Il
s'agit d'un article du Dauphiné
en date du 14 juillet 2019 et signé Sylvaine
Romanaz.
"2 200 ans que cette
affaire-là dure !
2 200 ans que les historiens s'écharpent à cause d'un
général carthaginois qui eut l'idée de marcher
sur Rome avec des éléphants.
Mais par où Hannibal a bien pu franchir les Alpes avec ses
pachydermes en 218 avant JC ?
À peine un petit répit
durant le Moyen-Âge, et dès François Ier et ses
guerres d'Italie, on en profitait pour remettre la question sur le
tapis. Époque moderne, napoléonienne, 19e
siècle... à chacun son analyse des textes antiques pour
trouver LA preuve.
Une quête effrénée qui n'épargna pas le
début du 20e siècle où l'on publia des centaines
de livres pour s'attarder sur les différentes
hypothèses. Et toujours pas de solution
définitive.
Alors en 1959, pour trancher les
débats franco-italiens, le pragmatisme anglais s'en mêla
: puisque la littérature ne prouvait rien, place à
l'empirisme !
C'est ainsi qu'il y a 60 ans, les
fanfares et les bals musettes de Savoie ne fêtèrent pas
seulement le 14 Juillet mais aussi... un éléphant
!
Jumbo a alors 11 ans. Née en
Inde, cette femelle éléphant coule des jours paisibles
au zoo de Turin. Fourrage, douche, sortie, fourrage, douche,
sortie... le train-train est confortable pour le pachyderme. En tout
cas plus confortable que celui de ses aïeux transformés
en machines de guerre.
Mais depuis quelques semaines, Jumbo
a droit à un emploi du temps aménagé, avec
exercices d'escalade chaque jour au-dessus de la cité
italienne. Il y a du changement dans l'air...
D'ailleurs le 17 juillet, plus de
routine du tout. Direction la gare de Turin où des milliers
d'Italiens sont là pour souhaiter un bon voyage à Mme
Eléphant. Grimpant dans un wagon spécial, Jumbo
s'apprête à faire une première traversée
des Alpes, version ferroviaire. L'occasion de se reposer une
dernière fois avant de retraverser dans l'autre sens... mais
à pattes et en passant par la montagne.
L'homme qui offre ces "vacances"
à Jumbo s'appelle John Hoyte. Britannique de 26 ans,
ingénieur électricien, il se passionne pour l'histoire
d'Hannibal depuis des années.
"C'est mon hobby. Je ne suis pas un doctrinaire, j'ai horreur des
idées toutes faites. J'ai simplement fouillé les
textes" explique-t-il.
Et comme tout passionné, il a sa théorie : le
général carthaginois a dû passer par la Maurienne
et franchir le col Clapier. En l'absence de preuve formelle des
textes, il compte au moins amener sa pierre à l'édifice
en prouvant qu'un éléphant peut passer par
là.
Le périple débutera
donc à Montmélian. On fera marcher Jumbo chaque jour,
on organisera des haltes, comme Hannibal dut le faire, et une
douzaine de jours plus tard on sera de retour à Turin, si tout
va bien.
Mais pas question d'exploiter Jumbo !
La Société protectrice des animaux d'Angleterre veille
au grain autant que l'entourage de l'éléphante.
Manteau écossais en toile de voile de bateau (doublé de
coton, s'il vous plaît !), "bottes" : Jumbo ne souffrira pas.
Et mangera évidemment à sa faim.
Huit paquets de biscuits de 20 kilos chacun, huit sacs de foin de 80
kg, 32 kg de carottes, 60 kg de son, 100 kg de pommes, des sels
vitaminés... comme tout bon sportif avant un exploit, Jumbo
aura une alimentation préparée aux petits
oignons.
Le cinéma, la BBC et des
journalistes français, italiens, danois et même
finlandais...
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Et comme tout bon sportif participant
à une épreuve majeure, les performances de Jumbo seront
suivies par tous les médias. Outre le New Chronicle de
Londres, qui finance largement la tentative, des journalistes
français, italiens, danois et même finlandais sont
là. Sans compter évidemment le reporter du
Dauphiné, "régional de l'étape" qui
organisera au passage, parfois, le ravitaillement de Jumbo
grâce à un car de notre journal suivant la caravane...
Quant aux images, le cinéma
est sur le coup, la BBC aussi, tout comme la RTF. De quoi faire
pâlir d'envie les cyclistes du Tour de France.
Et histoire d'être complet, le
préfet, les conseillers généraux, les maires, le
consul d'Italie, le vice-consul britannique... toutes les
autorités assisteront aussi à son départ
à Montmélian.
Le 19 juillet, c'est donc telle une
rockstar que Jumbo débarque à Montmélian.
Pendant que les spécialistes tiennent une conférence de
presse, l'animal attend sagement dans son wagon. Même pas
ému par les milliers de personnes qui sont déjà
dans les rues pour le voir.
Pourtant, quand on le laisse se
défouler les pattes et traverser la ville, l'accueil est
éléphantesque. Fanfare locale pour jouer les
différents hymnes (plus les Allobroges), danses folkloriques
exécutées par des groupes, foule tout le long du
parcours, avant un vin d'honneur et un repas officiel... Vive Jumbo
!
Mais pour satisfaire des supporters,
il faut bien que la compétition finisse par débuter...
Ainsi le 20 juillet place aux choses sérieuses.
Première étape : Montmélian-La
Rochette.
Extension, rotation de la trompe,
et hop, un croissant d'avalé !
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Et dès ce premier jour, Jumbo
décide de profiter de ce petit périple estival. Un
paysan lui tend un plat de maïs ? Extension, rotation de la
trompe, et hop, l'encas est avalé. Tout comme quelques
épis de blé le long du chemin... ou les croissants
d'une devanture de boulangerie. Tant qu'à être en
vacances, autant se lâcher !
En plus ce chemin est bien pratique pour un éléphant :
à chaque village sa fontaine. Ravitaillement en eau à
volonté, parfait !
À midi on fait halte à
Laissaud, histoire que les humains puissent manger aussi. Jumbo opte
elle pour un menu "fourrage, vitamines et fruits en dessert", avant
de s'étendre dans l'herbe pour une petite sieste digestive.
Après ? Un petit bain dans Le Bréda pour se
rafraîchir, une petite marche sur la voie ferrée pour le
côté insolite, et Jumbo a droit à une nouvelle
fanfare et une nouvelle Marseillaise pour son arrivée à
La Rochette.
Son cornac autrichien et son
vétérinaire à ses côtés, Jumbo
profite. En plus, elle n'a même pas eu à porter ses
bagages, trois muletiers savoyards s'en chargeront tout le long du
parcours, en plus d'une camionnette réquisitionnée pour
sa nourriture (et du véhicule du Dauphiné
Libéré).
Le 21 juillet, deuxième
étape. Direction Aiguebelle, en passant par Chamoux. Là
Jumbo tient à faire honneur aux fanfares qui, à chaque
fois, l'accueillent. Alors l'éléphante s'essaie
à un peu d'harmonica avec sa trompe.
De toute façon, elle a le temps. Jumbo n'a pas le droit de
travailler plus de huit heures par jour et plus de 40 heures par
semaine. Pas sûr que du temps d'Hannibal, ses aïeux aient
bénéficié du même contrat de
travail...
Mais pour respecter ses
ancêtres, Jumbo s'essaie aussi aux petits chemins. Pour la
troisième étape entre Aiguebelle et La Chambre, ce sont
donc 28 km au programme. Pour passer dans des endroits
étroits, Jumbo est d'accord, surtout que la gendarmerie lui
ouvre le passage en canalisant la foule.
En revanche côté
baignade, ce n'est plus vraiment ça. L'eau de l'Arc trop
froide à son goût, à Saint-Léger Jumbo
opte plutôt pour un bain de sable. Ça tombe bien, les
inondations de 1957 en ont laissé sur les bords de la
rivière.
Une dernière fontaine à
Saint-Rémy pour se désaltérer et Jumbo passe la
nuit à La Chambre, logique...
En revanche si
l'éléphant poursuit tranquillement sa remontée
de la Maurienne, au siège du Dauphiné, on est
obligé de s'activer un peu plus. Car il n'y a pas que les
historiens qui s'écharpent sur Hannibal, les lecteurs et les
habitants alpins ont aussi leur avis sur la question. D'où un
afflux de courriers envoyés aux journaux, voire des dossiers
complets pour ceux qui rêvent de voir leur théorie
publiée en entier. Ainsi les colonnes du Dauphiné
Libéré se transforment aussi en articles
scientifiques avec mise en valeur des différents cols par
lesquels Hannibal aurait pu passer.
Jumbo atteint ainsi
Saint-Michel-de-Maurienne puis Modane. Evidemment, nouvelle ville,
nouvel apéritif. Eau de la fontaine pour
l'éléphante, vin blanc pour ses accompagnateurs, le
processus commence à être rodé...
De nouvelles personnalités se
sont toutefois mêlées aux invités : les
douaniers. Mais à part ses deux tonnes de muscles, Jumbo n'a
rien à déclarer avant de passer la frontière,
même si elle vaut à elle seule quelques trois millions
de francs... L'éléphante peut donc continue son chemin,
direction Aussois.
Une petite étape dans un fort de l'Esseillon et le moment
critique se rapproche.
Départ de nuit, comme les
vrais alpinistes
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Le 26 juillet, Jumbo accepte de se
remettre en marche, même un dimanche. Mieux, comme un vrai
alpiniste qui se respecte, l'éléphante accepte aussi de
se lever à deux heures du matin. Cela permet de tester un
voyage de nuit, comme Hannibal l'aurait fait selon certains textes.
Cela permet aussi d'éviter la foule désormais un peu
trop nombreuse.
À trois heures du matin,
tandis que les habitants de Bramans dorment, la plupart ne se doutent
pas qu'un pachyderme est en train de traverser leur village. A 5h30,
on est au Planey pour faire halte chez le docteur Marc-Antoine de
Lavis-Trafford.
Ce Britannique est tombé amoureux de l'endroit et a,
évidemment aussi, sa théorie sur le passage d'Hannibal.
Théorie très sérieuse : cela fait 20 ans qu'il
étudie la question. Sa propriété va donc servir
de camp de base avant qu'on organise la suite.
Car désormais Jumbo et ses
accompagnateurs sont tout près du fameux col Clapier. Alors,
franchira ou franchira pas ?
Pendant que les humains
réfléchissent, Jumbo se repose, attachée
à un mélèze. Le lendemain matin, dès 6
heures, elle devra prouver qu'un pachyderme peut se
débrouiller aussi bien qu'un chamois sur un chemin
bordé d'à-pics.
Sauf que le lendemain matin, ce sont
les hommes qui commencent à hésiter. Des membres de
l'équipée sont partis en reconnaissance sur le chemin.
Et ils sont formels : jamais Jumbo n'arrivera à passer.
À plusieurs endroits des rochers sont tombés, ne
laissant qu'un étroit passage. Jumbo est trop grosse, il faut
changer d'idée.
La peur de la
marmotte...
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Les locaux présents proposent
un autre itinéraire pour se rendre au pied du col Clapier.
Nouvelle reconnaissance donc. Et nouveaux doutes. Le chemin n'est-il
pas trop rocailleux ? Le trajet n'est-il pas trop long ? Et Jumbo ne
va-t-elle pas paniquer en entendant les marmottes siffler ? Les
arguments, plus ou moins fondés, fusent dans tous les sens.
Ainsi tout le monde s'agite, à
trois exceptions près : Jumbo, toujours attachée
à son mélèze et saluant de la trompe tous ceux
qui viennent la voir, et deux hommes à quelques
kilomètres plus haut. Car au col Clapier, deux marbriers sont
déjà là, à attendre tranquillement le
passage de l'éléphant. On leur a demandé
d'être prêts à poser une plaque pour immortaliser
l'évènement. Mais personne ne les a prévenus des
dernières hésitations.
Finalement, John Hoyte tranche la
question. Pragmatique, on vous l'a dit, l'homme est prêt
à admettre qu'il faut changer l'itinéraire.
Après consultation des habitants et observation minutieuse des
cartes, il décide de redescendre vers l'Arc et de remonter la
vallée vers Termignon. Jumbo remet son manteau et ses bottes
pour la télévision et le cinéma, prend la pose,
puis se met en route.
Le 28 juillet au matin, à 7
heures du matin, le pachyderme évite à nouveau la
circulation et le soleil. Passant par la forêt,
l'éléphante se dirige vers le Mont-Cenis.
Pendant ce temps, les humains
prennent de l'avance. Le Mont-Cenis, le col du petit Mont-Cenis puis
de là le fameux col Clapier : possible? On teste
l'itinéraire, en récupérant au passage
près du lac de Savine quelques journalistes italiens.
Mais pas le temps d'aller jusqu'au
bout. Un orage éclate, et bientôt la seule question qui
vaille est de trouver un abri.
Même la météo est
contre son idée ! La goutte d'eau de trop pour John Hoyte.
Oublié le flegme britannique, le jeune aventurier ne cache
plus son désespoir. "Echouer si près du but, quelle
désillusion. Que va-t-on dire ? La presse demain me
ridiculisera" confie-t-il au reporter du
Dauphiné.
Car vaut-il vraiment la peine de
continuer la tentative ? Au sein de l'équipée
britannique, on débat de la question. Et Hannibal à
nouveau fait s'écharper les spécialistes. Oui, Jumbo
peut aller jusqu'au col Clapier ; non, c'est trop dangereux... deux
camps s'affrontent.
Qui tranche ? Eh bien pas vraiment
John Hoyte. Le premier avis de poids est celui du
vétérinaire, qui trouve que l'affaire commence à
devenir trop dangereuse pour Jumbo. À cela s'ajoute un autre
avis négatif: celui du journal The New Chronicle.
Jusque-là, financer l'aventure a été un
excellent investissement : le périple a passionné les
foules des deux côtés de la Manche. Mais si tout cela se
termine par un accident, il sera difficile de se le faire
pardonner.
Dommage, disent alors certains,
persuadés que l'éléphante aurait aisément
franchi les derniers obstacles. Lavis-Trafford fait partie de
ceux-là, tout comme le directeur du zoo de Turin.
Certes, il aurait peut-être
fallu aménager le sentier par endroits. Mais c'est justement
ce que firent les soldats d'Hannibal en -218 selon les textes. Sauf
qu'en 1959, on se refuse à aller jusque-là.
C'est donc décidé,
Jumbo ne franchira pas le col Clapier.
Mais Jumbo ira bien à Turin en
franchissant les Alpes. Ce 28 juillet, l'éléphante
change donc de pays en se promenant tranquillement sur la route du
Mont-Cenis. Certes une route nationale goudronnée. Mais un col
alpin quand même !
Trois jours plus tard, fin des
vacances : l'éléphante arrive tranquillement au terme
de son voyage en regagnant Turin.
Fourrage, douche, sortie, fourrage,
douche, sortie... le train-train reprend ses droits au zoo. Tout
comme le débat sur le passage d'Hannibal, qui ne va pas
s'arrêter en si bon chemin.
Nouvelles expériences...
nouveaux doutes
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Quelques mois plus tard, un dompteur
italien part ainsi de Suse avec trois éléphants et deux
chameaux pour monter au col Clapier. Pas dans le bon sens, mais
bon...
Même en 2006, une nouvelle
expédition étudie encore le comportement des
éléphants en montagne lors d'une reconstitution au
Saint-Gothard.
Mais toujours pas de réponse
définitive.
Par où est passé
Hannibal ? En 2019, la question reste un mystère. Donc si vous
trouvez une défense d'éléphant au détour
d'un chemin cet été, notez bien l'endroit, vous
résoudrez peut-être une affaire vieille de 2 200 ans
!"
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