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Contrairement
à nos attentes, le démarrage se fait en douceur, la
pédale dans la crème fraîche. Impression quasi
intacte trois jours après, pour le deuxième cours.
Rentrée en ordre et silence, tous avaient la même
question : que va-t-il se passer ? Globalement, ce fut un
succès, le prof était une pointure. Mais il
fonctionnait en permanence sur la surmutipliée, inutile de
draguer la voisine pendant ses cours ! De plus, il n'hésitait
pas à utiliser tous les moyens visuels, gestuels, pour
maintenir notre attention et emporter les convictions. Je me demande
encore pourquoi il n'a pas été remarqué par un
producteur pour devenir acteur ou clown. Si est encore de ce monde,
il peut se vanter de nous avoir autant appris sur la physique-chimie
que sur le rire. Passons donc aux
anecdotes. Cours de chimie sur le soufre et ses composés. Nous
remarquons vite les deux briques trônant sur la paillasse. Nous
n'allons pas tarder à savoir. Après la théorie
qu'il exécute vivement en arpentant nos rangs, à voix
forte et gestuelle engagée, il revient vers la paillasse, et
prépare l'expérience avec explications claires et
détaillées. Au moment où il soulève une
brique pour l'écraser sur l'autre, avec explosion garantie,
clameur dans la salle ! Evènement en
cours du troisième trimestre : Une grève du personnel
du lycée, anodine au début, mais qui dura deux mois.
Parmi les effets : pas de cantine, mais oh joie ! Oh bonheur ! Plus
d'appariteurs ! Donc plus d'appel, plus de feuille de
présence, plus de contrôles entrée-sortie, la
liberté d'aller et venir ! La grève
terminée, il restait à peine deux mois avant les
congés. Il fallait rattraper le retard. Avec d'autres, je
perdais pied. Mr Charpentier, avec sa faculté d'observation
aiguisée, le remarqua. A la fin du cours, il réclama le
silence et fit une annonce : En
avant-dernière, une tragédie avortée. Cours sur
les propriétés des acides. A la fin des
expériences, M. Charpentier nous demande de nettoyer nos
paillasses et de rincer nos éprouvettes, en nous mettant en
garde, avec sa voix éraillée mais forte, de verser
l'acide dans l'eau et pas le contraire. Ce devait être la
semaine pendant laquelle j'éprouvais une attirance pour les
fines gambettes de Christine, et j'ouvris le robinet.
L'éprouvette fut pulvérisée, et je sentis comme
un essaim de diptères sur mon visage. Encore une fois les
réflexes du prof furent exemplaires et efficaces. Je sortis de
la salle lavé-mais-non-essoré, la figure et les yeux
rincés énergiquement. Pour terminer le
portrait, rajoutons une note de rigueur. Nous sommes en compo de
Phys-Chim, et le prof, courbé, mains dans le dos, pour
soulager ses douleurs lombaires, il nous confiera plus tard que sa
colonne tient grâce à des plaques métalliques,
arpente nerveusement nos rangées, sa surveillance est
renforcée, il n'aime pas tricheurs et antisèches. Et
d'un coup le volcan se réveille ! En regardant machinalement
par la fenêtre, il a repéré dans le
bâtiment voisin un élève en compo comme nous, en
train de tricher. Il explose en imprécations, les bras au
plafond, il aperçoit un "pion" passant dans notre couloir, qui
est happé sans avoir le temps de respirer, dans notre classe
avec mission de surveillance aiguë, et il se précipite
dans l'escalier, traverse la cour, surgit dans la classe en face,
où le remous nous informe du succès de son
intervention. Le pion réquisitionné a fort affaire pour
nous éloigner des fenêtres, mais la perspective d'un
Charpentier de retour en colère de couleur
indéfinissable, dont les semelles frappent le plancher du
couloir, nous calme efficacement. Debout sur l'estrade, sa harangue
est courte mais mordante : Merci,
Jay
Et la surprise est totale. Un Marx Brother aux cheveux en brosse plus
courte qu'une moquette retraitée, âge à
définir, sortant probablement d'un tournage en muet, nous
invite à entrer dans la salle 2 du bâtiment C.
Il faut plusieurs minutes pour que l'étonnement s'estompe. Il
est conscient de son effet et prend le temps de nous observer. Pas de
doute, c'est un nerveux, et s'il boîte un peu, il a les
réflexes d'une gazelle avant ménopause !
Traditionnelle demande, mêlée d'humour. Prenez une
feuille, de papier, de vigne, de verre, sinon une semelle, un
mouchoir propre, j'accepte presque tout
avec vos pedigrees,
signalez si vous redoublez.
Même les fortes têtes s'exécutent sans renifler,
ils ont senti que le bonhomme a de l'autorité sous l'apparence
fragile, ce qui se vérifiera dans les trimestres à
venir.
Le ramassage des feuilles se fait en silence, sous sa directive,
rangée après rangée. Une fois le paquet en main,
il ne perd pas de temps. Chacun de nous se lève à
l'appel de son nom, il pose peu de questions, mais il regarde avec
acuité, et sa mémoire sera rarement prise en
défaut par la suite.
Pendant les quarante minutes de cours restantes, il testera notre
classe avec une grande habileté, et nous ressortirons tous
avec l'impression d'avoir connu un extraterrestre !
Nous avons tous vu en une fraction de seconde le même spectacle
: il lève les bras haut avec la brique, et un pan de sa
chemise de nylon sort de son pantalon, et vient se poser sur le
mélange posé sur l'autre brique.
Il n'a pas eu le temps d'entendre notre cri. La brique s'abat avec
force, l'explosion est très réussie, et l'incendie de
la chemise encore mieux. Au music-hall, on n'aurait pas ri davantage
! Buster Keaton, Laurel et Hardy, enfoncés.
Il a eu le prompt réflexe d'ouvrir le robinet à
côté de lui, mais a tellement tiré sur sa
liquette que la ceinture du pantalon a déclaré
relâche !
Position délicate du prof essayant de rentrer avec des gestes
qui auraient inspirés De Funès, ce qui restait de
chemise dans un pantalon subissant la loi de la pesanteur ! Une
ficelle trouvée dans un tiroir lui permet de retrouver une
prestance, il décrit ce qu'il fait comme s'il avait
déjà joué le sketch !
Très fort le personnage !
Vous dire si on a séché les cours ! J'en ai encore soif
aujourd'hui ! ! Et pourtant notre QG était la piscine
municipale les jours pairs, et le café en face du lycée
les jours impairs, histoire de flairer les infos et devancer la fin
de la grève, pour éviter que nos parents soient au
courant de nos absences.
Et ce jour impair, avec mon copain Jojo, nous avions
monopolisé le flipper. Le Jojo était en train de gagner
sa deuxième gratuite, je l'encourageais et n'avais pas vu
entrer qui ça ? Notre prof de physique !
La stupéfaction me clouait sur le siège, et le prof,
facétieux, tapote l'épaule de Jojo, qui, croyant que je
le chinais, sans se retourner, balance à mon intention, en
balayant ses arrières d'un mouvement du bras :
- Fais pas le con, je gagne !
Eh bien, le plus content de son coup, quand le Jojo s'est
retourné avec un autre "Arrête tes conneries",
c'est M. Charpentier ! Il se tapait sur les cuisses !
Mes abdominaux se transformaient en plaquettes de béton
armé, imaginant les représailles parentales
après celles de l'administration.
J'eus du mal à m'extraire de ma stupeur en entendant :
- Allez les fugueurs, je vous paie un pot.
Le Jojo, plus hâbleur que moi, en fut aussi de son
étonnement, s'excusa et remercia notre payeur.
Le lendemain, nous étions parmi les rares présents au
cours, et fûmes fidèles jusqu'au bout.
- Ceux qui n'ont pas compris peuvent venir le jeudi
après-midi chez moi, c'est gratuit, l'adresse est au
tableau.
Le jeudi suivant, avec Jojo et deux copines, nous arrivons
à l'adresse indiquée. Le pavillon ressemble à
celui de la grand'mère du petit chaperon rouge, il n'y a pas
de sonnette, le portillon d'entrée nous semble intouchable, le
chien jappe mollement en chassant les mouches. Le professeur nous
voyant depuis son séjour, vient tirer le portillon sur un
grincement qui aurait vexé Rostropovitch, et nous invite
chaleureusement. L'intérieur est étonnant, simple,
disparate, un négligé dans lequel on s'attend à
trouver des hippies. L'autre choc, c'est Madame Charpentier, en chair
sans excès, et qui dégage une sympathie compacte
à laquelle on pourrait suspendre son pardessus en confiance !
Sa bonhomie, son sourire et ses gâteaux étaient
déjà responsables d'un pourcentage du
réchauffement climatique !
- Asseyez-vous, les jeunes. Nous sommes autour de la table de
salle à manger, qui sent la cire comme chez moi, le tableau
noir est présent, et notre prof écoute, explique,
détaille, et nous suivons, nourris de tarte aux pommes et
abreuvés de limonade. Avec le chien qui cherche caresses et
miettes de tarte.
Cours particulier inattendu, et dont les traces affectives et
intellectuelles seront indélébiles.
Pour incruster le théorème de Thalès dans nos
cervelles, démonstration dans le jardin, avec le bâton
planté dans les rangs de radis, et mesure de l'ombre au
cordeau.
C'est imprimé, M. Charpentier : plus tard j'ai fait pareil
avec mes filles, elles aussi ont fait "Eurêka".
Cinquante ans après, aucune trace n'est visible.
- J'ai assez dit depuis le début que vous pouviez venir me
voir après les cours ou chez moi le jeudi, alors je ne
tolère pas les tricheurs. Quand on ne sait pas, il vaut mieux
le dire honnêtement. Même avec un zéro en compo,
je suis prêt à vous faire recommencer. Ce ne sont pas
vos notes qui m'importent le plus, c'est que vous compreniez pour
aller plus loin.
Merci, Monsieur et Madame Charpentier.