ONSIEUR HARPENTIER

 

 

"Rentrée 1960 en seconde. Nous attendons dans le couloir un professeur de physique-chimie. L'excitation est visible dans les rangs désordonnés, pris entre les copains de l'an passé, les redoublants qu'on a plus envie de voir, les calculs de rang pour se caser près des nouvelles jolies-belles ; bref, les glandes salivaires surchauffent, les questions sur Qui ? Comment ? Pourquoi ? Ah bon ? Pas possible ? Tu crois ? Le vieux ? Un nouveau ? sont plus présentes que des embruns autour d'un phare !
Et la surprise est totale. Un Marx Brother aux cheveux en brosse plus courte qu'une moquette retraitée, âge à définir, sortant probablement d'un tournage en muet, nous invite à entrer dans la salle 2 du bâtiment C.
Il faut plusieurs minutes pour que l'étonnement s'estompe. Il est conscient de son effet et prend le temps de nous observer. Pas de doute, c'est un nerveux, et s'il boîte un peu, il a les réflexes d'une gazelle avant ménopause !

 

 

Contrairement à nos attentes, le démarrage se fait en douceur, la pédale dans la crème fraîche.
Traditionnelle demande, mêlée d'humour. Prenez une feuille, de papier, de vigne, de verre, sinon une semelle, un mouchoir propre, j'accepte presque tout… avec vos pedigrees, signalez si vous redoublez.
Même les fortes têtes s'exécutent sans renifler, ils ont senti que le bonhomme a de l'autorité sous l'apparence fragile, ce qui se vérifiera dans les trimestres à venir.
Le ramassage des feuilles se fait en silence, sous sa directive, rangée après rangée. Une fois le paquet en main, il ne perd pas de temps. Chacun de nous se lève à l'appel de son nom, il pose peu de questions, mais il regarde avec acuité, et sa mémoire sera rarement prise en défaut par la suite.
Pendant les quarante minutes de cours restantes, il testera notre classe avec une grande habileté, et nous ressortirons tous avec l'impression d'avoir connu un extraterrestre !

Impression quasi intacte trois jours après, pour le deuxième cours. Rentrée en ordre et silence, tous avaient la même question : que va-t-il se passer ? Globalement, ce fut un succès, le prof était une pointure. Mais il fonctionnait en permanence sur la surmutipliée, inutile de draguer la voisine pendant ses cours ! De plus, il n'hésitait pas à utiliser tous les moyens visuels, gestuels, pour maintenir notre attention et emporter les convictions. Je me demande encore pourquoi il n'a pas été remarqué par un producteur pour devenir acteur ou clown. Si est encore de ce monde, il peut se vanter de nous avoir autant appris sur la physique-chimie que sur le rire.

 

 

Passons donc aux anecdotes. Cours de chimie sur le soufre et ses composés. Nous remarquons vite les deux briques trônant sur la paillasse. Nous n'allons pas tarder à savoir. Après la théorie qu'il exécute vivement en arpentant nos rangs, à voix forte et gestuelle engagée, il revient vers la paillasse, et prépare l'expérience avec explications claires et détaillées. Au moment où il soulève une brique pour l'écraser sur l'autre, avec explosion garantie, clameur dans la salle !
Nous avons tous vu en une fraction de seconde le même spectacle : il lève les bras haut avec la brique, et un pan de sa chemise de nylon sort de son pantalon, et vient se poser sur le mélange posé sur l'autre brique.
Il n'a pas eu le temps d'entendre notre cri. La brique s'abat avec force, l'explosion est très réussie, et l'incendie de la chemise encore mieux. Au music-hall, on n'aurait pas ri davantage ! Buster Keaton, Laurel et Hardy, enfoncés.
Il a eu le prompt réflexe d'ouvrir le robinet à côté de lui, mais a tellement tiré sur sa liquette que la ceinture du pantalon a déclaré relâche !
Position délicate du prof essayant de rentrer avec des gestes qui auraient inspirés De Funès, ce qui restait de chemise dans un pantalon subissant la loi de la pesanteur ! Une ficelle trouvée dans un tiroir lui permet de retrouver une prestance, il décrit ce qu'il fait comme s'il avait déjà joué le sketch !
Très fort le personnage !

 

 

Evènement en cours du troisième trimestre : Une grève du personnel du lycée, anodine au début, mais qui dura deux mois. Parmi les effets : pas de cantine, mais oh joie ! Oh bonheur ! Plus d'appariteurs ! Donc plus d'appel, plus de feuille de présence, plus de contrôles entrée-sortie, la liberté d'aller et venir !
Vous dire si on a séché les cours ! J'en ai encore soif aujourd'hui ! ! Et pourtant notre QG était la piscine municipale les jours pairs, et le café en face du lycée les jours impairs, histoire de flairer les infos et devancer la fin de la grève, pour éviter que nos parents soient au courant de nos absences.
Et ce jour impair, avec mon copain Jojo, nous avions monopolisé le flipper. Le Jojo était en train de gagner sa deuxième gratuite, je l'encourageais et n'avais pas vu entrer qui ça ? Notre prof de physique !
La stupéfaction me clouait sur le siège, et le prof, facétieux, tapote l'épaule de Jojo, qui, croyant que je le chinais, sans se retourner, balance à mon intention, en balayant ses arrières d'un mouvement du bras :
- Fais pas le con, je gagne !
Eh bien, le plus content de son coup, quand le Jojo s'est retourné avec un autre "Arrête tes conneries", c'est M. Charpentier ! Il se tapait sur les cuisses !
Mes abdominaux se transformaient en plaquettes de béton armé, imaginant les représailles parentales après celles de l'administration.
J'eus du mal à m'extraire de ma stupeur en entendant :
- Allez les fugueurs, je vous paie un pot.
Le Jojo, plus hâbleur que moi, en fut aussi de son étonnement, s'excusa et remercia notre payeur.
Le lendemain, nous étions parmi les rares présents au cours, et fûmes fidèles jusqu'au bout.

 

 

La grève terminée, il restait à peine deux mois avant les congés. Il fallait rattraper le retard. Avec d'autres, je perdais pied. Mr Charpentier, avec sa faculté d'observation aiguisée, le remarqua. A la fin du cours, il réclama le silence et fit une annonce :
- Ceux qui n'ont pas compris peuvent venir le jeudi après-midi chez moi, c'est gratuit, l'adresse est au tableau.
Le jeudi suivant, avec Jojo et deux copines, nous arrivons à l'adresse indiquée. Le pavillon ressemble à celui de la grand'mère du petit chaperon rouge, il n'y a pas de sonnette, le portillon d'entrée nous semble intouchable, le chien jappe mollement en chassant les mouches. Le professeur nous voyant depuis son séjour, vient tirer le portillon sur un grincement qui aurait vexé Rostropovitch, et nous invite chaleureusement. L'intérieur est étonnant, simple, disparate, un négligé dans lequel on s'attend à trouver des hippies. L'autre choc, c'est Madame Charpentier, en chair sans excès, et qui dégage une sympathie compacte à laquelle on pourrait suspendre son pardessus en confiance ! Sa bonhomie, son sourire et ses gâteaux étaient déjà responsables d'un pourcentage du réchauffement climatique !
- Asseyez-vous, les jeunes. Nous sommes autour de la table de salle à manger, qui sent la cire comme chez moi, le tableau noir est présent, et notre prof écoute, explique, détaille, et nous suivons, nourris de tarte aux pommes et abreuvés de limonade. Avec le chien qui cherche caresses et miettes de tarte.
Cours particulier inattendu, et dont les traces affectives et intellectuelles seront indélébiles.
Pour incruster le théorème de Thalès dans nos cervelles, démonstration dans le jardin, avec le bâton planté dans les rangs de radis, et mesure de l'ombre au cordeau.
C'est imprimé, M. Charpentier : plus tard j'ai fait pareil avec mes filles, elles aussi ont fait "Eurêka".

 

 

En avant-dernière, une tragédie avortée. Cours sur les propriétés des acides. A la fin des expériences, M. Charpentier nous demande de nettoyer nos paillasses et de rincer nos éprouvettes, en nous mettant en garde, avec sa voix éraillée mais forte, de verser l'acide dans l'eau et pas le contraire. Ce devait être la semaine pendant laquelle j'éprouvais une attirance pour les fines gambettes de Christine, et j'ouvris le robinet. L'éprouvette fut pulvérisée, et je sentis comme un essaim de diptères sur mon visage. Encore une fois les réflexes du prof furent exemplaires et efficaces. Je sortis de la salle lavé-mais-non-essoré, la figure et les yeux rincés énergiquement.
Cinquante ans après, aucune trace n'est visible.

Pour terminer le portrait, rajoutons une note de rigueur. Nous sommes en compo de Phys-Chim, et le prof, courbé, mains dans le dos, pour soulager ses douleurs lombaires, il nous confiera plus tard que sa colonne tient grâce à des plaques métalliques, arpente nerveusement nos rangées, sa surveillance est renforcée, il n'aime pas tricheurs et antisèches. Et d'un coup le volcan se réveille ! En regardant machinalement par la fenêtre, il a repéré dans le bâtiment voisin un élève en compo comme nous, en train de tricher. Il explose en imprécations, les bras au plafond, il aperçoit un "pion" passant dans notre couloir, qui est happé sans avoir le temps de respirer, dans notre classe avec mission de surveillance aiguë, et il se précipite dans l'escalier, traverse la cour, surgit dans la classe en face, où le remous nous informe du succès de son intervention. Le pion réquisitionné a fort affaire pour nous éloigner des fenêtres, mais la perspective d'un Charpentier de retour en colère de couleur indéfinissable, dont les semelles frappent le plancher du couloir, nous calme efficacement. Debout sur l'estrade, sa harangue est courte mais mordante :
- J'ai assez dit depuis le début que vous pouviez venir me voir après les cours ou chez moi le jeudi, alors je ne tolère pas les tricheurs. Quand on ne sait pas, il vaut mieux le dire honnêtement. Même avec un zéro en compo, je suis prêt à vous faire recommencer. Ce ne sont pas vos notes qui m'importent le plus, c'est que vous compreniez pour aller plus loin.
Merci, Monsieur et Madame Charpentier.

 

 

Merci, Jay  

 

 

 

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