Ci-dessous
un extrait du livre "Les Enfants cachés de la
Résistance", de Jean-Marie Pouplain, aujourd'hui
décédé - Geste Editions - 1998
:
"Le 4 mars 1943, une lettre
du préfet des Deux-Sèvres au chef du SD
à Poitiers, consécutive à un rapport de
gendarmerie du 27 février, signalait l'arrivée
à Coulon, village du Marais Poitevin, de sept juifs
expulsés de la zone côtière de
Charente-Inférieure, aujourd'hui Maritime.
Parmi ces personnes, il y
avait une famille composée des parents et de leurs
trois enfants : M. Albert Lazare, préparateur en
pharmacie mais qui apparaît sous l'appellation de
"manoeuvre agricole", ce qui est le signe tangible
que la nécessité de survie entraînait
bien des reconversions, son épouse Lucie et les trois
enfants Micheline, Colette et Jean. Originaires de Metz, ils
étaient arrivés pendant l'exode de 1940 au
Gué-d'Alleré, petit village de 450 habitants
à 15 kilomètres de La Rochelle. Ils y avaient
été accueillis très chaleureusement et
des aides spontanées leur avaient été
proposées, tant de la part du curé que des
instituteurs "laïques convaincus et militants".
Jean Lazare précise que "personne ne se souciait
de notre religion" et qu'il régnait "une
remarquable sollicitude". Malgré le
déracinement, M. et Mme Lazare "ont cru pouvoir
établir une vie presque normale et s'installer mieux
dans un village rural où ils se rendraient
utiles". En effet, Mme Lucie Lazare connaissait
l'allemand et pouvait aider la secrétaire de mairie
et les familles réfugiées qui avaient des
parents prisonniers et devaient, pour des raisons
administratives, se servir de celte langue. M. Lazare, quant
à lui, s'était mis à la recherche d'un
emploi et "il (avait) appris aussi à jardiner et
obtenait l'usage de sillons dans un champ en échange
de services".
Mais, comme partout
ailleurs, les mesures d'ordre antisémite sont
parvenues à la mairie de ce village. Recensement des
personnes et des biens, marquage:des pièces
d'identité avec le npon "Juif", avis
d'interdiction de travail professionnel ou d'emploi
rémunéré, saisie des avoirs bancaires
et des véhicules pour ceux qui en avaient, remise de
trois étoiles jaunes par personne contre
délivrance d'un point textile, enfin toutes les
dispositions, prises conjointement, même si elles
n'étaient pas concomitantes, par les autorités
allemandes et, le plus souvent, par l'État
français, arrivaient sans problème
jusqu'à la plus petite commune de France.
Pourtant, une mesure
particulière survint qui concerna la famille Lazare,
mais aussi d'autres personnes qui vinrent, de ce fait, en
Deux-Sèvres. Ce fut la disposition allemande qui
interdisait les zones côtières aux Juifs
jusqu'à une distance de trente kilomètres du
littoral. Une première injonction de partir fut faite
par des agents de la Gestapo assistés d'un
interprète qui s'était présenté
comme s'appelant Kieffer, originaire de Sarreguemines et
connaissant bien Metz, ville d'origine des Lazare. Cette
première incursion s'accompagna de
l'enlèvement de leur voiture personnelle et du vol
d'argent et de différents objets. Puis, après
la réception de l'ordre d'expulsion, une autre visite
domiciliaire se produisit alors que M. Lazare était
parti chercher un nouvel endroit où habiter, qui
allait être le village de Coulon. Cette fois-ci,
encore, des objets furent dérobées à
Mme Lazare, terrorisée parce que seule devant cette
incursion policière.
C'est donc après ces
évènements que M. et Mme Lazare et leurs
enfants arrivèrent à Coulon au cours du mois
de février 1943. Ils s'installèrent rue du
Four, dans une maison à deux niveaux disposant d'un
jardin, et M. Albert Lazare s'efforça de
recréer un cadre de vie le plus normal possible
compte tenu des circonstances. Jean Lazare fut
scolarisé dans la classe de M. Rouger alors que sa
plus jeune sur allait à l'école des
filles, voisine de celle des garçons puisque seul le
bâtiment de la mairie les séparait. Sa
sur aînée, quant à elle, avait
été admise dans un établissement
niortais. Les parents Lazare et leurs enfants ne portaient
pas habituellement l'obligatoire étoile jaune quant
ils étaient à Coulon, mais chacun d'entre eux
en avait une cousue sur un vêtement au cas où
il aurait été nécessaire de l'arborer.
Dans les souvenirs de cette époque, il semble que les
relations aient été moins chaleureuses et
l'ambiance plus tendue que dans leur
précédente résidence. L'accumulation
des mesures vexatoires et tyranniques, l'idée
d'être toujours sur des listes détenues par une
administration qui était le bras séculier de
la persécution, constituaient certainement des
éléments qui n'étaient pas pour rendre
l'atmosphère respirable. Il y avait pourtant, dans
une maison voisine, une famille Boyer dont la fille, Annie,
était très attentionnée, mais c'est
surtout les instituteurs, M et Mme Rouger, qui apparaissent
comme ayant été très près de la
famille Lazare. Malgré une vie qui essayait de
paraître normale, Jean Lazare garde le sentiment que
ses parents "se tenaient en permanence sur leurs
gardes". C'est certainement pour cette raison qu'ils
s'étaient procuré, par un moyen qui n'a pas
été rapporté, de faux papiers
d'identité au nom d'une famille Lafond originaire de
Nantes.
Cependant, la marche des
événements se poursuivait malgré les
précautions et les inquiétudes. Le 30 janvier
1944, pendant le repas du soir, des gendarmes vinrent
avertir, ce qui constituait certainement une
dérogation aux ordres reçus, qu'ils allaient
revenir pour arrêter les parents et les enfants
Lazare. Tout de suite, Annie Boyer et M. Rouger furent
avertis afin de voir ce qu'il était possible de
faire. La fuite de M. Lazare fut envisagée mais,
comme son épouse était enceinte de sept mois
et que lui-même avait une santé
précaire, ce projet n'eut pas de suite. Par contre,
les trois enfants, Micheline, Colette et Jean furent
immédiatement emmenés à l'école
de garçons par M. Rouger, en passant par
l'arrière de leur habitation et par les jardins, afin
de dissimuler leur .départ. Là, avec aussi le
concours de l'institutrice Mme Mathé, ils ont
été cachés toute la nuit dans les
combles de cette école, en attendant qu'une
décision soit prise à leur égard.
Quelques heures
après, le 31 janvier 1944, à 0 heure 30 ainsi
que le précise le procès-verbal, les gendarmes
de la brigade de Niort revinrent pour procéder
à l'arrestation de la famille Lazare, ainsi
d'ailleurs que de deux autres personnes
considérées comme juives et résidant
à Coulon. Entre temps, le docteur Forget, qui
exerçait dans ce village, avait été
alerté, et les forces de gendarmerie durent constater
que M. et Mme Lazare possédaient un certificat
médical les déclarant intransportables. Dans
le même procès-verbal, les gendarmes durent
également constater que les enfants avaient
été soustraits à l'arrestation. Dans la
soirée de ce même jour, à 18 heures 30,
la gendarmerie établit un nouveau document qui
indiquait que M. Albert Lazare et son épouse Lucie
Lazare avaient été transférés
à l'hôpital de Niort pour y être
internés sous surveillance policière.
Pendant ce temps, les trois
enfants Lazare étaient toujours dissimulés
dans les combles de l'école de garçons de
Coulon. M. Rouger, qui avait été instituteur
à l'Enclave de la Martinière, dans le pays
mellois, avant d'être nommé dans le Marais
Poitevin, avait envoyé une de ses filles, Jeanne,
rencontrer une personne qu'il connaissait dans ce village.
Jeanne Rouger partit donc vers Melle, peut-être en
car, ce souvenir étant toutefois incertain, mais ce
qu'elle se rappelle parfaitement, c'est qu'elle fit à
pied, la nuit tombée, à travers les champs et
les bois, le trajet de Melle à l'Enclave de la
Martinière, ce qui représente environ cinq
kilomètres. Arrivée à l'Enclave, elle
se rendit à la ferme de M. Jacques Pelletier, que lui
avait indiquée son père, au lieu-dit la
Bertramière, et donna les raisons de sa visite
tardive. Sans hésiter, M. Jacques Pelletier et son
épouse Louise acceptèrent de recevoir le
garçon, Jean Lazare, regrettant seulement de ne pas
pouvoir les prendre tous les trois. Dès le lendemain
matin, Jacques Pelletier alla voir un de ses voisins, M.
Auguste Garnaud, qui habitait au Quaireux, à peu de
distance de la Bertramière, pour lui demander s'il
accepterait de recueillir les deux autres enfants, Micheline
et Colette. Là encore, l'acceptation fut sans
réserve et Jeanne Rouger put revenir à Coulon
pour apporter la nouvelle.
La nuit du 31 janvier au 1er
février 1944, Micheline, Colette et Jean Lazare
furent emmenés à Glandes, petit hameau
dépendant de la commune de Coulon mais distant
d'environ deux kilomètres du village lui-même.
Ils furent accueillis chez Mme Marie-Paule Moinard, qui les
installa dans une pièce située au-dessus de sa
petite épicerie. M. Maurice Moinard, son fils,
précise que Jean Lazare, qui avait peut-être
pris froid dans le grenier de l'école, toussait assez
fréquemment et, afin que les clients de
l'épicerie ne se posent pas de questions, il se
mettait un édredon sur le visage pour étouffer
le bruit.
Mais il fallait à
présent trouver un moyen pour conduire
clandestinement à l'Enclave de la Martinière
les trois enfants qui se trouvaient sous le coup d'un mandat
d'arrêt. Là encore, ce fut la nuit que
s'effectua le voyage. Il y avait à Coulon un marchand
de bière et de charbon qui s'appelait
Gédéon Pipet et qui disposait d'un petit
camion équipé d'un gazogène. Des tonnes
furent montées dans le camion el recouvertes de
fagots. C'est dans cet abri précaire et
improvisé que se glissèrent les trois enfants,
et Jean Lazare se rappelle qu' "il faisait nuit et
froid" ; mais il a aussi le souvenir de Mme Louise
Pelletier qui l'a accueilli dans ses bras quand ils sont
arrivés à l'Enclave de la Martinière.
Après avoir rajouté du charbon de bois dans le
fourneau de son gazogène, M. Pipet continua sa route
et alla déposer Micheline et Colette Lazare au
Quaireux, chez M. et Mme Auguste Garnaud.
Le sauvetage des enfants
avait été réalisé. À
présent, la vie allait se poursuivre dans une
apparente tranquillité malgré les pesanteurs
douloureuses consécutives aux jours passés.
Jean Lazare fut tout de suite intégré à
la vie campagnarde grâce à la chaleur de
l'accueil de Jacques Pelletier, appelé
familièrement "Jacquet" ou Raoul, de son
épouse Louise et de leurs enfants Louis et Pierre. Il
se souvient qu'ils l' "ont cajolé et adopté
comme un nouveau fils et frère", mais aussi
"des grandes rôties (tartines grillées au
feu de bois) el du chocolat, en place du déjeuner -
repas que les autres avaient et qui n'était pas (dans
son) habitude".
Ses surs
bénéficiaient de la même qualité
d'hébergement chez M. et Mme Auguste Garnaud
où Jean Lazare allait les voir environ une fois par
semaine. Elles étaient très entourées
par toute la famille et les deux filles de la maison,
Louisette et Yvonne - appelée "Vonette" - qui
étaient sensiblement de leur âge. Jean Lazare
se rappelle ses visites au Quaireux où, en plus de la
chaleur humaine qui y régnait, il découvrait
chez Auguste Garnaud la séduction d'une culture
protestante qu'il n'avait jamais encore
côtoyée. "La bibliothèque de M.
Garnaud était très riche" et celui-ci
parlait beaucoup avec son jeune visiteur,
s'intéressant à son travail scolaire et
accompagnant "ses occupations agricoles de multiples
réflexions et citations". Il se souvient aussi
des soirées passées au coin du feu avec les
membres de la famille et les voisins, ainsi que des
réfractaires au STO qui se cachaient dans les
granges.
Sous le nom de Lafond,
réfugié de Nantes, Jean Lazare allait à
l'école du village où l'instituteur, M.
Contre, satisfait de ses résultats, voulait le faire
passer en sixième. Il fallut bien lui dire quelle
était la véritable situation et les choses en
restèrent là, toujours protégées
par le silence et la discrétion. En effet, à
l'Enclave de la Martinière, personne n'était
au courant, à l'exception du maire et plus tard de
l'instituteur, de la véritable identité des
enfants. Même s'il y avait des questions qui restaient
sans réponse, toute la population demeurait dans une
expectative prudente, tant vis-à-vis des enfants
Lazare que pour les nombreux réfractaires qui
logeaient et se déplaçaient de ferme en ferme.
Micheline et Colette Lazare, quant à elles, ne
pouvaient pas poursuivre leur scolarité, le niveau de
l'école primaire étant dépassé
pour elles.
Mme Louise Pelletier et M
Auguste Garnaud s'étaient rendu à Niort et
avaient pu prendre contact avec M. et Mme Lazare
détenus l'un et l'autre à l'hôpital. Mme
Lucie Lazare venait de donner le jour à une petite
fille, Danielle, et Mme Pelletier se souvenait que la
chambre où elle se trouvait était
gardée par un policier. Pour approcher Albert Lazare,
M. Garnaud s'était fait passer pour un membre du
personnel chargé de l'entretien. Par ce
subterfuge, il avait pu rapporter aux enfants des lettres de
leur père où, dans l'une d'entre elles,
celui-ci disait à son fils que "quoi qu'il arrive
(tu) ne dois pas (te) faire justice (toi)-même
à l'encontre de ceux qui ont fait le mal".
Auguste Garnaud avait aussi reçu en
dépôt différents papiers et objets qu'il
avait cachés dans un vieux chêne têtard
et "cabourne", c'est-à-dire dont le tronc
était creux.
Pendant ce temps, les
événements poursuivaient leur cours et la fin
de l'été 1944 vit le reflux des troupes
d'occupation et la libération du département
des Deux-Sèvres, célébrée le 6
septembre, Le 14 septembre, Jean Lazare se souvient d'avoir
vu Annie Boyer arriver en tandem depuis Coulon où il
revint avec elle. Le lendemain, il put enfin se rendre
à l'hôpital pour y voir son père qui
était très souffrant, ainsi que sa
mère, toujours très fatiguée
après la naissance de sa fille Danielle. Micheline et
Colette Lazare étaient également revenues
à Niort et, le 17 septembre, ils apprirent le
décès de leur père. Avec l'aide de
personnes de Niort, M. et Mme Mayoux, qui avaient
gardé le contact avec elle, Mme Lucie Lazare et
maintenant ses quatre enfants purent s'installer dans un
logement de la rue de la Poste.
Ainsi se terminait pour
cette famille un temps d'exode et de persécution au
cours duquel un enchaînement d'assistance et de
générosité lui évita de basculer
dans le gouffre sans espoir de la déportation,
même si la fin de leur histoire fut marquée par
les signes de la mort mais aussi de la naissance. M. Jacques
Pelletier et Mme Louise Pelletier, M. Auguste Garnaud et Mme
Marie Garnaud ont reçu la Médaille des Justes
à titre posthume, le 28 juin 1995."
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