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août 1914 J'ai retrouvé hier
André à la gare du Nord à 3h1/2. Inutile de
te dire qu'ayant tous deux le coeur bien gros, nous étions
heureux de partir ensemble. Embarqués à 4 heures dans
des fourgons à bestiaux, nous sommes partis à 7 heures
de Paris et arrivés ici à 11h 1/2. 12 novembre
1914 [jour de
la mort d'Auguste Jaud] Depuis ce matin 5 heures,
j'ai repris les avant-postes, c'est une navette continuelle : 3 jours
d'avant-postes, 1 jour de garde aux issues et l'on recommence.
Actuellement, les Allemands montrent moins d'activité et ils
sont économes en munitions. Commencent-ils à se lasser
? Nous l'espérons sans trop oser y croire. Il en est de
même du bruit, que nous soyons relevés et
remplacés par des troupes de l'armée. Je t'avoue que
pour ma part je n'y crois pas et n'y compte pas. Mes peines, mes
fatigues, mes souffrances augmenteraient encore que je ne m'en
plaindrais pas. Je les offre à Notre Bon Maître pour le
salut et la délivrance de notre cher pays. Combien je pense
à vous tous, et combien j'aspire au retour. 1er juillet
1915
Ma lettre va t'apporter un
petit espoir. Vu la fatigue et l'état sanitaire du
régiment, le Colonel a enfin obtenu que l'on nous mette au
repos, compagnie par compagnie. Nous irons donc huit jours au repos
complet dans des péniches aménagées
spécialement sur la Meuse. 2 juillet
1915
[dernière lettre d'Alexandre] Me voici de nouveau
à mon poste. J'y suis revenu avec une certaine
appréhension, à cause du triste souvenir que la
dernière période m'a laissé. Ce matin, j'ai
été avec mes hommes déposer une couronne de
fleurs et une gerbe faite par nous, sur la tombe de mon petit
sergent. http://etienne.jacqueau.free.fr/Temoignage.htm
Ah ! ce départ, la vue du vieux clocher et des
cheminées de l'usine d'André, les vivats de tous ceux
qui attendent le passage des trains militaires, les mouchoirs qui
s'agitent. Ah ! Que de serrements de cur.
Arrivés ici, nous nous sommes séparés,
André allant à la caserne Hédouville et moi au
Palais de Justice. Là, comme tout renseignement, l'on me dit
que la Compagnie était logée de la rue du Cloître
à la rue des Templiers. Débrouillez-vous, à
minuit, dans une ville inconnue et où tout le monde est
couché. Nous étions 4 et comme il nous était
dur, surtout pour la première nuit, de coucher à la
belle étoile, nous sonnions à toutes les portes. Mais
partout les locaux étaient occupés, ou bien l'on ne
nous répondait pas. Finalement, à force de sonner, une
porte s'ouvrit : c'était le presbytère. C'est donc
là où je passai ma première nuit, dans un
bûcher, sur une botte de paille. Deux heures de bon sommeil
nous reposèrent.
Ah ! Ma chère Suzanne, que de serrements de cur, si l'on
retourne en arrière, si l'on songe à tous ceux qui sont
restés là-bas et que l'on aime tant et tant.
Ce matin, nous nous sommes équipés, ce n'est pas une
petite affaire, je te prie de le croire, et j'ai eu bien du mal
à le faire, quoique André m'ait aidé, mais il a
peu de vêtements à ma taille, d'autant plus que tout est
pris, en partie. Nous venons de déjeuner tous les deux, assis
sur les marches du presbytère.
André n'est pas équipé et reste ici au
dépôt. Quant à moi, je pars ce soir ou
demain pour une direction inconnue. Le moment du départ sera
encore une nouvelle déception, car nous aurions
été bien heureux de rester ensemble. Enfin, l'heure des
épreuves est venue, et une de plus, une de moins, peu
importe.
Ne te tourmente pas, ma chère petite femme, pas plus du reste
que cette pauvre mère ; embrassez bien mes petiots pour moi et
dites-leur qu'ils vous le rendent. Pensez souvent à nous, qui
pensons souvent à vous, et surtout soyez fortes, ne vous
tourmentez pas inutilement.
Allons, au revoir, ma chère petite femme, ne te
décourage pas... Allons, courage et ne
désespérons pas.
Quand aurai-je de tes nouvelles ? Quand et où me
parviendront-elles ? Voilà le plus dur.
Quand me retrouverai-je auprès de tous les êtres
aimés, auprès de mes tout-petits dont j'aimais si peu
à me séparer. Ces bons moments reviendront, et combien
nous les apprécierons davantage !
Notre tour est fixé du 14 au 22 juillet. Voici mon intention.
Je vais voir le Commandant de suite, puis le Colonel pour leur
demander s'il ne me serait pas possible d'aller chez moi pendant ce
repos pour y surveiller la marche de ma maison. Ceci n'est qu'un
espoir, j'espère que le Colonel donnera un avis favorable. Ce
sera certainement très dur et je ne m'illusionne pas à
ce sujet.
Ne nous réjouissons pas trop car nous pourrions avoir une
désillusion et j'hésitais à te faire part de ma
combinaison. Néanmoins, espérons... Cette joie nous
serait bien un peu due, depuis si longtemps que nous souffrons et que
nous peinons. Je t'adresse ci-joint quelques photos prises par un
ami. Ma tranchée avant et après l'éclatement
d'un minenwerfer. Pour moi, j'avais tant de choses à voir et
à faire que je n'ai pas songé à la prendre et
puis, je n'en avais surtout pas le cur.
J'ai reçu 16 paquets de linge que ma tante A... m'a
envoyés. J'ai fait bien des heureux et je vais lui
écrire pour la remercier. Rien de nouveau, je suis en bonne
santé et je me remets petit à petit des émotions
de l'ancien séjour. Mais il faut y retourner demain et
j'appréhende un peu de revoir tous ces emplacements. Allons,
je te quitte avec un petit espoir d'aller vous embrasser tous. Comme
nous serions heureux ! Mais, mais, aurons-nous cette joie ?
Surtout ne t'impatiente pas, car il va falloir attendre encore de
longs jours avant d'être fixés.
Hier, j'ai envoyé à ses pauvres parents son couteau et
son assiette en aluminium (tout ce qui restait de ce qu'il avait sur
lui). J'avais fait graver sur l'assiette par un de mes hommes "C...
D..., sergent 362e d'Infanterie, 19e Compagnie, mort au Champ
d'Honneur, le 26 juin 1915", ainsi qu'une branche
d'églantines. Pauvres gens, s'ils savaient dans quel
état il était, leur pauvre enfant !
Je n'ai pas encore vu le Commandant au sujet de ce que je t'ai dit
hier, mais j'ai bien peur que cela soit très difficile. Enfin,
espérons.