Bien
qu'il n'ait que 810 mètres d'altitude, le
mont Beuvray paraît beaucoup plus
élevé à cause de sa situation
isolée et par comparaison avec les montagnes
avoisinantes rangées respectueusement autour
de lui comme des serviteurs devant un
maître.
Son aspect, sous le manteau
de verdure qui le couvre, est imposant, et à
quelque heure qu'on le contemple, au milieu du
jour, baigné d'une lumière ardente,
le soir, auréolé des derniers rayons
du soleil à son déclin, la nuit,
enveloppé des effluves mystérieux de
la clarté lunaire, il exerce sur l'esprit le
moins prévenu une véritable
fascination.
Il attire, sans qu'on sache d'abord pourquoi, parce
qu'il est majestueux, splendide, et ensuite parce
qu'il est énigmatique.
Invinciblement, les regards
s'élèvent vers lui, s'y attachent, et
quelque chose de si puissant, de si étrange
émane de ce sphinx colossal
créé par la nature, placé
là, immuable gardien de traditions antiques,
que l'on se croirait en présence d'une
divinité des peuples primitifs.
Au sommet, cette impression
persiste. Ces arbres touffus, ces troncs noueux aux
formes tourmentées, le silence profond,
l'éloignement des endroits habités,
le panorama grandiose qui se déroule
jusqu'aux lignes bleues de l'horizon sans bornes
pénètrent l'âme d'un sentiment
sublime.
Si loin que la vue puisse
porter, c'est une mer d'éminences, de
collines et d'aspérités, vagues
immobiles, flots figés qui s'abaissent
graduellement, venant finir en signe de soumission
aux pieds mêmes du Beuvray.
C'est véritablement
l'hommage de toute une contrée à
celui qui la domine de sa masse et de son
illustration.
Nul emplacement ne pouvait
donc être mieux choisi pour y établir
une ville, centre politique, centre religieux,
telle que fut Bibracte (1) et, en
édifiant là leur capitale, les
Gaulois Éduens montrèrent un sens
avisé de l'effet, une compréhension
parfaite de la conformité du site au but
qu'ils se proposaient.
Que ce mot de capitale, pas
plus que la citation du De Bello Gallico de
César : " Bibracte de beaucoup la plus
grande et la plus riche citadelle des Éduens
" ne fassent d'ailleurs illusion.
Bibracte était au
premier siècle avant l'ère
chrétienne, époque où commence
son histoire proprement dite, le siège du
gouvernement, la Rome druidique par excellence, le
séjour des artisans les plus habiles du
peuple celte, et, à cet égard, son
importance devait être énorme, mais
c'était une influence foncièrement
morale que la sienne, car elle ne constituait
qu'une très modeste bourgade.
Les fouilles retentissantes
opérées par le savant Bulliot,
aidé de M. d'Aboville, ont eu ce double
résultat contradictoire de tromper
involontairement l'opinion et de la renseigner
exactement. C'est-à-dire qu'elles ont fait
conclure à la découverte d'une
cité très considérable, ce qui
était faux, tandis que, d'un autre
côté, elles ont
révélé dans leurs plus
minutieux détails le genre d'existence, les
murs et les relations internationales de nos
ancêtres, notamment avec la Grèce et
Marseille.
Si Paris ne comprenait que le
Parlement, Notre-Dame et les ministères, ce
serait encore une grande capitale, ce ne serait pas
une grande agglomération. Telle fut
Bibracte, dont la superficie était
restreinte et qui ne se composait que de quelques
constructions. Mais, sur ce plateau, que
d'édifices prestigieux pour leur
signification et leur caractère, en
dépit de leur pauvreté
architecturale.
Un cortège de druides,
sous la direction du fameux Divitiac, où les
prêtres enseignaient leurs dogmes et
apprenaient à la jeunesse les annales de la
nation, la médecine et quelques
éléments des sciences à leur
premier balbutiement ; un atelier, où "
l'Arcantodan ", fonctionnaire préposé
au trésor, surveillait la frappe des
monnaies qui avaient cours dans toute la Gaule ; le
temple de la grande déesse.
La place publique, où
se répercutaient les bruits et les nouvelles
de l'État ; la halle, où
s'établissait la valeur des denrées
et des marchandises et qui influait sur les
marchés d'alentour jusqu'à Matisco
(Mâcon), Cabillonum
(Chalon-sur-Saône)... ; la demeure du
Vergobret suprême, où s'assemblaient
en conseil, dans les circonstances graves, les
chefs de toutes les provinces (c'est là que
Vercingétorix, fils de Celtillus, fut
élu généralissime) ; celles
des personnages marquants, Litavic, le maître
de la cavalerie ; des guerriers notables,
Vedeliacos, Convictolitan, Dubnorix ; les maisons
des ouvriers les plus adroits, des meilleurs
artistes que l'on avait pu réunir,
bronzeurs; fondeurs, armuriers, bijoutiers,
corailleurs, potiers, Donniac, Aroé, Calos,
Suadugenu, toute la civilisation, tout le
progrès de ces temps
reculés.
Bibracte était donc
bien une capitale, dans l'acception
étymologique, une des têtes de ce
grand corps épars à l'ouest de
l'Europe (2).
Elle ne fut du reste pas
toujours fidèle à ce rôle, loin
de là ! On sait que les Éduens
firent, dès le début, alliance avec
les Romains. César, préparant
déjà la conquête, y passa un
hiver et assista, en qualité d'arbitre,
à la lutte violente pour l'obtention du
pouvoir que se livrèrent les deux
concurrents rivaux, Convictolitavis et Liscus. Ce
fait prouve à quel point il était
l'ami des Éduens, puisqu'ils ne craignaient
pas de donner à cet étranger le
spectacle de leurs discordes civiles et recouraient
à ses bons offices pour les
terminer.
Ils ne se
détachèrent de Rome que lorsqu'on
leur fit toucher du doigt les ambitieux projets du
proconsul et qu'ils s'aperçurent du terrible
danger qui menaçait la race tout
entière. Alors, ils oublièrent leurs
dissensions, la mésintelligence qui les
séparait des autres Gaulois et se joignirent
avec eux à Vercingétorix.
Les efforts de la
confédération furent vains.
César s'empara d'Alésia et de son
défenseur qui, chargé de
chaînes, attendit pendant six ans en Italie
une mort ignominieuse.
Au lendemain de la
défaite, les Éduens se
rallièrent au vainqueur et c'est à
leur intention qu'Auguste fit bâtir
Augustodunum (Autun) où, délaissant
Bibracte, ils allèrent se fixer.
Actuellement, lorsque,
après une ascension à pied d'une
heure, ou une montée d'une heure et demie en
charrette à bufs, véhicule qui
ne doit pas sensiblement différent de ceux
en usage jadis, on parvient à la
célèbre esplanade, on ne rencontre,
au-dessus de terre, presque aucun vestige de
l'ancienne place forte. Seuls, la pierre druidique
de la Wivre, à laquelle s'attache une
légende médiévale (3),
ou la pierre Salvée, et l'oratoire de
Saint-Martin, érigé sur les
substructions du temple de Bibrax, subsistent. Le
reste est enfoui dans la montagne. Heureusement que
les investigations des archéologues
fournissent les indications nécessaires pour
se repérer ! Heureusement aussi que les
racines des châtaigniers et des charmes ont
maintenu les terres et la configuration
générale n'a guère
changé !
On retrouve aisément
les fontaines qui alimentaient autrefois l'oppidum,
où viennent encore, à certains jours,
les Autunois, demander la guérison de leurs
maladies, continuant ainsi les croyances de leurs
aïeux ; les traces d'un aqueduc ; la
disposition des maisons et des rues ; le pourtour
des retranchements, qu'on appelle improprement les
fossés du Beuvray ; les portes, le parc aux
chevaux qui occupait un quart de la surface totale
; et la Côme-Chaudron qui fut, il y a vingt
siècles, le quartier des chaudronniers
gaulois.
Le pied heurte la crête
des murs sur lesquels les Éduens avaient
bâti leurs pauvres logis et leurs
médiocres monuments, en pierres
sèches, en bois et en pisé, ce qui
explique leur disparition. Les soubassements,
souvent taillés dans le roc, ont au
contraire résisté. Ici,
c'était le domicile d'un riche Éduen,
à en juger par les objets ramenés au
jour ; là, celui du Vergobert, sans doute
plus élégant avec ses essais de
sculpture et ses frustes mosaïques ; plus
loin, les fours des métallurgistes ;
à côté, les boutiques où
les orfèvres travaillaient les colliers, les
bracelets, les bagues qu'ils ornaient de corail et,
quand cette matière vint à leur
manquer, d'émail rouge dont ils furent les
inventeurs.
En cet espace
resserré, quelques coups de bêche ont
ressuscité Bibracte avec son système
de gouvernement, son organisation religieuse,
militaire, commerciale, industrielle et artistique,
Les Gaulois, sur lesquels on ne possédait
que peu de documents décisifs, revivent,
parlent, agissent et se montrent à nous tels
qu'ils étaient, nous dévoilant dans
son intégrité leur vie
sociale.
A cet égard, les
recherches exécutées sur le Beuvray
ne sont-elles pas plus instructives et plus
intéressantes que celles qui furent faites
à Gergovie, où les ruines mêmes
ont péri ; à Alise-Sainte-Reine
(Alésia), habitat d'un groupement composite
? En Auvergne, il n'y a point traces de
constructions, et les curiosités que l'on
exhume sont latines, sauf des pièces de
monnaie ; Alésia n'a presque rien
conservé qui ne soit gallo-romain ou
purement romain. Tandis qu'à Bibracte, tout
est essentiellement gaulois. Celtique, en effet, la
structure des bâtiments ; celtique, leur
agencement ; celtiques, les armes les
médailles, les ornements, les ustensiles
domestiques ; celtique, l'origine ; celtique,
l'idée dominante ; celtique, enfin, l'esprit
qui survit au milieu de ces empreintes d'un autre
âge et qui les pare de la beauté
inhérente aux choses du passé !
Maurice
Letellier
(1) Du nom de la
déesse Bibrax que l'on retrouve chez les
Gaulois du Nord-Est, les Rèmes. Leur
capitale s'appelait aussi Bibrax, aujourd'hui
Saint-Thomas, canton de Craonne, dans l'Aisne.
(2) Chaque
année, il y avait chez les Éduens une
grande fête où se mêlaient,
comme aujourd'hui, les préoccupations
religieuses, politiques, commerciales et agricoles.
Les Massaliotes y venaient échanger leurs
produits contre ceux des Gaulois et cette habitude
était si régulière qu'on avait
construit, spécialement pour eux, des
échoppes en charpente dont la base n'est
point complètement détruite.
Les Autunois tiennent encore cette foire
bimillénaire.
(3) Elle
prétendait qu'une guivre ou dragon gardait
le trésor caché sous cette pierre. Un
archéologue celtisant très
distingué, M. Changarnier, qui prit part aux
travaux de M. Bulliot, est d'avis que celte
légende remonte bien plus haut et qu'elle
est de source éduenne.
Source : "Le
Magasin Pittoresque" - Paris - 1908
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