmèze... eune belle plieume
(plume) e eune belle flieur... Y font, lai dindons ?
- Glou, glou, glou !
- Eh ! mardié ! (eh ! ma foi !) dirait-on pas qu'c'est
ol dindon li mâme !... Y sen-t-y countente ! Tin, t'a ben
gaigné l'fourmèze, m'ami !
ans
son ingénieuse tendresse, elle se contentait de peu, la bonne
Gladie ! Ne se décourageant d'ailleurs jamais,
répétant sans cesse que son p'tiot était "un
gros malin", qu' "il cachait son jeu", qu' "un jour viendrait
où il étonnerait tout le monde", elle avait coutume de
dire, à ce propos, avec un sourire entendu :
- Faut vouai ! all n'ai pas not por entendre lai poulots gigler e
lai couchons couiner ! (Faut voir ! Il n'est pas le dernier
à entendre les poulets chanter et les cochons grogner !)
Son p'tiot ! "ol p'tiot Coutard" comme
on disait communément en parlant du berdin dans le hameau et
dans les environs, où chacun le tenait pour un des membres de
la famille Coutard, et non des moindres, en dépit de ses nom
et prénoms, désormais inscrits sur son livret
administratif, enfin rectifié ; car il s'appelait
légalement, à présent, de par le
procès-verbal de constat, "Luc Chaumière".
Chaumière, parce qu'il avait été trouvé
dans la rue de la Grande-Chaumière, à deux pas du
boulevard du Montparnasse, et Luc parce que, le jour de son
invention, le nom du peintre évangéliste figurait au
calendrier. Au surplus, Gladie l'appelait couramment "not'
fi", et n'entendait pas raillerie à ce sujet. Elle l'avait
montré dans une circonstance mémorable, quand il
était encore tout jeunet.
ne
fois l'an, le jour de l'Apport - la fête patronale du pays -
tous les Coutard, ceux du moins qui n'habitaient pas trop loin, sans
compter les "petits Parisiens" élevés dans le
même giron, accouraient, suivis de leur famille : ils venaient
s'éjouir ensemble "chez les vieux" et resserrer les liens
d'affection qui les unissaient. La table en chêne massif
recevait donc, à cette occasion, sur son entourage de bancs,
luisants d'usure, nombreuse compagnie. Or, au centre et du
côté droit, à la place d'honneur, entre Gladie et
Andoche, siégeait, de fondation, "ol p'tiot raipotot" -
le petit malfichu, plaisanterie du cru - lequel ne manquait jamais de
"faire des siennes", c'est-à-dire de taper de la cuiller
contre son assiette en fer-blanc, de renverser la salière, de
secouer les brocs, d'accrocher les plats au passage, ce qui ne
laissait pas, malgré tout, d'indisposer plus d'un des
assistants, à telles enseignes que l'un d'entre eux se hasarda
à demander que le berdin ne mangeât plus
dorénavant à table le jour de l'Apport. Il achevait
à peine de formuler sa réclamation que Gladie se
dressait sur ses jambes, tout encolérée :
- De quoi ! s'écria-t-elle, ça vous fait
poine ai l'vouai, ce mignon ? Ben, ran d'pu facile : vous l'vouairai
pu, mes gas !
Là-dessus, prenant l'enfant entre ses bras :
- Ça, m'ami, ajouta-t-elle, pis qu'on ne voule pas
d'toi, on ira manger ensemble aivec l'père dans l'courtil !...
Andoche, ven nous-en !
On devine le tumulte qui suivit. Ce fut
à qui barrerait le passage à la mère et se
répandrait en paroles amiteuses pour l'apaiser ;
blessée au vif, la mère se débattit, ne
céda qu'après une longue résistance, encore
d'assez mauvaise grâce :
- Si faudrait-y choisir entre trétous,
déclara-t-elle, enfin, se rasseyant, c'ès mon p'tiot
qu'j'choisirais : le mettez-vous daré lai airelle. Qui
qu's'plaît pas ichi, y n'ave qu'à demeurer cheu soi !
On se le tint pour dit, et plus jamais dans la famille nul ne
s'étonna de voir le berdin siéger à table en
bonne place, aussi bien dans les grandes occasions qu'en temps
ordinaire.
ur
les 10 enfants, garçons ou filles, issus du ménage
Coutard, 8 s'étaient mariés, 2 étaient morts ;
et tandis que la mère résistait à l'assaut des
ans, le père, frappé avant l'heure, avait disparu ;
aussi Gladie avait-elle réparti, moyennant une rente, entre
les survivants tout le bien qu'elle ne pouvait faire valoir, son mari
lui manquant ; elle n'avait conservé que la maison familiale,
compris le courtil attenant, plus un champ d'étendue moyenne
qu'elle était de force à cultiver elle-même ;
malgré toutes les offres de service, elle avait voulu vivre
seule, sous son toit, avec le berdin dont elle avait, d'ailleurs,
réglé le sort pour le jour où elle le
précéderait dans la tombe : sa fille
aînée, Lazarette, mariée à Roussillon, un
village tout proche, devait ce jour-là prendre l'innocent en
charge et en répondre au regard de l'Administration.
Le berdin avait successivement franchi toutes
les étapes de la carrière pupillaire : "Enfant à
lait" du jour de son entrée dans le service à son
douzième mois ; "enfant sevré" de son douzième
mois à sa troisième année ; "enfant à la
pension" de sa troisième année à sa
treizième ; enfin "enfant hors pension" de sa treizième
année à sa vingt et unième. Il avait
été titulaire, vu son infirmité, d'une "pension
supplémentaire" pendant qu'il appartenait à la
troisième catégorie des pupilles, et pendant qu'il
appartenait à la quatrième d'une "pension
extraordinaire", car à partir de leur treizième
année les enfants assistés doivent, quand ils le
peuvent, gagner leur vie.
Luc Chaumière, affligé d'une infirmité qui le
rendait incapable de tout travail et réclamait des soins
assidus, jouissait d'une pension mensuelle de trente francs, une
belle somme dans le Morvan, surtout à l'époque dont
nous parlons.
our
cassée, racornie, ridée, parcheminée qu'elle
fût, après une existence si tourmentée, la
mère Coutard besognait ferme, tout en veillant sur son p'tiot
comme sur la prunelle de ses yeux. Très rarement elle le
laissait seul, et pas pour longtemps. Allait-elle aux champs, elle
l'emportait sur son échine, à califourchon, puis le
déposait au pied d'un arbre, au revers d'un fossé,
tandis qu'elle bêchait, sarclait, récoltait le sarrasin,
le seigle, "la treuffe" ou pomme de terre ; gardait-elle le
logis, elle l'installait au coin de la cheminée ; s'il faisait
mauvais, dans la cour intérieure, entre le courtil et la
maison ; s'il faisait beau, sous un grand sureau qui donnait de
l'ombre ; là, campé sur une chaise haute, barrée
par devant et munie d'une augette, au dossier de laquelle le liait
solidement un linge tordu, une corde de chanvre ou une lanière
de cuir, le berdin régnait en maître.
Fréquemment, les enfants du hameau,
lorsqu'ils allaient en classe, au chef-lieu de la commune, ou qu'ils
en revenaient, poussaient la porte charretière donnant
accès dans la cour et s'amusaient à le taquiner ; pas
méchant pour un sou, celui-ci riait, bouffonnait avec eux ;
des fois, néanmoins, agacé par des attaques un peu
vives et quelqu'un de ses tourmenteurs l'approchant de trop
près, il l'empoignait par la tignasse et vous le secouait
bellement.
i
les soins attentifs que dispensait la mère Coutard à
l'innocent lui avaient mérité l'estime et la sympathie
de tous ceux qui la connaissaient, il serait injuste de penser que
l'Administration, de son côté, dans la personne de ses
représentants locaux, ne les eût pas
appréciés à leur valeur : le directeur de
l'Agence de Lucenay-l'Evêque, le médecin de la
circonscription médicale de Cussy, aussi bien que le maire de
la commune d'Anost, étaient d'avis qu'une récompense
honorifique était due à cette digne femme ; d'autant
que 3 ou 4 ans auparavant, la presse française avait
mené grand bruit de la solennité dont une des communes
de la circonscription médicale d'Hesdin, dépendante de
l'Agence de Montreuil-sur-Mer dans le département du
Pas-de-Calais, avait été le théâtre,
à l'occasion de la médaille d'or décernée
par l'administration générale de l'Assistance publique
de Paris à une de ses anciennes nourrices qui avait
allaité ou élevé 32 enfants.
Pour moins nombreux que ceux de la nourrice
picarde, les nourrissons et les élèves de la nourrice
morvandelle formaient cependant une assez longue liste et, somme
toute, si "les états de services" de ces deux
"remplaçantes" émérites n'étaient pas
tout à fait équivalents, ils ne laissaient pas que
d'être, des deux parts, fort respectables. Cette liste, le
directeur de l'Agence, après l'avoir méthodiquement
dressée, l'avait jointe au rapport élogieux et
circonstancié dont il avait saisi son supérieur
hiérarchique. Des constatations ainsi établies, il
résultait que Gladie Chalopin, femme Andoche Coutard, avait
mis au monde 10 enfants, sur lesquels 5 avaient été
allaités par elle ; qu'elle avait fait 5 "nourrissages sur
lieu", dont 3 de première catégorie et 2 de seconde,
plus 5 nourrissages "sédentaires", 2 pour le compte de bureaux
bourgeois et 3, en comptant le berdin, pour le compte de l'hospice
dépositaire, enfin qu'elle avait élevé 5
pupilles de l'Assistance âgés de moins de 6 ans, soit,
au total, 25 enfants. Le rapport du directeur d'agence ajoutait que
Gladie Coutard avait toujours eu une conduite irréprochable et
qu'elle jouissait dans la contrée d'une réputation
d'honorabilité légitimement acquise tant au point de
vue professionnel qu'au point de vue privé. L'administration
avait favorablement accueilli, semblait-il, les propositions de son
représentant, propositions appuyées d'ailleurs par le
préfet de Saône-et-Loire près de son
collègue de la Seine, à la suite d'une démarche
personnelle du maire d'Anost.
éjà
chacun s'apprêtait à fêter l'excellente
créature qui incarnait en sa personne le type de la
fécondité traditionnelle et des mérites
professionnels du Morvan ; une ou deux semaines encore, et l'opinion
publique ne pouvait manquer de recevoir la satisfaction impatiemment
attendue, lorsqu'une irrémédiable catastrophe vint
bouleverser toutes les espérances.
Le directeur de l'Agence de Lucenay avait
avisé par lettre Gladie Coutard qu'il se rendrait à la
mairie d'Anost avec le percepteur le mardi suivant, jour de payement
des pensions trimestrielles d'enfants assistés : la pension de
Luc Chaumière étant la seule de cette nature qu'il
eût à régler par là, il était assez
naturel - il en avait été ainsi d'autres fois - que
l'ex-nourrice vînt recevoir son dû au chef-lieu de la
commune. La mère Coutard s'était rendue de bonne
grâce à l'invitation du "préposé". Ses
comptes réglés avec le directeur d'agence et le
percepteur, elle rentrait au logis, à son bras le panier
contenant ses livrets et les fonds qu'elle avait touchés. Le
coeur en liesse - "le préposé lui avait soufflé
à l'oreille quelques mots qui lui en disaient long sans en
avoir l'air" - elle venait de remonter lestement la côte et
commençait à la dévaler, les yeux
attachés sur le pittoresque panorama qui se déroulait
devant elle, lorsqu'il lui sembla qu'un gros nuage planait sur le
hameau, précisément du côté où elle
habitait.
Là, dans cet antique logis que les
Coutard occupaient de père en fils, depuis plus d'un
siècle, elle avait, 3 heures auparavant, laissé son
p'tiot installé, avec les précautions d'usage, dans sa
chaise haute. Le pauvret avait dû s'ennuyer un tantinet,
puis faire un long somme en attendant sa vieille nourrice. Rien
à craindre pour lui, d'ailleurs : la porte fermée
simplement au loquet, une voisine, femme de tout repos, amie de la
mère Coutard et aussi âgée qu'elle, était
chargée de le surveiller de temps en temps, comme il advenait
toujours en pareille occurrence.
La vue de ce nuage déroulant ses volutes
au-dessus du hameau par le ciel clair étonna et bientôt
inquiéta la mère Coutard ; elle hâta le pas et
son inquiétude grandit lorsqu'elle constata que le nuage
s'épaississait, s'étendait, tandis que parvenait
à son oreille un bruit de voix dont, à cette distance,
la signification lui échappait. L'anxiété de la
vieille femme devint de l'angoisse au moment où des lueurs
rougeâtres jaillirent brusquement des flancs du nuage :
- Le feu ! s'écria-t-elle. Bonne Vierge! dirait-on
pas qu'c'est devers cheu nous qu'ça brûle !
lle
se mit à courir et, en quelques minutes, atteignit au bas de
la côte le chemin de grande communication qu'elle traversa
rapidement et s'engagea dans "la voyette", à
l'extrémité de laquelle s'élève le
hameau.
Comme elle passait, toujours courant, devant l'atelier du
maréchal-ferrant, la patronne, qui relevait de couches et se
tenait debout sur le seuil, n'osant pas sortir, lui cria :
- Y a du malheur dans vot' quartier, la mère ! Not' homme
all' es parti y voir !
Jetant dans l'atelier, sans répondre, panier, livrets,
argent, Gladie se lança de plus belle en avant, éperdue
:
- Sainte Vierge, mon p'tiot ! Sainte Vierge, mon p'tiot !
gémissait-elle.
De vrai, le pâté de maisons
habité par Gladie Coutard était en feu. Trouvant un
aliment favorable dans le chaume qui couvrait ces antiques demeures
et dans les assioles - écailles de bois qui revêtent les
murs à l'orientation du nord pour les protéger contre
les frimas - les flammes exerçaient furieusement leurs
ravages.
Construite à l'une des extrémités du quartier,
la maison de la famille Coutard avait paru au début du
sinistre ne courir aucun risque, protégée par son
isolement même ; tous les efforts des sauveteurs
s'étaient donc concentrés sur les maisons
déjà atteintes et dont les habitants avaient pu,
l'incendie ayant éclaté en plein jour, après
s'être mis à l'abri du fléau, s'employer au
sauvetage de leur bétail ainsi que de leurs meubles,
vêtements et outils agricoles ; quant au logis Coutard, nul
naturellement n'avait songé à le
déménager, puisque à ce moment il n'inspirait
pas de crainte, et le berdin y était resté
enfermé à l'insu de tous.
Lorsque Gladie arriva sur les lieux, le feu
avait fait des progrès effrayants : des flammèches,
échappées d'un vaste brasier, volaient de tous les
côtés ; l'une d'elles, par malheur, vint tomber sur le
couvert de paille de la seule maison restée jusqu'alors
indemne, et le toit se mit aussitôt à flamber.
Poussant un cri terrible, Gladie voulut se précipiter vers la
chaumière :
- Mon p'tiot ! fit-elle.
lors
seulement les assistants se rendirent compte du résultat
lamentable de leur oubli ; comprenant que toute intervention serait
vaine, ils tentèrent d'arrêter la vieille nourrice ; dix
mains la saisirent à la fois ; elle se dégagea de leur
étreinte ; le désespoir décuplait ses forces ;
elle se jeta sur la porte, qu'elle enfonça plutôt
qu'elle ne l'ouvrit, d'une poussée surhumaine et s'engouffra
dans le brasier. Au même instant, le toit s'effondrait avec
fracas au milieu d'une pluie d'étincelles.
Lorsqu'il fut possible, quelques heures plus
tard, de pénétrer dans l'étroit espace
circonscrit par des pans de murailles encore debout, on
découvrit, parmi les décombres fumants, deux corps
carbonisés informes, étroitement enlacés. La
même bière reçut ces deux misérables corps
de femme et d'enfant qui n'en formaient plus qu'un, en quelque sorte,
et tout petit.
Les funérailles eurent lieu le surlendemain. Placée sur
un char traîné par des boeufs, la bière
disparaissait sous un amoncellement de fleurs et de feuillage, et
derrière ce char rustique venait en rangs pressés la
foule profondément recueillie. C'est que - nul ne s'y pouvait
méprendre - ce n'étaient point là seulement des
parents, des amis, des compatriotes accompagnant, de par la coutume
ancestrale, un des leurs au champ du repos ; c'était le
Morvan, le Morvan tout entier, atteint dans sa personne morale, qui
s'honorait lui-même en suivant le convoi de la vaillante femme
tombée victime de son devoir,
Mais, plus éloquents que ces marques de
sympathie, plus éloquents que les discours officiels du
sous-préfet, du maire, on aurait pu surprendre les propos de
quelques vieilles bonnes femmes, propos familiers qui eussent
doucement remué le coeur de la mère Coutard, si elle
avait pu les entendre :
- Poore foone ! All' es d'dans l'tro, ai présent !
Mé tout d'même, all' es bin countente d'y ete, pour ce
qu'all y es aivec son p'tiot !
Antonin Mulé
erci
de fermer l'agrandissement, sinon.
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