"-
Dis, Papy, tu m'as parlé des origines de la vigne, de son
implantation, de son entretien, de ses ennemis
Mais tu ne m'as
encore rien dit des vendanges
C'était comment, les
vendanges, dans ton temps ?
- Ah ! Mon gars ! Toi qui ne connais que la machine à
vendanger, tu vas avoir du mal à imaginer ce que
représentait pour nous ce mot magique : les vendanges !
- Magique ? C'était vraiment magique, les vendanges ?
- Un peu, oui, puisque c'était une période exaltante,
exceptionnelle dans le train-train de l'année. Nous avions
arpenté notre vigne tant et tant de fois, peinant,
courbés sur ses ceps pour "échiasser", tailler, plier,
éparpillonner, accoler, soufrer, sulfater,
épointer
Alors, quand enfin arrivait le moment de la
vendange, c'était comme une récompense. Oh, parfois
bien maigre, décevante, cette récompense, quand
l'année avait été avare de soleil
Mais
généreuse aussi quelquefois, dans une vigne
reconnaissante et prodigue.
e
vais te raconter.
Déjà les préparatifs engendraient une agitation
particulière et inhabituelle dans chaque ferme - car chaque
ferme possédait "sa" vigne, "sa" cave, "son" pressoir, et
faisait "son" vin.
Il fallait penser au tonnelier qui venait sur place remettre la
futaille en état, remplaçant un fond, une douelle,
changeant un cercle à une tonne, à une barrique,
à une cuette
Il fallait nettoyer le pressoir à grands coups de brosse et de
seaux d'eau.
Il fallait sortir les cuettes, les mettre à "combuger",
à les abreuver d'eau pour assurer
l'étanchéité.
Les tonneaux étaient revus et, au besoin, lavées
à l'eau additionnée de cristaux de soude puis
sérieusement rincés.
Il fallait prévenir les vendangeurs. Oh ! C'étaient des
gens de connaissance, des voisins, des cousins
et, comme
l'école ne reprenait qu'en octobre, on pouvait compter sur
quelques écoliers.
in
septembre, une centaine de jours après "la fleur", on
commençait à surveiller de près la
maturité des raisins. Dès que les grains "tournaient",
papy Guste, mon père, en goûtait un ici, un autre
là
Il faisait la grimace, il fallait attendre encore un
peu. Il disait : "Pourvu qu'il ne grêle pas !" Ah, cette
grêle tant redoutée, qui pouvait anéantir le
travail d'une année !
Ce sont les derniers rayons du soleil qui décident du
mûrissement des raisins. Mais voilà, la pluie et le
froid arrivent, alors on s'en veut d'avoir trop attendu ! On s'en
veut encore si on vendange par la pluie, alors que quelques jours de
soleil suivront. C'est une loterie. Le vin du voisin, plus
avisé, plus chanceux, sera de meilleure qualité. Quelle
déveine !
St Léger sur Sarthe (61) et
St Léger près Pons (17)
St Léger sous Cholet
(49)
ctobre
est là. Après bien des visites à la vigne, mon
père écrasait un grain entre ses gros doigts noueux. Et
enfin : "C'est sucré, ça colle, il est temps."
- Il n'y avait pas de réfractomètre ?
- Oh non ! Ça n'existait pas encore. Heureux ceux qui
possédaient un mustimètre !
- Et le ban des vendanges, Papy, est-ce qu'on en parlait ?
- Ah, ça, oui ! Cependant, dans les "quious", les clos
où la vigne était entourée de murets, on pouvait
échapper à cette contrainte.
Dès sa proclamation, tout s'activait et le branle-bas
commençait.
La veille du jour choisi, dans la "chârte", on installait
cuettes, subouts, égrenoir, pilon pour fouler le raisin, la
hotte en osier, les seaux - chez nous, on avait aussi quelques
cassettes, l'échelle à 10, 12 "rollons" pour
accéder au subout surmonté du broyeur - sans oublier le
picotin du cheval !...
Les sécateurs étaient remis à neuf. On avait,
bien sûr, alerté la troupe des vendangeurs.
Brigitte (St Léger
près Pons) en grande discussion
avec Françoise (St Léger sous Cholet)
et Alain (St Léger de
Montbrillais) avec Edmond (St Léger sur
Sarthe)
e
lendemain matin, chacun recevait son "sicateur" qu'il gardait tout le
temps des vendanges.
Le cheval est attelé et, hop !, direction la vigne ! Le
"personnel" profite de la charrette, on suit à pied tout en
discutant. Quand la vigne est éloignée, la carriole est
la bienvenue.
Bientôt la "chârte" stationnait sur la
"têtée", en équilibre sur ses chambrières,
et le cheval allait patienter, attaché à un arbre - car
il y avait des arbres fruitiers dans les vignes à cette
époque, des pêchers surtout.
Le patron faisait ses dernières recommandations : "Mettez bien
votre seau sous le cep, je ne veux pas voir un grain par terre !" Et,
dans la fraîcheur du petit matin, chacun disparaissait dans un
rang de vigne.
vec
la montée du soleil, les langues se déliaient. On
racontait des histoires, on plaisantait, on entonnait des
ritournelles, les rires fusaient
Un esprit de gaieté
soufflait sur la troupe des vendangeurs. Mais ça
n'empêchait pas de travailler hardiment, les seaux
étaient vite pleins. "La hotte ! La hotte !"
réclamait-on.
J'étais fort à cette époque, c'était
toujours moi qui la portais, même chez les voisins. Je me
faufilais entre les rangs, les pouces entre la poitrine et les
bretelles de la hotte. On y vidait les seaux et je revenais vers la
"chârte", courbé sous le poids de nos belles grappes
dorées cueillies à point, juteuses à souhait,
pour les verser dans le broyeur. Les rouges, rares à
l'époque, étaient passés à
l'égrenoir en osier.
h
! Déjà midi ! La matinée était vite
passée. Le grand air avait ouvert les appétits et la
"patronne" a préparé le repas. Alors, selon la
distance, on revenait à la ferme ou on déjeunait sur
l'herbe, s'il faisait beau. Et toujours dans la bonne humeur.
C'était à qui amuserait la compagnie !
Vers 14 heures, il fallait reprendre la cueillette ; alors l'entrain
était moins évident, le mal au dos se faisait sentir.
"Il ne faudrait pas s'arrêter" remarquait-on. La reprise
était pénible mais on s'armait de courage et, la bonne
ambiance aidant, voilà de nouveau la joyeuse troupe des
coupeurs attachée à la tâche jusqu'à ce
que le soleil baisse à l'horizon.
- Ça devait être
fatigant, toute la journée !
- Oh oui, surtout les premiers jours. C'était quand même
bien agréable lorsque le soleil était au rendez-vous.
Mais quand ça "pattait", que la terre s'agglutinait aux pieds
des vendangeurs, par la pluie, le vent ou le brouillard, sans
vêtements de protection, c'était bien pénible,
surtout qu'en ce temps-là, dans les vignes bien conduites, il
n'y avait pas d'herbe. Je me souviens que, certains jours, on
allumait un feu sur la têtée et on remplissait nos
poches de pierres chaudes.
En 80, il faisait -7, le soleil avait fait défaut cette
année-là ; on avait vendangé en novembre. Il
fallait secouer les fils de fer pour en détacher la neige
durcie par le gel. Les raisins gelés ne voulaient pas passer
dans le broyeur ! L'année suivante, le vin s'était fait
rare. Le bois de vigne, pas assez mûr, avait gelé et les
bourgeons avaient avorté. Triste année !
e
retour à la ferme, la journée se prolongeait avec le
travail à la cave pour les hommes, la préparation du
repas du lendemain pour la maîtresse de maison, surtout quand
on vendangeait plusieurs jours à la suite. Cependant, chez
nous, on n'allait qu'un jour sur deux. Il fallait rebêcher le
cep le lendemain de la récolte, et aussi s'occuper de rentrer
les betteraves pour les bêtes.
our
fêter la fin des vendanges, on installait parfois un bouquet
sur la dernière cuette de l'année. Dans certaines
maisons, le patron offrait "le bout d'or", un repas copieux et bien
arrosé où ne régnait pas la morosité,
surtout si la récolte était abondante et si le
mustimètre annonçait "du degré". Et puis, on
savait jouer de la pipette, les verres se remplissaient bientôt
de bernache à la moindre occasion.
Oh non ! tu ne peux pas te rendre compte de toute cette ambiance
laborieuse et si gaie, si conviviale, qui régnait à ce
moment-là.
Tu ne connaîtras pas non plus cette puissante odeur vineuse de
moût en fermentation qui filtrait de chaque puisard, de chaque
"jettouère", baignant tout le village, révélant
toute une animation souterraine avec les vignerons s'affairant autour
des pressoirs et des futailles dans nos caves de tuffeau.
le groupe folklorique "les
Genêts d'Anjou"
Le progrès a inventé la
machine à vendanger, ce monstre qui secoue ces malheureux
ceps, qui avale les raisins. En quelques heures, des hectares de
vigne sont dépouillés de leurs fruits, laissant des
pampres dénudés, des rafles nues, comme si des milliers
d'étourneaux étaient passés par là. La
récolte est entassée sans ménagements dans des
remorques et dirigée vers les caves ou vers la
coopérative qui assure la vinification. Je ne dis pas que les
vins élaborés dans ses chais ne sont pas bons, mais
adieu la typicité des nectars qu'on trouvait chez nous, chaque
barrique ayant un caractère propre et particulier. La "coop",
elle, fabrique chaque année d'énormes volumes de vins
identiques qui répondent à l'attente des
consommateurs.
Jojo et Françoise (St
Léger sous Cholet)
Edmond (St Léger sur
Sarthe) et Christophe (St Léger sous
Cholet)
ien
sûr, le travail est exécuté plus vite, sans main
d'uvre supplémentaire, sans fatigue
le
progrès
Est-on plus heureux ?
Plus de rires, plus de chansons, plus de jeunes qui se chahutent, se
courent après
Il faut aller vite, être
"rentable".
Ah ! Où est-il, le folklore des vendanges traditionnelles,
épuisantes peut-être, mais si gaies !?
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