Depuis
quelques années, et en particulier depuis 1989*, et ensuite en
2008**, le village provençal de Saint Léger est sorti
de lombre de la discrétion qui lavait
entouré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le
village a été à la hauteur de son nom*** en se
montrant plus que prêt au combat, prêt au sacrifice
même : celui qui aurait eu lieu si, par malheur, les nazis
avaient découvert son secret.
Il a fallu que le temps passe pour que soient
reconnus son courage, sa générosité, et son
total désintéressement, car les habitants de ce
village, comme tant dautres anonymes, ne sont jamais
allés clamer sur les toits ce quils avaient fait, et
encore moins réclamer une quelconque médaille. Ils
navaient fait quappliquer leurs valeurs à la
situation qui se présentait devant eux, en bons
chrétiens.
Cest une vraie chrétienne, Yvonne
Douhet qui a raconté à sa fille Marie-José, il y
a bien longtemps, ce quelle-même avait vécu un
jour de 1943. Ce récit est resté dans la mémoire
de sa fille, qui nen parlait guère, étant tout
aussi modeste et discrète que sa maman.
Un jour cependant, alors que javais fait
venir un témoin survivant de la Shoah - Herman Idelovici -
pour témoigner dans le lycée où nous enseignions
toutes les deux, elle mavait lâché, presque en
catimini, dans un couloir : "Ma mère a sauvé des
Juifs pendant la guerre, dans son village" - sans men dire
davantage. Et javoue qualors, prise par le temps, et par
une regrettable négligence, je ne lui en ai pas demandé
plus, ni les détails de cet épisode.
Quelques années plus tard, nos chemins
se croisèrent à nouveau, et jai enfin eu le
privilège de pouvoir écouter et transcrire le
récit étonnant de lacte courageux de Mme Yvonne
Douhet.
* date à laquelle la médaille des
Justes a été remise à Zoé David,
secrétaire de mairie pendant l'occupation, qui avait
orchestré la protection des réfugiés au
village
** date à laquelle une plaque a été
apposée sur la mairie du village à l'initiative de Yad
Vashem
*** le nom de Saint Léger provient en effet d'un nom de
personne d'origine germanique Leodgari, latinisé en
Leodegarius (Leod = peuple + gars = prêt au combat),
popularisé par saint Léger, évêque
d'Autun, martyrisé puis assassiné en 678
Tout dabord, il faut comprendre
quau début les réfugiés politiques, et les
dix-neuf Juifs en quête de refuge en tout trente
personnes - avaient été logés dans un petit
hôtel, puis, que, pour ne pas attirer lattention, ou
peut-être par souci déconomie, ils avaient
été hébergés par diverses familles.
Celles-ci, il faut le souligner, ne leur ont jamais rien
demandé en échange de leur
hospitalité.
Cest ainsi que le docteur Karassik se
trouva logé chez Yvonne et Marius Douhet, les parents de
Marie-José. Ce médecin parisien, sans doute
dorigine russe, avait demblée confié ses
papiers didentité (non falsifiés) et quelques
biens précieux à ses hôtes, qui les avaient tout
simplement rangés dans un tiroir.
Le docteur Karassik avait un accent
étranger qui amusait la petite Marie-José, et il savait
y faire avec les enfants : Marie-José avait alors 5 ans, et il
ny avait point de maternelle au village. Le docteur entreprit
de lui apprendre à lire, la faisant suivre des yeux chaque
ligne à laide dune aiguille à tricoter. Nul
doute que cet objet faisait pour lui office du stylet que lon
utilise pour lire la Torah ! Et puis, quand elle était bien
sage, il lui offrait un bonbon quil sortait de sa poche, tel un
magicien.
À la question inquiète
dYvonne sur la composition de cette friandise, en ces temps
dersatz, il répondait invariablement « Pur
sucre » (quelque chose me dit que cela devait ressembler
à « Pir Sicre », mais jen nai
aucune preuve, autre que sa prononciation de « des
moutons » qui devenait « dess moutonss »
selon Marie-Josée !) doù le surnom qui
resta collé à lui dans le village. Il devait en avoir
une petite provision à distribuer aux enfants sages ! Inutile
de rappeler que le sucre, pur ou pas, était une denrée
plus quinvisible en ce temps-là.
Toujours est-il que Marie-José et le
docteur formèrent une paire damis, ainsi quen
témoigne la photo ci-dessous, sur laquelle figure
également le petit chien du docteur :
Marie-José et le docteur Karassik,
avec son petit chien
les photographies ont été confiées par
Marie-José Blondé
Comme il était seul, et que M. Marius
Douhet sabsentait de temps à autre, le docteur Karassik
retournait loger à lhôtel, sans doute pour
éviter que "cela ne jase" dans le village. Car il faut dire
quYvonne Douhet était une fort jolie personne. Avenante,
souriante, intelligente, avant la guerre elle était
secrétaire de direction chez un avocat, à
Nice.
Yvonne Douhet, dans son bureau, avant
guerre
Le couple ne sétait replié
au village natal de Marius que pour mieux nourrir leur petite fille.
En ville, les restrictions affamaient les habitants. À Saint
Léger, il y avait de quoi manger, enfin un peu mieux. Il y
avait des poules, des vaches, des chèvres, des moutons
(abattus clandestinement), du grain (moulu la nuit, sans doute au
moulin de Daluis)... et de la vigne.
bal au village - cliquer sur l'image
pour l'agrandir
Pour lanecdote, une magnifique treille de
raisin framboisé courait entre les balcons des maisons de la
Placette, elle appartenait à la famille Fournier. Les enfants
en raffolaient, et en chapardaient volontiers quelques grappes. On
faisait feu de tout bois, et, malgré les difficultés,
malgré le vieux fourneau rudimentaire, bien moins pratique que
la gazinière quelle utilisait en ville, Yvonne Douhet
faisait des tartes, dont on lui disait que cétaient les
meilleures du village !
Car le quotidien nétait pas fait
que dangoisse. Les enfants allaient à
lécole, les adultes se retrouvaient le soir pour
bavarder : la vie suivait son cours, tant bien que mal. Il y avait
là un autre réfugié, du nom de Kitrosser, dont
Marie-José se souvient bien. Il avait été grand
reporter pour un magazine qui sappelait
Réalités. Comme il avait beaucoup voyagé,
il racontait ses aventures par le menu à la veillée, ce
qui fascinait les enfants en particulier. Il avait une fille,
Marie-Thérèse, que lon peut voir sur cette photo,
en compagnie de Marie-José.
Marie-Thérèse Kitrosser et
Marie-José Douhet (à droite)
Yvonne, la
fermière
Au village, il y avait un lavoir communal,
auquel les femmes allaient laver leurs draps. Des draps qui, une fois
propres, ne serviraient pas quà faire les lits. En
effet, afin de protéger les maquisards, un code
téléphonique avait été mis en place. En
cas dalerte, le téléphone sonnait, depuis
Puget-Théniers, et quand lalerte était
levée, le nombre de sonneries était différent.
Alors certaines plaçaient un grand drap à la
fenêtre pour le faire savoir aux maquisards. Marie-José
se souvient très bien avoir vu sa mère envoyer ce
signal optique inhabituel.
Le village était à la fois
vulnérable, car placé en bout de route, comme dans un
cul-de-sac, mais aussi protégé par le pont suspendu qui
franchissait la rivière au bas de la route venant de
Puget-Théniers. En effet, les Allemands étaient au
courant de la présence active des maquisards, et ils
rechignaient à franchir ce pont, quil aurait
été facile de dynamiter, les rendant prisonniers sur
lautre rive, à la merci des
résistants.
La route qui montait au village, en lacets,
était étroite, mais, de loin en loin il y avait des
"refuges", des espèces dencoches sur le
bas-côté, qui permettaient à deux
véhicules de se croiser. Il y avait aussi un endroit où
lon pouvait faire demi-tour. Den haut, on voyait
très bien tout véhicule qui montait de la
vallée.
Ceci pour expliquer le récit suivant,
rapporté par Marie-José Blondé, la fille
dYvonne :
"Vous
avez pu constater en montant à St Léger que la
route est escarpée et bordée dà
pics à certains endroits, ce qui permet davoir
une vue plongeante sur la route qui serpente en contrebas.
Et inversement les véhicules qui montent voient
très bien les voitures qui descendent. Ces
détails expliquent lépisode qui suit
:
Un matin ma mère avait
décidé de descendre à
Puget-Théniers dans la vallée avec la voiture
de service du village me laissant seule avec le docteur.
Arrivée à lendroit que je vous ai
décrit, le chauffeur se rend compte que des soldats
allemands à bord dune voiture faisaient route
vers le village de St Léger. Ils avaient franchi le
pont, ce qui était très inhabituel car ils
craignaient les attaques "terroristes".
Affolement et désolation dans
le petit car parmi les passagers. Mais impossible de faire
demi-tour ce qui aurait éveillé les
soupçons, donc il fallait continuer comme si de rien
nétait. Ma mère qui ne pensait
quà moi et aux familles juives (elle ma
souvent dit : "Je voulais revoir ma fille") a
intimé au chauffeur lordre de
sarrêter pour pouvoir descendre, attendre les
Allemands et remonter avec eux au village pour voir ce qui
pouvait advenir.
Le chauffeur lui a répondu :
"Yvonne, vous êtes folle, je ne vous laisserai
jamais faire une chose pareille." Mais ma mère a
tellement tempêté et insisté, quil
a accepté de sarrêter, la mort dans
lâme, et de la laisser seule au milieu de la
route. Le chauffeur ralentit, et sarrêta
à un endroit où les Allemands ne pourraient
pas le voir, et ma mère est descendue. Le petit car a
continué sa route, a croisé les Allemands, et
il est arrivé en bas sans problème.
Peu après, la voiture des
Allemands, au nombre de trois, est arrivée et ma
mère sest mise en travers pour les faire
arrêter. Les Allemands furent tout dabord
très surpris de voir une jeune femme, jolie de
surcroît, se mettre en travers de leur route et leur
faire de grands signes pour quils
sarrêtent. Ma mère leur expliqua
quelle était fatiguée, que la route
était mauvaise et quelle avait du mal à
marcher, ce qui était vrai car à
lépoque elle souffrait dune
ostéite au fémur gauche. Elle leur a dit
quelle remontait vers le village.
Elle ajouta quelle était
prête à monter avec eux pour regagner le
village. Elle leur a expliqué tout cela avec beaucoup
daplomb et de calme, nhésitant pas
à réitérer sa demande. Voyant cela, les
Allemands se sont concertés à plusieurs
reprises, et finalement lui ont demandé sil y
avait des Juifs à St Léger. Ma mère
bien sûr a répondu que non car le village
était petit et pauvre. Cette réponse sembla
les convaincre. Ils repartirent et ne sont jamais
revenus.
En évoquant cette histoire ma
mère ma souvent dit que les minutes
précédant leur départ avaient
été les plus longues de sa vie, et que jamais
elle navait autant prié. Ensuite elle est
remontée à pied jusquau village (8 km
à pied avec une jambe malade) en évitant
soigneusement les raccourcis au cas où les Allemands
changeraient davis. En arrivant au village, le docteur
lui a dit : "Je noublierai jamais ce que vous avez
fait pour moi et mes compatriotes."
C'était un petit car comme
celui-ci qui faisait la navette entre le village et
Puget-Théniers.
Bien sûr ma mère na
pas publié son histoire "sur tous les toits", mais
moi je le fais, en souvenir delle. Vous conviendrez
que cette histoire mérite dêtre
racontée et le courage de ma mère a
certainement contribué à ce que le village
vive en paix jusquà la fin de la
guerre.
Cest une belle histoire et je
suis très fière de mes parents."
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On
devine langoisse, et la foi, de cette femme entre les lignes du
récit de sa fille. Il est évident que si les Allemands
étaient montés jusquau village, ils auraient
arrêtés non seulement les réfugiés, mais
aussi pris en otage tous ceux qui les avaient protégés.
Plus tard, en évoquant cet épisode, Yvonne na
cessé de répéter à sa fille quelle
voulait la revoir (vivante), et que cest la raison pour
laquelle elle avait agi de manière aussi instinctive et
déterminée. Cela nôte rien à son
courage, mais cela explique peut-être le silence qui a
entouré son acte, et celui quelle-même a voulu
garder. On a envie de rappeler "Qui sauve un enfant sauve un
peuple". Cest ce qua fait Yvonne Douhet, et quand
bien même ce témoignage ne repose que sur le
récit de sa fille, il me semble indispensable quil soit
rendu public.
Après la guerre, le docteur Karassik
qui, hélas, na pas eu de descendance a
retrouvé son cabinet médical, 2 rue Beethoven, à
Paris, et a repris son travail. Sa reconnaissance a été
grande envers les Douhet. Chaque année, un colis fastueux
arrivait à Noël. Il fit visiter Paris à
Marie-José, lorsque, âgée de seize ans, elle
quitta Nice pour la première fois, lemmenant chez les
grands couturiers, et faire la tournée des
grands-ducs.
Ce sont là des souvenirs inoubliables
que Marie-José ma autorisée à publier,
pour témoigner enfin, de sa grande reconnaissance envers sa
mère, ainsi quenvers les villageois de Saint
Léger à lattitude exemplaire. Un sentiment que
nous sommes nombreux à partager.
Source et lien : https://gratitude-leblogdecathiefidler.blogspot.fr
2008 : le village
à l'honneur pour sa solidarité avec les
Juifs
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erci
de fermer l'agrandissement sinon
https://www.stleger.info