Le
promeneur qui traverse le village de St-Légier-La
Chiésaz a aussitôt loeil attiré par des
peintures et des dessins, dun genre tout à fait
spécial, qui ornent les murs des maisons.
ll sagit des
caricatures faites, à la fin XIXe siècle et au
début du XXe, par Alfred Béguin, dessinateur au rare
talent, mort en 1906.
La réputation de ces dessins s'étendit bien
au-delà de St-Légier-La Chiésaz, si bien que les
"guides" en parlaient et que les touristes et autres curieux
faisaient la tournée du village pour découvrir les
caricatures mentionnées sur leur itinéraire.
Fils dun
propriétaire dune compagnie de fiacres parisiens, Alfred
Béguin a vécu dans laisance, mais a probablement
souffert de navoir jamais connu sa mère, plantureuse
maîtresse que son père avait refusé
dépouser.
Adolescent, il va suivre les Beaux-Arts à Paris et
fréquente latelier de Charles Gleyre.
Plus bohème quambitieux, il parcourt lEurope,
donne ses peintures et dessins, et ne se soucie pas de sa
carrière dartiste.
De retour à St-Légier-La Chiésaz où
l'attendaient ses préférences de vie campagnarde, loin
du bruit et des désillusions, il épousa sa cousine
germaine, une maîtresse-femme, directrice dun pensionnat
de jeunes filles. Dès lors, le peintre occupe une partie de
ses loisirs à ses fresques.
Ses dessins se
rapportent souvent à un personnage original, un
événement local, une scène comique, un incident
survenu au village à un habitant. Ils piquaient la
curiosité des citadins qui montaient en famille le dimanche
pour voir s'il y avait du nouveau à St-Légier-La
Chiésaz, s'évertuant à mettre un nom sur les
personnages peints ou commentant l'événement: bagarre,
retour de foire homérique, embardée d'attelage,
querelle de ménage...
On le sollicite
parfois pour dessiner telle ou telle scène sur une grange.
Mais le plus souvent, il peint en cachette, la nuit,
accompagné dun ami qui porte le falot.
Le lendemain, les passions séchauffent. On
napprécie pas toujours au village de voir ses petits
travers croqués sur sa propre maison. Et Alfred, bon prince,
paie le blanchissage de son oeuvre lorsquun procès
menace.
Il voyagea, comme
tous les bohèmes. Parmi les innombrables aventures qui lui
arrivèrent, la plupart oubliées, il y en a une,
particulièrement piquante, quil convient de rapporter
:
Cela se passait en Calabre. Un jour, Alfred Béguin fut fait
prisonnier par des brigands qui, naturellement, exigèrent une
rançon avant de le relâcher. Vrai chevalier de la
bourse plate, le prisonnier navait pas un sou en poche, mais il
offrit à ses tortionnaires de faire leur portrait. Il
commença par celui du chef de la bande, puis tous y
passèrent.
Béguin, par son art si primesautier et suggestif, avait su
conquérir le cur de féroces brigands et toucher
leur sensibilité fort émoussée. Il resta pendant
une semaine au milieu d'eux tellement il trouvait agréable
leur compagnie. Au moment du départ, de peur qu'il ne devienne
la proie d'autres amateurs de rançons ou de portraits, les
brigands tinrent à l'accompagner jusqu'à ce qu'il
fût en sécurité.
Cette anecdote montre bien le caractère de Béguin,
indépendant à outrance, plein d'une philosophie
charmante et joyeuse.
A St-Légier-La
Chiésaz, où il passa la plus grande partie de sa vie,
on lappelait "le vieux Béguin".
Il vivait le crayon à la main ; au café, il dessinait
les consommateurs tout en conversant gaiement avec eux : il avait un
esprit malicieux.
Malheureusement, la
plupart de ses caricatures sont perdues, il ne cherchait pas à
se faire connaître ; artiste obscur, il négligeait la
popularité, et on la bien mal récompensé
de sa modestie.
Eparpillées dans tout le village, ces caricatures
étaient un miroir extrêmement vivant de la vie locale.
Deux commères
sétaient-elles crêpé le chignon, le
lendemain, tous les habitants pouvaient les voir sur une muraille,
brandissant leurs parapluies.
Une partie de cave quelque peu bachique ou un retour tumultueux de la
foire de Brent, en char à échelle ? Les sujets se
trouvaient à portée de main.
Béguin
exprimait la vie dans ce quelle a de plus direct, il savait en
saisir les côtés plaisants et comiques, se moquant avec
douceur des hommes et de leurs burlesques aventures.
Actuellement, on ne
voit plus guère que les dessins que Béguin a faits au
début de ce siècle, les autres ont totalement disparu,
ou il nen subsiste que quelques vestiges insignifiants.
Quelle grâce dans cette paysanne quon a eu la bonne
inspiration de repasser au blanc et noir, quelle vigueur dans ce
campagnard aux manches retroussées !
Et quel charmant tableau constitue cette scène champêtre
où gambadent les enfants et les chèvres !
Une partie des peintures murales de
Béguin existe donc encore. Elles font l'objet d'une attention
toute particulière. Selon les possibilités, elles sont
conservées.
Les unes sont d'époque, d'autres ont été
repeintes après ravalage des façades ou simplement
rafraîchies par des artistes-peintres du cru et par des
restauratrices d'art de la région. Les fresques amusantes de
Béguin témoignent du passé agricole de la
commune et d'un mode de vie révolu qui avait ses jolis
côtés. C'est une page unique d'histoire qu'il est plus
agréable de lire sur des façades de maison que dans des
registres de procès-verbaux, austères par
définition.
Alfred Béguin a fait l'objet, à la fin du XXe
siècle et au début de celui-ci, de plusieurs articles
dans la presse, aux titres évocateurs tels que : le premier
tagueur suisse est mort il y a un siècle, l'uvre
cachée d'Alfred Béguin, le sprayeur de
St-Légier-La Chiésaz.
En 1984, la
Municipalité et la Société de
développement de St-Légier-La Chiésaz ont
marqué le 150e anniversaire de la naissance du peintre par une
exposition à lAula du collège du
Clos-Béguin.
En marge de cette exposition, une plaque commémorative a
été fixée sur la maison de Béguin
à la route du Tirage, où il est mort en
solitaire, à l'âge
de 72 ans.
Il était resté
original, facétieux et indépendant, même
au-delà de sa vie : le jour de son enterrement, le fond du
cercueil céda, et le corps du peintre roula au milieu de
l'assemblée stupéfaite.
écision
municipale du 9 septembre 1865 :
Considérant
quil importe dans lintérêt de la
décence publique de faire disparaître les
figures immorales quAlfred Béguin a partout
dessinées à la Chiésaz, la
Municipalité prend les résolutions suivantes
:
- M.
Béguin sera invité incessamment par lettre
à enlever toutes celles qui existent sur les
bâtiments communaux dans un délai
échéant le vendredi 15 courant. A ce
défaut, laffaire sera portée devant
les Tribunaux.
- Une
publication sera faite pour inviter les
propriétaires de bâtiments sur lesquels
existent de dites figures de les faire disparaître
au plus tôt. Chaque propriétaire sera aussi
invité, pour lavenir, dempêcher
le renouvellement de ces dessins.
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