Voici
une histoire qui s'est réellement passée au
Château de Chincé (86), à côté de
Jaunay-Clan, tout proche de St Léger La Pallu. Elle a
été recueillie auprès de l'oratrice en
1980.
Grand-mère
Angèle avait 20 ans quand éclata la première
guerre mondiale, et ma mère 2 ans. Servante dans une famille
bourgeoise, et sans nouvelle de son mari au front lorsque les canons
allemands trouèrent Paris et sa banlieue, elle eut peur pour
sa fille et pour elle :
- Monsieur, je ne veux plus rester ici, à entendre tomber
les bombes, je vous donne ma démission et retourne chez moi en
Charente.
- Attendez, Angèle, nous sommes contents de vos services, et
comme nous déplorons cette funeste ambiance, nous avons
décidé de partir dans notre château de
Chincé, proche de Poitiers. Venez avec nous.
- Je vous donnerai ma réponse demain, Monsieur.
A Chincé, la
vie s'organisa, avec des restrictions alimentaires et
financières, mais plus de sérénité. Les
serviteurs, à cette époque, n'avaient pas de salaire
évident, puisque logés, nourris et entretenus, mais on
ne peut plus chichement.
Pour se nourrir simplement, il fallait prélever sur le
disponible, c'est-à-dire sur ce que fournissaient le jardin et
le poulailler, car les achats faits par la patronne étaient
soigneusement comptabilisés.
Pour que ma
mère puisse manger quelques protéines, Angèle
soustrayait un ou deux ufs dans le poulailler, qu'elle cachait
dans la bouilloire de la cuisinière à bois, ou
prélevait des lambeaux de blanc sur les poulets servis
à la table et arrivait à gratter encore sur les maigres
restes revenant des repas des maîtres.
- Angèle,
nous avons ce soir des invités de marque. J'ai pu me procurer
cette rouelle de veau, je compte sur vous pour en faire un plat
remarquable.
- Bien, Madame, je vais le cuisiner soigneusement avec des oignons,
de la saulge et des champignons.
Ce qui faisait
beaucoup envie à ma grand-mère, c'était l'os qui
était au milieu, avec sa moelle nourricière. Avec son
esprit simple, elle se dit que ce n'est pas cet os qui allait
régaler les bourgeois guindés. Un ou deux coups de
couteau à désosser, et l'os se retrouva dans une
assiette et caché sur le plus haut buffet.
Grand-mère serra la viande au centre du plat, pour effacer le
creux. L'aide de cuisine, Martha la Belge, qui avait assisté
à l'ablation et savait qu'elle aurait sa part, avait
commencé à rire de la situation.
La cloche
tirée par un cordon depuis la salle à manger tinta,
annonçant que le plat devait être servi. Martha couvrit
le mets avec une cloche en argent, le servit et revint rapidement
vers la cuisine. Angèle avait descendu l'assiette de son
perchoir, coupé un morceau de pain, et les deux complices
eurent vite fait de nettoyer l'os de sa moelle arrosée de gros
sel, et de ses lambeaux de viande. Dernier geste de bonté,
l'os bien curé échoua au chien, qui ne se fit pas prier
pour croquer dedans. C'est à ce moment que la cloche se
manifesta vivement. Martha courut s'informer. Elle revint blême
avec le plat dans les mains :
- Sais-tu, Angèle, les patrons sont furieux parce qu'il
manque l'os !
La réaction de la grand-mère fut une colère
mêlée de rire :
- Ahhh, ils veulent l'os, eh bien ils vont l'avoir !
Le chien eut la
surprise de mordre dans le vide, tellement la
récupération de l'objet fut vive dans sa gamelle.
Angèle, avec ses doigts, écarta la viande,
replaça l'os, regroupa les morceaux, et arrosa de sauce et de
champignons :
- Allez Martha, va servir les amateurs d'os !
Martha, qui riait de
la farce, emporta le plat. Angèle en profita pour s'asseoir et
éponger la sueur provoquée par l'émotion, mais
la cloche tirée avec vigueur la rappela vite à la
réalité. Elle s'engagea dans le couloir pour aller aux
nouvelles, et surprise ! Martha avait posé le plat au milieu
du couloir, et à genoux, se tordait d'un rire nerveux, en se
tenant le ventre :
- Angèle, je ne saurais pas servir, c'est plus fort que moi
!
- Dépêche-toi de te lever avant que la patronne arrive,
tu vas nous faire virer.
- Je ne peux pas, Angèle !
- Donne-moi ton tablier.
La grand-mère
me raconta qu'elle prit beaucoup sur elle-même pour prendre le
tablier de Martha qui riait toujours et n'aidait pas à la
manuvre, l'enfiler correctement, ramasser le plat, reprendre un
air sérieux et servir en annonçant discrètement
à Madame que Martha avait eu un petit malaise et s'en
excusait.
Au retour, il lui fallut traîner Martha dans la cuisine et
calmer le fou rire qui la gagnait aussi, car le service
n'était pas terminé.
Il n'y eut pas de suite, car la moelle n'était pas
convoitée par les maîtres et leurs convives, mais
c'était la présentation du plat qui
importait.
Merci,
Jay

https://www.stleger.info