LA GRÈVE DES FORGERONS
par François
Coppée (1869)
Mon histoire, messieurs les
juges, sera brève.
Voilà. Les forgerons s'étaient tous mis en
grève.
C'était leur droit. L'hiver était très
dur ; enfin,
Cette fois, le faubourg était las d'avoir faim.
Le samedi, le soir du payement de semaine,
On me prend doucement par le bras, on m'emmène
Au cabaret ; et, là, les plus vieux compagnons
- J'ai déjà refusé de vous livrer leurs
noms -
Me disent : "Père Jean, nous manquons de courage
;
Qu'on augmente la paye, ou sinon plus d'ouvrage !
On nous exploite, et c'est notre unique moyen.
Donc, nous vous choisissons, comme étant le
doyen,
Pour aller prévenir le patron, sans
colère,
Que, s'il n'augmente pas notre pauvre salaire,
Dès demain, tous les jours sont autant de lundis.
Père Jean, êtes-vous notre homme ?" Moi je dis
:
"Je veux bien, puisque c'est utile aux camarades."
Mon président, je n'ai pas fait de barricades ;
Je suis un vieux paisible, et me méfie un peu
Des habits noirs pour qui l'on fait le coup de feu.
Mais je ne pouvais pas leur refuser, peut-être.
Je prends donc la corvée, et me rends chez le
maître ;
J'arrive, et je le trouve à table ; on
m'introduit.
Je lui dis notre gêne et tout ce qui s'ensuit :
Le pain trop cher, le prix des loyers. Je lui conte
Que nous n'en pouvons plus; j'établis un long
compte
De son gain et du nôtre, et conclus poliment
Qu'il pourrait, sans ruine, augmenter le payement.
Il m'écouta tranquille, en cassant des noisettes,
Et me dit à la fin :
"Vous, père Jean, vous êtes
Un honnête homme ; et ceux qui vous poussent ici
Savaient ce qu'ils faisaient quand ils vous ont choisi.
Pour vous, j'aurai toujours une place à ma forge.
Mais sachez que le prix qu'ils demandent
m'égorge,
Que je ferme demain l'atelier, et que ceux
Qui font les turbulents sont tous des paresseux.
C'est là mon dernier mot, vous pouvez le leur
dire."
Moi je réponds :
"C'est bien, monsieur."
Je me retire,
Le cur sombre, et m'en vais rapporter aux amis
Cette réponse, ainsi que je l'avais promis.
Là-dessus, grand tumulte. On parle politique.
On jure de ne pas rentrer à la boutique ;
Et, dam ! je jure aussi, moi, comme les anciens.
Oh ! plus d'un, ce soir-là, lorsque devant les
siens
Il jeta sur un coin de table sa monnaie,
Ne dut pas, j'en réponds, se sentir l'âme
gaie,
Ni sommeiller sa nuit tout entière, en songeant
Que de longtemps peut-être on n'aurait plus
d'argent,
Et qu'il allait falloir s'accoutumer au jeûne.
- Pour moi, le coup fut dur, car je ne suis plus jeune
Et je ne suis pas seul. - Lorsque, rentré chez
nous,
Je pris mes deux petits-enfants sur mes genoux,
- Mon gendre a mal tourné, ma fille est morte en
couches -
Je regardai, pensif, ces deux petites bouches
Qui bientôt connaîtraient la faim ; et je
rougis
D'avoir ainsi juré de rester au logis.
Mais je n'étais pas plus à plaindre que les
autres ;
Et, comme on sait tenir un serment chez les
nôtres,
Je me promis encor de faire mon devoir.
Ma vieille femme alors rentra de son lavoir,
Ployant sons un paquet de linge tout humide ;
Et je lui dis la chose avec un air timide.
La pauvre n'avait pas le cur à se fâcher
;
Elle resta, les yeux fixés sur le plancher,
Immobile longtemps, et répondit :
"Mon homme,
Tu sais bien que je suis une femme économe.
Je ferai ce qu'il faut ; mais les temps sont bien
lourds,
Et nous avons du pain au plus pour quinze jours."
Moi je repris :
"Cela s'arrangera peut-être !"
Quand je savais qu'à moins de devenir un
traître
Je n'y pouvais plus rien, et que les mécontents,
Afin de maintenir la grève plus longtemps,
Sauraient bien surveiller et punir les transfuges.
Et la misère vint. - Ô mes juges, mes juges
!
Vous croyez bien que, même au comble du malheur,
Je n'aurais jamais pu devenir un voleur,
Que rien que d'y songer, je serais mort de honte ;
Et je ne prétends pas qu'il faille tenir compte,
Même au désespéré qui du matin au
soir
Regarde dans les yeux son propre désespoir,
De n'avoir jamais eu de mauvaise pensée.
Pourtant, lorsque au plus fort de la raison
glacée
Ma vieille honnêteté voyait - vivants
défis -
Ma vaillante campagne et mes deux petits-fils
Grelotter tous les trois près du foyer sans
flamme,
Devant ces cris d'enfants, devant ces pleurs de femme,
Devant ce groupe affreux de froid
pétrifié,
Jamais - j'en jure ici par ce Crucifié -
Jamais dans mon cerveau sombre n'est apparue
Cette action furtive et vile de la rue,
0ù le cur tremble, où l'oeil guette,
où la main saisit.
Hélas ! si mon orgueil à présent
s'adoucit,
Si je plie un moment devant vous, si je pleure,
C'est que je les revois, ceux de qui tout à
l'heure
J'ai parlé, ceux pour qui j'ai fait ce que j'ai
fait.
Donc on se conduisit d'abord comme on devait :
On mangea du pain sec, et l'on mit tout en gage.
Je souffrais bien. Pour nous, la chambre, c'est la cage,
Et nous ne savons pas rester à la maison.
Voyez-vous ! j'ai tâté depuis de la prison,
Et je n'ai pas trouvé de grande
différence.
Puis ne rien faire, c'est encore une souffrance.
On ne le croirait pas. Eh bien, il faut qu'on soit
Les bras croisés par force ; alors on
s'aperçoit
Qu'on aime l'atelier, et que cette atmosphère
De limaille et de feu, c'est celle qu'on
préfère.
Au bout de quinze jours nous étions sans un sou.
- J'avais passé ce temps à marcher comme un
fou,
Seul, allant devant moi, tout droit, parmi la foule,
Car le bruit des cités vous endort et vous
saoûle,
Et, mieux que l'alcool, fait oublier la faim.
Mais, comme je rentrais, une fois, vers la fin
D'une après-midi froide et grise de novembre,
Je vis ma femme assise en un coin de la chambre,
Avec les deux petits serrés contre son sein ;
Et je pensai : C'est moi qui suis leur assassin !
Quand la vieille me dit, douce et presque confuse :
"Mon pauvre homme, le Mont-de-piété refuse
Le dernier matelas, comme étant trop mauvais.
Où vas-tu maintenant trouver du pain ?
- J'y vais",
Répondis-je ; et prenant à deux mains mon
courage,
Je résolus d'aller me remettre à l'ouvrage
;
Et, quoique me doutant qu'on m'y repousserait
Je me rendis d'abord dans le vieux cabaret
Où se tenaient toujours les meneurs de la
grève.
- Lorsque j'entrai, je crus, sur ma foi, faire un rêve
:
On buvait là, tandis que d'autres avaient faim,
On buvait. - Oh ! ceux-là qui leur payaient ce
vin
Et prolongeaient ainsi notre horrible martyre,
Qu'ils entendent encore un vieillard les maudire ! -
Dès que vers les buveurs je me fus avancé,
Et qu'ils virent mes yeux rouges, mon front
baissé,
Ils comprirent un peu ce que je venais faire ;
Mais, malgré leur air sombre et leur accueil
sévère,
Je leur parlai :
"Je viens pour vous dire ceci :
C'est que j'ai soixante ans passés, ma femme
aussi,
Que mes deux petits-fils sont restés à ma
charge,
Et que dans la mansarde où nous vivons au large,
- Tous nos meubles étant vendus - on est sans
pain.
Un lit à l'hôpital, mon corps au carabin,
C'est un sort pour un gueux comme moi, je suppose ;
Mais pour ma femme et mes petits, c'est autre chose.
Donc, je veux retourner tout seul sur les chantiers.
Mais, avant tout, il faut que vous le permettiez
Pour qu'on ne puisse pas sur moi faire d'histoires.
Voyez ! J'ai les cheveux tout blancs et les mains
noires,
Et voilà quarante ans que je suis forgeron.
Laissez-moi retourner tout seul chez le patron.
J'ai voulu mendier, je n'ai pas pu. Mon âge
Est mon excuse. On fait un triste personnage
Lorsqu'on porte à son front le sillon qu'a
gravé
L'effort continuel du marteau soulevé,
Et qu'on veut au passant tendre une main robuste.
Je vous prie à deux mains. Ce n'est pas trop
injuste
Que ce soit le plus vieux qui cède le premier.
- Laissez-moi retourner tout seul à l'atelier.
Voilà tout. Maintenant, dites si ça vous
fâche."
Un d'entre eux fit vers moi trois pas et me dit :
"Lâche !"
Alors j'eus froid au coeur, et le sang m'aveugla.
Je regardai celui qui m'avait dit cela.
C'ëtait un grand garçon, blême aux reflets
des lampes,
Un malin, un coureur de bals, qui, sur les tempes,
Comme une fille, avait deux gros accroche-curs.
Il ricanait, fixant sur moi ses yeux moqueurs :
Et les autres gardaient un si profond silence
Que j'entendais mon cur battre avec violence.
Tout à coup j'étreignis dans mes deux mains
mon front
Et m'écriai :
"Ma femme et mes deux fils mourront.
Soit ! Et je n'irai pas travailler. - Mais je jure
Que, toi, tu me rendras raison de cette injure,
Et que nous nous battrons, tout comme des bourgeois.
Mon heure ? Sur-le-champ. - Mon arme ? J'ai le choix ;
Et, parbleu ! ce sera le lourd marteau d'enclume,
Plus léger pour nos bras que l'épée ou
la plume ;
Et vous, les compagnons, vous serez les témoins.
Or çà, faites le cercle et cherchez dans les
coins
Deux de ces bons frappeurs de fer couverts de rouille.
Et toi, vil insulteur de vieux, allons !
dépouille
Ta blouse et ta chemise, et crache dans ta main."
Farouche et me frayant des coudes un chemin
Parmi les ouvriers, dans un coin des murailles
Je choisis deux marteaux sur un tas de ferraille
Et les ayant jugés d'un coup d'oeil je jetai
Le meilleur à celui qui m'avait insulté.
Il ricanait encor ; mais, à toute aventure,
Il prit l'arme, et gardant toujours cette posture
Défensive :
"Allons, vieux, ne fais pas le méchant !"
Mais je ne répondis au drôle qu'en marchant
Contre lui, le gênant de mon regard honnête
Et faisant tournoyer au-dessus de ma tête
Mon outil de travail, mon arme de combat.
Jamais le chien couché sous le fouet qui le bat,
Dans ses yeux effarés et qui demandent
grâce,
N'eut une expression de prière aussi basse
Que celle que je vis alors dans le regard
De ce louche poltron, qui reculait, hagard,
Et qui vint s'acculer contre le mur du bouge.
Mais il était trop tard, hélas ! Un voile
rouge,
Une brume de sang descendit entre moi
Et cet être pourtant terrassé par l'effroi,
Et d'un seul coup, d'un seul, je lui brisai le
crâne
Je sais que c'est un meurtre et que tout me condamne ;
Et je ne voudrais pas vraiment qu'on chicanât
Et qu'on prît pour un duel un simple assassinat.
Il était à mes pieds, mort, perdant sa
cervelle,
Et, comme un homme à qui tout à coup se
révèle
Toute l'immensité du remords de Caïn,
Je restai là, cachant mes deux yeux sous ma main.
Alors les compagnons de moi se rapprochèrent
Et voulant me saisir, en tremblant me touchèrent.
Mais je les écartai d'un geste, sans effort,
Et leur dis : "Laissez-moi. Je me condamne à
mort."
Ils comprirent. Alors, ramassant ma casquette,
Je la leur présentai, disant, comme à la
quête :
"Pour la femme et pour les petiots, mes bons amis."
Et cela fit dix francs, qu'un vieux leur a remis.
Puis j'allai me livrer moi-même au commissaire.
A présent, vous avez un récit très
sincère
De mon crime, et pouvez ne pas faire grand cas
De ce que vous diront messieurs les avocats.
Je n'ai même conté le détail de la
chose
Que pour bien vous prouver que, quelquefois, la cause
D'un fait vient d'un concours d'événements
fatal.
Les mioches aujourd'hui sont au même hôpital
Où le chagrin tua ma vaillante compagne.
Donc, que pour moi ce soit la prison ou le bagne,
Ou même le pardon, je n'en ai plus souci ;
Et si vous m'envoyez à l'échafaud, merci
!
François
Coppée
Juillet 1869
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http://membres.lycos.fr/tiney/
Monceau les Mines
descente dans la mine
http://membres.lycos.fr/tiney/
"Au pays minier"
Monceau les Mines
mineurs prêts à descendre
http://www.creusot.net/
Ce marteau-pilon à
vapeur,
réalisé au Creusot en 1876,
fut à son époque le plus puissant du monde
et symbolisa longtemps
la suprématie de l'industrie
creusotine.
Poids total : 545
tonnes
Hauteur : 21 mètres
Puissance de frappe : 500 tonnes
LES "BONS A
RIEN"
A
ceux du Biafra,
A ceux de Longwy
et à tous les autres qui vont
suivre
Quand bien
même je n'aurais plus rien
Qu'une plume et mon bloc de vélin
C'est pour vous, estimés "bons à
rien",
Que j'écrirais ce que je crois
bien.
Bien à
savoir et à connaître.
C'est que parmi des millions d'êtres
Vous êtes si défavorisés,
Laminés, rebutés, rejetés,
Que vous devriez figurer sculptés
Comme les six bourgeois de Calais.
Vous témoigneriez pour notre temps
Que sans nourriture, sans argent,
Jeune ou moins jeune, femme ou enfant,
Au gré du beau temps ou de la pluie
Vous aviez subsisté et faibli
En descendant inexorablement
Vers la mort, pas à pas, cran par cran.
Pour qui l'a vue jamais ne cesse
Et brille la flamme qui baisse,
De lueur lourde de tristesse,
De dignité dans la détresse.
Vous seriez la lie de notre temps
Pour n'avoir su gagner cet argent
Permettant de manger, d'ahaner,
Suer, souffler pour faire tourner
Les supermachines infernales
Dont les mécanismes, les pales
Echappent à nos apprentis sorciers
Car maintenant sortent des poussiers,
Des mines, des usines fermées,
Des cohortes de chômeurs usés.
La peur commence à les étreindre
Et voici que tous vont enfreindre
Ce silence que, pudiquement,
Ils gardaient en des jours plus
cléments.
Que vos détresses, que vos tourments,
De la révolte soit le
ferment.
Quand bien
même je n'aurais plus rien
Qu'une plume et mon bloc de vélin
Pour vous tous déclarés "bons
à rien",
Je hurlerais mon cri de soutien.
Camille
Lebossé
Rouges et noires
St Léger Vauban
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