Sur la dernière lettre que je vous ai
envoyée, je vous disais qu'à Blidah, il y allait avoir
des fêtes qui dureraient 3 ou 4 jours. Ces fêtes ont eu
lieu : elles ont commencé le samedi 19 mai. Lorsque je vous ai
écrit la dernière lettre, je vous disais qu'il se
faisait de grands préparatifs, mais je ne croyais pas que
c'aurait été aussi conséquent que ça l'a
été. Aussi, il y avait beaucoup de monde. Ce qui a fait
tort, c'est un peu d'eau qui est tombée, comme vous allez le
voir plus loin.
Vous m'avez dit de faire le
résumé de ces fêtes. Ce résumé, je
l'ai fait et je vous l'envoie. Je ne vous l'expliquerai pas aussi
bien que si l'on se parlait en personne, car une lettre pour raconter
une histoire, c'est peu de chose...
Mais enfin, je vous l'expliquerai de mon mieux, et j'espère
que ça vous fera plaisir. Il me semble à moi que si
j'avais un fils, un frère, un ami quelconque qui serait
éloigné de moi, et qu'il me racontât ce qui se
passe dans son pays, que j'en serais content, et surtout des choses
comme il s'en est passé à Blidah pendant 3 ou 4 jours.
Il y avait un concours extraordinaire de tir.
C'est par les tirs que les fêtes ont commencé. Je vous
explique comment c'était arrangé, mais vous n'y
comprendrez peut-être bien rien, car il faut l'avoir vu pour le
comprendre.
Il y avait des armes de toutes les
espèces, le programme vous donnera le nom de toutes ces armes.
Je vous ai dit que les fêtes commençaient par les tirs,
c'est aussi par là que ça a commencé. Ça
devait commencer à une heure, et aussitôt une heure
sonnée, le feu a commencé.
Le terrain que les tireurs occupaient avait
à peu près 50m de long sur 25 de large. Du
côté gauche se trouvaient 3 cibles, pour dames et jeunes
gens. Ces cibles étaient pour une espèce de carabine
qu'ils nommaient système Flobert (1). Un peu à
droite de ces cibles se trouvait une autre cible pour le revolver.
Là, il y en avait qu'une. Aussi elle n'a pas eu la plus
d'ouvrage. Il y a presque rien que des officiers qui y ont
tiré.
A droite de cette cible, mais beaucoup plus
loin, parce que ces cibles système Flobert et celle pour le
revolver étaient qu'à une distance de 15m, je dis donc
que, à droite de ces cibles, à une distance de 150m, se
trouvait une autre cible représentant un orang-outan,
espèce de singe. A voir de loin, l'on aurait dit un homme
debout. Maintenant, cette cible était numérotée
depuis 1 jusqu'à 10. Le n°10 était à la
tête, aussi c'est toujours là qu'ils cherchaient
à le tirer. Parce que toutes ces cibles étaient
numérotées, c'est ceux qui auront le plus de points qui
gagneront.
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carabine de tir
Flobert
|
Je continue : à droite de cette cible,
il y en avait une autre, mais elle n'était qu'à une
distance de 70m. Toutes les fois qu'une balle était mise dans
la cible, la cible tournait. Voilà comme c'était
arrangé : figurez-vous qu'il y ait un fossé profond,
que sur ce fossé, il y ait un morceau de bois qui traverse le
fossé et qui appuie de chaque côté. Dans ce
morceau de bois, il y avait un morceau de fer de passé
dedans.
Toutes les fois qu'une balle était mise dans la cible, les
marqueurs, qui étaient dans le fossé au pied de la
cible, la faisaient tourner, comme ça ils voyaient où
que la balle avait porté et, avec des morceaux de carton
représentant des chiffres, ils faisaient voir le n°
obtenu. L'autre marqueur, qui se trouvait à côté
du tireur, inscrivait sur une liste les balles et les points mis dans
la cible.
Plus loin, un peu à droite, et à
une distance de 100m, se trouvait une autre cible. Plus loin, un peu
à droite, et à une distance de 400m, se trouvait encore
une autre cible. C'était arrangé la même chose
que pour la cible de 70m, aussi je n'y reviens pas. Mais ce n'est pas
là le plus curieux, je continue et vous allez voir.
A droite de ces cibles, il y avait un mur qui
avait à peu près 40m de long, mais au milieu, à
peu près sur une longueur de 10m, il était au niveau de
la terre. De l'autre côté de ce mur, c'est-à-dire
du côté opposé aux tireurs, se trouvaient des
rails qui étaient placés comme pour une ligne de chemin
de fer. Sur ces rails se trouvait un wagonnet, espèce de petit
wagon.
Dans ce wagon, il y avait deux cibles
représentant deux sangliers, un petit et un gros. Toutes les
fois qu'il y en avait quelques-uns qui voulaient tirer, le marqueur
qui était auprès du tireur avertissait avec une petite
corne qu'il avait exprès. De chaque bout de ce mur, il y avait
des hommes qui, au moyen de cordages qui étaient
attachés au wagonnet, le faisait circuler d'un bout à
l'autre, pendant que le wagon passait où que le mur
était le moins haut.
L'on voyait bien les cibles, mais, une fois passé, l'on ne
voyait plus rien. Eh bien ! c'est pendant que le wagon passait que
l'on voyait les cibles que le tireur devait faire feu dessus, mais ce
n'était pas facile. Aussi il y en avait très peu qui
les empoignaient.
Les cibles représentant des sangliers
courant les uns après les autres étaient
numérotées, c'est au cœur qu'était le plus haut
numéro, c'est-à-dire n°10. Un peu à droite,
au bout du mur, se trouvait une autre cible. Cette cible
représentait un lion chassant le sanglier, elle était
placée comme la cible de 70m. D'un bout de la cible, il y
avait un lion et c'était très bien imité. De
l'autre bout, c'était le sanglier.
Lorsqu'il y avait des tireurs qui voulaient
tirer, le marqueur qui était auprès du tireur
avertissait les autres marqueurs qui étaient au pied de la
cible. Alors, ces derniers faisaient tourner la cible. C'est pendant
que la cible tournait qu'il fallait tirer dessus, un coup sur le lion
et un coup sur le sanglier. Là, c'était comme aux
cibles des sangliers, il était pas facile d'en mettre. Aussi
ces cibles n'ont pas eu le plus d'ouvrage, mais c'était
quelque chose qui était curieux à voir, mais à
moi ça ne m'a pas donné autant de plaisir que ce que je
vais vous raconter plus loin.
Il y avait encore d'autres cibles à
100m, à 200m et à 300m. Le tir s'est continué
pendant 4 jours, le samedi, le dimanche, le lundi et le mardi. Le tir
a recommencé le samedi d'après, comme vous allez le
voir plus loin.
Ce concours de tir avait lieu derrière
notre baraquement. Aussi je vous prie de croire que l'on a vu du
monde pendant ces jours de tir et que l'on a entendu tirer des coups
de fusil . Il y avait des balles de 50 centimes, les autres
étaient toutes du même prix, une série de 6
balles coûtait 2 francs 50.
J'ai entendu dire que, pendant ces quelques jours, il s'était
débité pour 3 200 francs de cartouches. Parmi la
quantité des tireurs, il y en a bien qui ont tiré pour
200 francs. Je ne vous parle pas de ce qu'il y avait à gagner,
vous verrez cela sur le programme. Jusqu'ici, je vous ai toujours
parlé du tir. A présent, je vais vous parler d'autre
chose.
Le samedi, premier jour des fêtes, il
devait y avoir grande retraite aux flambeaux, ce qui a eu lieu aussi.
Ce jour-là, c'était la 2e compagnie qui était de
piquet, il nous fallait donc aller porter des fanions pour
éclairer la musique (j'ai bien essayé de me tirer, mais
il n'y a pas eu moyen).
A 7h, l'on rappelait la 2e pour nous conduire
sur la place d'armes, place où le bal a eu lieu. En arrivant,
ils nous ont distribué des fanions. A 7h et demie, la musique
a commencé à se faire entendre, c'est les pompiers qui
ont commencé. Ensuite, la musique des tirailleurs et la
fanfare du 1er Chasseurs d'Afrique. Tout cela s'est prolongé
jusqu'à 8h et demie, c'est-à-dire jusqu'à
l'heure où devait commencer la grande retraite aux flambeaux.
Toutes les musiques étaient venues se réunir sur la
place d'armes, c'est de là que devait partir la retraite. Tout
autour de la place d'armes, on avait construit des barricades,
excepté en face la rue d'Alger et en face la rue qui conduit
au jardin public.
Blida / la place
d'armes
L'on devait sortir par la porte qui donne sur
la rue d'Alger. Eh bien, oui, mais quand on a été pour
sortir, ce n'était pas chose facile. Pourquoi ? Parce qu'il y
avait trop de monde, il y avait bien tous les gendarmes de la ville,
beaucoup de chasseurs qui étaient là avec leurs
chevaux, mais parmi tout ce monde, un se retirait, l'autre le
poussait…
Enfin, à dire la vérité,
je voyais bien que ce n'était pas chose facile que de se
retirer, surtout pour les plus curieux, c'est-à-dire pour ceux
qui étaient les premiers. Enfin, tous ces employés,
à force de faire faire des volte-face à leurs chevaux,
ont arrivé à faire circuler un peu la foule.
Nous voilà donc partis pour faire
commencer la retraite. L'on a d'abord fait le tour de la place
d'armes. Ensuite, l'on a passé par la rue d'Alger, par la rue
du Bey, par plusieurs autres rues et l'on est venus rejoindre sur la
place du marché européen. Là, on a encore fait
le tour de cette place, l'on a encore passé par plusieurs
autres rues, et l'on est venus rejoindre l'avenue de la gare, l'on a
monté jusqu'à la porte de Babel el Sebt (2).
|
Blidah
/ porte de Bal-el-Sebt
Blidah / rue du
Bey
|
C'est comme si que l'on aurait
été à Cholet, que la place Travot aurait
été la place d'armes, que l'on aurait pris la rue de
Saint-Pierre, qu'on l'aurait suivie jusque en face l'hôtel du
Pélican, qu'ensuite l'on serait descendus par la rue
Nationale, pour revenir sur la place d'armes qui se trouve
placée comme la place Travot se trouve placée à
Cholet.
Cholet / la rue
Nationale et la place Travot
Je continue : je dis donc que l'on est
monté jusqu'à la porte de Babel el Sebt (2). L'on est descendus
par la rue du marché arabe. Là, l'on a fait le tour du
marché arabe, parce que, à Blidah, il y a une place qui
a environ 300m², qui est exprès pour les arabes. Cette
place se nomme le marché arabe. L'on a donc fait le tour du
marché arabe, l'on est descendus par la rue de
l'hôpital, l'on est venus rejoindre la rue d'Alger et, ensuite,
l'on s'est dirigés sur la place d'armes. Là, l'on a
encore fait le tour, ensuite l'on est rentrés dans
l'intérieur. La musique ou plutôt les musiques se sont
encore fait entendre un moment et la retraite était finie.
Blida / le
marché arabe (1910)
Maintenant, tout cela ne s'était pas
fait dans un quart d'heure, comme vous allez le voir. Parlons d'abord
des musiques qu'il y avait. Cependant, il y en avait pourtant bien
qui ne ressemblaient guère à des musiques. En
tête, il y avait d'abord toutes les musiques de la garnison. La
musique des tirailleurs était d'abord la 1ère, ensuite
venait la fanfare du 1er Chasseurs d'Afrique, trompettes et cors de
chasse, ensuite la musique des pompiers de la ville, ensuite il y
avait la petite musique des tirailleurs, c'est-à-dire la
nouba.
La nouba ne voulait pas manquer ce
coup-là. Ils n'étaient pas avec les autres troupes, je
pense que c'est parce qu'ils préféraient être
à côté, ou plutôt en tête de leurs
camarades qui venaient derrière, c'est-à-dire toutes
les musiques arabes et nègres. Je ne vous donne pas le nom de
toutes les musiques arabes et nègres, vous verrez tous ces
noms-là sur le programme. Et puis, le samedi, moi je ne les ai
pas bien vus, parce que je me trouvais en tête de la retraite,
c'est-à-dire avec la musique des tirailleurs.
Heureusement pour moi que l'individu que
j'éclairais savait ses morceaux par cœur, parce que je faisais
plus attention au monde qui se trouvait sur les trottoirs qu'à
lui. Tous ceux qui ont vu la retraite disaient qu'il y en avait au
moins 200m de long. Maintenant, ce n'était pas tout, la
musique ! Tous les 15 ou 20 pas, il se faisait partir des
fusées. Ensuite, il y en avait d'autres qui faisaient des feux
de Bengale. Enfin, partout où l'on a passé, il faisait
aussi clair que si l'on avait été en plein jour.
Pour moi, je l'ai dit plus de quatre fois, si
jamais il y en a qui dorment à Blidah, ça doit toujours
bien les réveiller ! Ça faisait un tapage infernal, et
surtout toutes ces musiques indigènes. Je vous dis tout cela,
je sais que vous ne le comprendrez pas. Je vous ai dit plus loin que
tout cela ne s'était pas fait dans un quart d'heure. C'est
vrai, puisque ça s'est terminé qu'à minuit.
Voilà la journée du samedi passée.
Maintenant, passons à la journée
du dimanche : il y avait des courses, je désirais les voir, et
je les ai vues aussi, comme vous allez le voir plus loin. Le dimanche
matin, l'on se levait pas bien matin, il n'y avait rien de nouveau.
Et puis, vous comprenez, après s'être couchés
à 1h du matin, et que le dimanche soir la retraite avait lieu
qu'à minuit, l'on se pressait pas de se lever. Le dimanche, il
y avait continuation du concours de tir. Le matin, le tir
commençait à 7h et se continuait jusqu'à 10h et
demie. Le soir, il commençait à 1h et se continuait
jusqu'à 6h.
Ce jour-là, il n'y a pas eu beaucoup de
monde au tir, d'abord parce que c'était la course, et ensuite
parce que il y avait trop de choses à voir autre part. Sur le
programme, vous verrez tout ce qui a eu lieu le dimanche. Je vais
seulement vous parler de ce que j'ai vu. J'aurais bien voulu voir le
pèlerinage au marabout Sidi Yacour (3), mais je ne l'ai pas
vu. L'on ne pouvait pas sortir avant le rapport, mais une fois le
rapport arrivé, je vous prie de croire que l'on marchait vers
la ville.
Blida / le Bois
Sacré et le marabout de Sidi-Yacoub
Je m'en vais trouver Zacharie, parce que le
samedi l'on était ensemble, et le dimanche l'on devait encore
se trouver ensemble. L'on vient faire un tour sur la place d'armes,
ensuite l'on s'en va voir les marchands ambulants, les saltimbanques
qui se trouvaient sur une autre place qu'il y a à
côté de la place d'armes. J'en ai jamais tant vu
à Cholet le jour de Saint-Denis comme il y en avait à
Blidah ce jour-là !
Dans ce moment-là, l'on se disait :
"Mais c'est quif-quif la France, akarbi !" (4) Il y avait
peut-être une heure que l'on était là, lorsque
l'idée nous prend d'aller faire un tour sur le marché
arabe. L'on en était à plus de 100m que l'on entendait
les tam-tams, alors l'on se dit : "Ah bon ! ça va bien, il y a
quelque chose à voir."
Nous voilà arrivés sur le marché arabe. Eh bien
oui, mais en arrivant, l'on ne voyait rien et l'on n'entendait rien,
cela nous surprenait beaucoup. L'on est restés un peu de temps
là à admirer des monceaux d'oranges qu'il y avait
là. Il y en avait un monceau ! Je pense qu'il y en avait plus
de 20 doubles décalitres ! Si jamais l'on voyait cela à
Cholet à présent !
|
oranges
|
Et puis, il faut ajouter tout ce qui s'est
passé à Blidah : je dis donc qu'il y avait un peu de
temps que l'on était là lorsque, tout d'un coup, l'on
entend encore le tam-tam. Ça se trouvait un peu à
côté du marché arabe, dans une espèce de
cour qu'il y avait là.
Nous voilà partis pour entrer, l'on demande à rentrer.
Eh bien oui, mais savez-vous la réponse qu'ils nous ont fait :
"Le roumi, macache rentrer" (5). Le "roumi" veut dire
: français. Ce n'était point cela qui nous faisait
plaisir que de entendre dire : "macache rentrer".
Mais on voit un sergent indigène qui arrive et on lui est dit
: "Kouya, macache rentrer avec enta ?" (6), ce qui veut dire en
français : "Camarade, veux-tu que je rentre avec toi ?" Enfin,
l'on est toujours arrivés à rentrer. L'on y a pas
resté longtemps, mais c'est impossible de croire comme ils
nous ont fait rire.
Figurez-vous nous voir rien que tous les deux
de Français, rien que tous les deux du même pays,
là, avec des indigènes, avec des nègres.
Maintenant, vous vous direz : "Qu'est qu'ils faisaient ?"
Eh bien, je vais vous le dire, ils dansaient, "barqua !"
(7).
Enfin, l'on y a pas été longtemps mais, pendant que
l'on y a été, je vous prie de croire qu'ils nous ont
fait rire.
Pendant que l'on était à voir
tout cela, le temps se passait vite. Lorsque l'on est sortis de voir
la danse, l'on s'est demandé : "Mais quelle heure est-il donc
?" Je regarde à ma montre : il était déjà
une heure. Les courses commençaient à deux heures sur
le champ de manœuvres, et, de l'endroit où on se trouvait,
c'est-à-dire sur le marché arabe, il nous fallait au
moins une heure. Ainsi, vous voyez que l'on avait pas de temps
à perdre.
L'on s'en vint passer sur la place du
marché européen. Tout en y passant, il y avait encore
des nègres qui étaient là et qui faisaient un
tapage infernal. L'on est encore restés un peu de temps
à les regarder, mais l'on avait envie de voir commencer les
courses, et il était temps de partir. Nous voilà donc
partis. L'on prend l'avenue de la gare, et ensuite la route d'Alger
à Laghouat, route qui passe auprès du champ de
manœuvres. L'on croyait qu'en passant par cette route-là, il y
aurait eu moins de monde que par le boulevard qui passe à
côté du jardin public et qui conduit directement au
champ de manœuvres. Mais le milieu de la route était
complètement embarrassé par les omnibus qui ne
cessaient d'aller et de revenir, et de chaque côté de la
route, les banquettes avaient grand peine à être assez
larges pour les voyageurs à pied qui se dirigeaient voir les
courses.
A deux heures, l'on arrivait sur le champ de
manœuvres : les tribunes, qui avaient une longueur d'environ 150m,
étaient complètement garnies.
Chemin faisant, l'on s'était dit : "Il
nous faudra entrer dans l'intérieur des courses, l'on sera
mieux pour voir." Mais pour y rentrer, ce n'était pas facile,
à moins de prendre une carte et de donner une pièce de
50 centimes, ce qui nous plaisait pas beaucoup.
Il y avait peut-être un quart d'heure que
l'on était là, les courses ne commençaient pas.
L'on s'est dit : "Mais si l'on essayait de rentrer dans
l'intérieur ?" A côté de nous autres, il y avait
un chasseur qui était là pour opposer de passer. A peu
près à 100m de nous autres, il y en a un qui veut
rentrer, le chasseur s'en va vers lui pour lui faire faire demi-tour,
mais pendant ce temps-là, Zacharie et Valentin sautaient
par-dessus la corde et rentraient dans l'intérieur !
Il y avait peut-être dix minutes que l'on
y était rentrés que les courses ont commencé. Il
y a d'abord eu le défilé des étalons appartenant
à la remonte de Blidah, et c'est là que l'on a vu des
jolis chevaux. Ensuite, les courses ont commencé, il
était deux heures et demie. Il y a d'abord eu la course au
trot, il y avait un petit cheval rouge. A le voir, l'on aurait dit
qu'il ne pouvait pas marcher, et je me disais : "Si c'est
celui-là qui gagne, je serai bien trompé !"
C'est précisément ce qui arriva :
en premier, il marchait pas fort, mais au second tour, il marchait
d'une rapidité incroyable et, lorsque il est arrivé
devant les tribunes, il était à plus de 100m en avant
des autres ! Ce cheval-là était à un juif
d'Alger.
Les courses se sont continuées
jusqu'à cinq heures. Maintenant, je ne vous parle pas de
toutes ces courses, je n'en finirais pas, c'était à peu
près comme les courses de Cholet. Jusque vers trois heures, le
temps avait été assez beau, mais à partir de ce
moment, le temps devint sombre et épais, et à cinq
heures du soir, il tombait un peu d'eau, ce qui n'empêcha pas
les courses de se continuer.
A cinq heures et quart, M. le
général Loysel arrivait aux courses, accompagné
de M. Tirmann, le gouverneur général de
l'Algérie. Les courses devaient se terminer par une fantasia
et défilé d'arabes de grande tente (8), ce qui a eu lieu
aussitôt les courses terminées.
"Fantasia et défilé d'arabes de
grande tente" (8), mais qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, je vais
vous l'expliquer : c'était une bande d'arabes qui
étaient à cheval et qui devaient passer devant les
tribunes, mais qui devaient y passer au pas de charge et en tirant
des coups de fusil.
|
chef arabe de
grande tente
|
Ils étaient au moins 40, ils ont d'abord
passé devant les tribunes au pas. Ensuite, ils ont
été à une distance d'environ 100m des tribunes,
et là, ils partaient, comme je vous l'ai dit plus haut, au pas
de charge, pour passer devant les tribunes et en tirant des coups de
fusil. En partant, ils poussaient des cris. Qu'est qu'ils disaient ?
Je n'en sais rien. Plus ils criaient, plus leurs chevaux marchaient
vite. On aurait dit qu'ils savaient ce qu'ils avaient à faire
: une fois le coup de fusil parti, ils s'arrêtaient tout court
et revenaient prendre leurs anciennes places.
Il y en avait à peu près la
moitié de passés lorsque il en passe encore quatre qui,
comme les autres, passaient au pas de charge. Arrivés au
milieu des tribunes, devant la société des courses
où se trouvaient M. le général Loysel et M.
Tirmann, un cheval manque son coup, culbute.
On a eu peine à le voir tellement
ç'a été vite fait mais, lorsque on l'a vu, le
cheval et l'homme étaient par terre, et l'homme dessous. Je me
trouvais à peu près à une quinzaine de pas de
l'endroit où cela est arrivé. Je l'ai vu tomber, et je
croyais bien que le cheval et l'homme, tout était tué.
Ce n'était pas tout : les autres qui venaient derrière
à une distance d'environ 30m ! Heureusement pour celui qui
était tombé, les chevaux se sont trouvés
à passer à côté de lui. Cependant, il
s'arrache de dessous son cheval, il se met à marcher, il n'a
aucun mal, chose étonnante ! Mais c'en était pas ainsi
du cheval : il avait l'épaule déboîtée et
une patte cassée. Cela n'a pas empêché les autres
de continuer…
Il y en a beaucoup qui en avaient presque peur,
en les voyant tirer des coups de fusil comme ils en tiraient, parce
que, quand même, un arabe est bien civilisé, ou
plutôt qu'on le croit bien civilisé, il faut toujours se
défier de lui. Depuis quelques jours, nous en avons eu
l'exemple, et principalement aujourd'hui. Je vous parlerai de cela
sur ma lettre.
Une fois les courses terminées, l'on
s'en revenait à Blidah. En face le jardin des oliviers, il y a
eu un grand concours de boules, mais je ne l'ai pas vu. Le soir,
à sept heures, l'on sortait en ville. Je m'en vais trouver
Zacharie.
Le dimanche, il devait encore y avoir grande
retraite aux flambeaux. La retraite était la même que
celle du samedi. Lorsque la retraite a été partie, l'on
s'en va faire un tour sur le marché européen. L'on y
était pas arrivés que l'on entendait les "mousiques"
faire le tapage. Ah, ah, bon ! ça va bien, il y a probablement
encore quelque chose pour nous faire rire !
En arrivant sur la marché arabe, l'on entendait bien les
tam-tams, on les entendait bien hurler. On se disait bien : "Ils font
encore des singeries !" mais, pour les voir, c'était toujours
"macache". Pourquoi ? Parce que il y avait trop de monde.
D'un côté, il y avait les arabes
et de l'autre côté, c'était les nègres.
L'on s'est dit : "Puisque l'on ne peut pas voir les arabes, allons
voir les nègres !" C'était la même chose : pas
possible de voir.
A force de pousser, l'on est parvenus à
approcher d'eux, et à les voir faire leurs grimaces. Ils
avaient de quoi, je ne sais pas ce que c'est que cela, ils appelaient
ça des "mousiques", mais je vous réponds que ça
n'avait guère l'air de mousiques…
Enfin, ça ne fait rien, ils dansaient
tout de même. "Dansaient", ce n'est pas le mot : ils sautaient
d'abord tous ensemble. Ensuite, il y en avait un qui dansait tout
autour des autres. Lorsqu'il ne voulait plus danser, il se mettait
à tourner et, lorsqu'il n'en pouvait plus, il tombait par
terre. Ensuite, il se relevait et il allait embrasser les autres.
Aussitôt que un avait fini, l'autre commençait. Tout le
temps que nous avons été là, ç'a
été la même chose. Ils riaient, ils avaient un
air content.
Lorsque nous sommes partis, ils dansaient
encore et, si ils ont continué toute la nuit, je suis
sûr qu'ils auront eu grand mal à la tête le
lendemain matin.
Il était 9h, et c'est à cette
heure que devait commencer le bal. Ainsi, si l'on voulait le voir
commencer, il était temps de partir.
L'on vint passer par la rue d'Alger. En y
arrivant, l'on était éblouis par les lumières
qu'il y avait sur la place d'armes. En y arrivant, comment faire pour
y rentrer ? Pas moyen. Pourquoi ? Parce que il y avait trop de monde.
Une fois rentrés, pas moyen de marcher. Pourquoi ? Parce que
il y avait trop de monde.
Blida / la place
d'armes
Je me disais : "C'est là-dedans qu'ils
pensent danser, ce n'est pas possible !" L'on était
serrés comme si l'on avait été sur la place
Travot le jour de la Saint-Denis.
Cholet / la place
Travot un samedi, jour de marché
Enfin, il était 9 h, la musique se fait
entendre. Ce soir-là, c'était les pompiers de la ville
qui jouaient. Le premier tour, les danseurs étaient
mêlés parmi le monde mais le second tour, ce
n'était pas comme ça : les danseurs étaient tout
autour de l'orchestre, et les autres étaient en
arrière. Toute la soirée, il est tombé un peu
d'eau, mais ça n'empêchait pas le bal de se continuer.
Parmi la quantité, il y en avait qui
avaient des jolis chapeaux de paille, mais je suis sûr que le
lendemain, ils auront pas été aussi jolis. Il y avait
des espagnoles qui avaient de jolies toilettes, des italiennes aussi,
mais les mieux, c'était encore les juifs. Des arabes, il n'y
en avait pas. Lorsque nous sommes partis du bal, il était
minuit. Le bal se continuait toujours, et il s'est continué
jusqu'au lendemain matin à 5h.
Le caporal de mon escouade est parti en
détachement, et à présent qu'il n'est pas
là, c'est moi ou l'autre élève caporal qui
sommes chargés de rendre l'appel. Dans notre escouade, l'on
est que deux français. L'autre élève caporal
n'était pas arrivé, je m'en vais pour rendre
l'appel…
Quelle appel rendre ? (9) Il en manquait bien la
moitié. Dans toutes les escouades, c'était la
même chose. A minuit et demie, il sonne une seconde appel
(9) :
c'est le capitaine adjudant major qui était venu au poste et,
voyant qu'il rentrait toujours du monde, faisait sonner une second
appel.
Enfin, voilà la journée du
dimanche passée. Passons à la journée du lundi.
Il y avait continuation du concours de tir après-midi. Sur la
place du marché européen, il y avait continuation des
jeux, c'est-à-dire jeu du triangle, jeu de la terrine, jeu du
tourniquet sur pied. Tout cela, je ne l'ai pas vu. Sur l'avenue de la
gare, il y avait une course aux bourricots, j'aurais bien
désiré la voir, mais je ne l'ai pas vue. Il se
paraît que c'était curieux.
|
bourricots
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chasseurs arabes
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A deux heures et demie, il y a encore eu des
courses au champ de manœuvres. C'était la même chose que
le dimanche, excepté qu'il y a eu une course en voiture qu'il
n'y avait pas le dimanche. C'est encore le petit cheval rouge du juif
d'Alger qui a gagné le 1er prix, il marchait avec une
rapidité incroyable !
Le soir, il devait encore y avoir bal, mais la
pluie est venue à tomber et le bal n'a pas eu lieu. Ce
soir-là, la retraite a encore eu lieu qu'à minuit.
Le mardi, il y a encore eu continuation du tir.
Il y avait beaucoup de monde à se promener en ville, mais il
n'y avait rien à voir autre que les saltimbanques. Ce
jour-là, il n'y avait rien de nouveau pour nous autres. Aussi
l'on a encore passé une journée pas trop malheureuse.
Mais aussi, le lendemain, on a bien payé
cela. Depuis au moins trois mois, tous les mercredis, il y a eu
marche militaire. Ce jour-là, il y en a encore eu une. Ce
jour-là, il faisait grand chaud, l'on a fait une marche
militaire comme l'on en avait encore pas fait de l'année.
Aussi il y en a plus de vingt qui ont resté en route. Mais
cette marche militaire est la dernière que l'on a fait en
plein jour. A présent, le départ a lieu à quatre
heures.
Pour se remettre, le jeudi, l'on a eu service
en campagne. Le vendredi, c'était la même chose, et
aussi l'on se le disait bien : "L'on a eu trois ou quatre jours de
repos, mais à présent, il nous faut gagner le temps
perdu". Le samedi, les tirs recommençaient et l'on avait
repos. Le dimanche soir, il y a encore eu bal, comme le dimanche
précédent, mais il y avait moins de monde. Le lundi, le
tir s'est continué toute la journée.
Vous savez sans doute que Zacharie a
quitté Blidah, mais il a cependant eu le plaisir de voir tout
ce que je viens de vous dire. Tout pendant ces jours de fêtes,
l'on était ensemble et je vous prie de croire qu'on ne s'est
pas fait de chagrin. Zacharie disait : "J'ai encore eu de la chance
de n'être pas parti avant d'avoir vu les fêtes !"
Chers parents, ce résumé que vous
m'avez demandé, le voici. Lorsque vous m'écrirez, vous
me direz si il vous a fait plaisir. Vous n'y comprendrez
peut-être bien rien, car, comme je vous l'ai dit en
commençant, je ne peux pas vous raconter cela comme si l'on se
parlait en personne. Enfin, j'espère que ça vous fera
tout de même plaisir. Si vous aviez eu vu tout cela !
Je vous prie de croire que c'était joli,
et surtout de voir la place d'armes à Blidah ! Il y a beaucoup
de billards mais, pendant ces jours de fêtes, ils
étaient bien mis de côté.
FIN
Souvenirs des fêtes de Blidah, 12, 13, 14
et 15 mai 1883,
écrits par Baudry Valentin, soldat au
1er régiment de tirailleurs algériens, 1er bataillon,
2e compagnie, à Blidah, Algérie, matricule 5828,
écrits à Blidah les dimanches 20,
27 mai et le dimanche 3 juin 1883
(1) La carabine de tir système
Flobert a bel et bien existé.
(2) Il y a 6 portes à Blida. Toutes
les villes étaient entourées de remparts et les portes
fermaient la nuit : Bab Er-Rahba (la porte de la crainte), Bab
Ed-Zaïr (la porte d'Alger), Bab El-Khouikha (la porte de la
petite pêche), Bab El-Sebt (la porte du samedi, celle dont
parle Valentin), Bab Ez-Zaouia (la porte du mausolée), et Bab
El-Qbour (La porte du cimetière).
(3) Sidi Yacoub, en fait,
c'est-à-dire Sidi Yacoub Ben Cherif, santon du 16e
siècle
(4) "Mais c'est kif-kif la France, Hak rabi
!", c'est-à-dire : "C'est la même chose qu'en France, je
le jure !"
(5) "Le Français ne rentre
pas."
(6) "Mon frère, je ne peux pas entrer
avec toi ?"
(7) "barka" : expression algérienne
qui marque l'étonnement, la surprise
(8) Probablement s'agit-il d'arabes
d'origine plus noble.
(9) au féminin, dans le
texte
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