"casse" au pays des pataches

 

En 1907, dans le Morvan, chemin de fer et diligence font encore bon ménage. Le pays reste enclavé et seules deux gares relient cette partie de l’Avallonnais à l’extérieur : celle d’Avallon et celle de Sincey-lès-Rouvray où transite la plupart des marchandises approvisionnant le nord du Morvan. Bourgs et hameaux restent desservis par tout un réseau de pataches bringuebalantes au pas fatigué de vieux chevaux. Les carrioleurs ne se bornent pas à transporter les personnes, ils sont aussi commissionnaires reliant les fermes isolées au commerce local.

Avec ses 2 108 habitants et ses cinq cents chevaux, Quarré-les-Tombes fait figure de centre administratif et commercial pour les gens des bois. Aussi plusieurs services de voiture y marquent une halte : la diligence Roulot qui couvre quotidiennement, aller et retour, Sincey à Dun-les-Places est surtout fréquentée par les gens de Saint-Léger. La patache d’Avallon à Marcigny-l’Eglise via Saint-Germain-des-Champs a ses partisans. Mais surtout, il existe deux navettes journalières entre Avallon et Quarré, celle assurée par le voiturier Léopold Blin à partir de l’auberge Duban et celle du propriétaire de l’hôtel de la Poste, Douénat. Les horaires sont les mêmes, l’itinéraire identique*. Certes, il y a du travail pour deux, mais une telle similitude ne va pas sans susciter rivalité et jalousie. Telle est la situation quand un fait divers mystérieux vient rompre le train-train paisible des pataches.

* Horaires : Quarré, 7h30 - Avallon, 10h. Avallon, 15 h - Quarré 18h 0. Itinéraire : Cussy-les-Forges / Villiers-Nonains / Villiers-les-Potos

 

1903 - la voiture publique qui part de la gare de Sincey les Rouvray,
pour le service des voyageurs de St Léger-Quarré, Dun les Places

 

 

Dans la soirée du samedi 26 janvier 1907, Henri Leduc, le commis de Douénat, a rejoint la diligence de son patron au pied de la dure côte de Villiers-Nonains ; il a attelé sa monture "en flèche" devant les deux chevaux habituels et ce "coup de main" évite aux voyageurs d’affronter la montée à pied et dans le froid. Vers 18h15, l’attelage s’arrête devant le bureau de poste de Quarré. Pendant que le cocher Tholard va porter le courrier, Leduc fait descendre les passagers ; ils sont quatre, trois pensionnaires et un notable, M. Chevillotte. Il fait sombre et froid, les quatre silhouettes ne s’attardent pas dans le halo blafard des lanternes. Tholard et Leduc conduisent ensuite la voiture devant l’Hôtel de la Poste sur la place du bourg. Le patron est absent de l’auberge et sa fille, Mme Guillaumet, sert à la fois les clients dans la grande salle et dans l’épicerie annexe. Leduc quitte alors son compagnon qui conduit seul les bêtes à l’écurie. Cinq minutes plus tard, Tholard est de retour ; en traversant la salle, il avale un verre de punch que lui tend Mme Guillaumet puis il regagne son siège. C’est alors qu’il aperçoit, grande ouverte, la caisse aux valeurs que l’on place sous le siège.

 

A Quarré les Tombes - l'Hôtel de la Poste

 

 

 

Or nous sommes samedi, le coffre contenait l’argent destiné aux opérations de la Caisse d’Epargne ouverte chaque dimanche : 5 600 francs ! Le malfaiteur a utilisé la clé du coffre qui se trouve toujours attachée près du siège, mais dans sa hâte il a quelque peu fracassé le couvercle.

Berthe Guillaumet se précipite sur la place en hurlant : "On a volé la Caisse d’Epargne, on a volé la Caisse d’Epargne ! " Dix minutes plus tard, les gendarmes recueillent les premiers témoignages : personne n’a rien vu, ni le petit clerc du notaire qui, depuis la salle, à travers une vitre observait l’arrivée de la voiture, ni le pharmacien dont l’officine fait face à l’hôtel. Tholard est formel : le coffre était encore intact à l’arrêt de la poste. Le patron Douénat survient : il répond de l’honnêteté de son personnel et précise aussitôt : "Je suis porté à croire que ce vol a été commis dans l’intention de me nuire et par vengeance."

Le juge de paix Barthélémy fait visiter tous les lieux publics et toutes les routes par les gendarmes ; aucun étranger au pays n’est repéré. A 22h30, la maréchaussée va se coucher. Le lendemain Douénat affirme au juge que ses soupçons se portent sur Edouard Blin. Ce sabotier de 31 ans apparaît comme le suspect idéal. Bambocheur invétéré, il est arrivé de son hameau du Lardot vers 16 heures ; après quelques courses à l’épicerie, il a, selon son habitude, hanté tous les cafés du bourg. Or à 18h30, quand s’arrête la patache devant l’hôtel, il se trouvait au café Aurusse, à l’autre bout de la place. Et plusieurs témoins sont formels, à ce moment précis, Blin est sorti. Mais, sur la durée de son absence, les avis divergent : un quart d’heure ? Une demi-heure ? L’intéressé reconnaît être sorti cinq minutes afin de soulager un besoin naturel. Il dit aussi être allé dîner plus tard vers 20 heures avec le bourrelier Serée. Celui-ci dément. Blin reconnaît avoir menti, mais pourquoi ? Il est aussi l’un des fils du transporteur rival, il a lui même conduit la patache de Marcigny et se trouve donc au courant de toutes les habitudes de la ligne.

 

vers 1900 - Cussy les Forges - Postes - Courrier de Quarré à Avallon

 

 

Le retentissement de cette affaire est immense. Dans ce pauvre pays, depuis l’établissement des voitures en 1851, jamais aucun malandrin n’a tenté quelque entreprise criminelle : il y a si peu à voler ! Ces habitudes paisibles n’ont-elles pas entraîné quelques négligences ? On raconte qu’il est souvent arrivé que le coffre passe la nuit avec la voiture, oublié dans la remise ; un jour même, après un incident d’essieu, on l’aurait laissé dans la patache au milieu des bois…

Toutes ces rumeurs appellent une réponse de la justice : le 1er février, Blin est inculpé et emprisonné à Avallon. Mais malgré des recherches dans les fourrés, les étangs, des perquisitions au Lardot et chez Aurusse, aucun indice n’est relevé. Une incertitude de quelques minutes ne suffit pas à établir une culpabilité. Le 13 février, il faut bien libérer le suspect : "le Parquet dirige son enquête d’un autre côté" affirment les journaux. En fait, il n’en est rien. Le dossier judiciaire prouve qu’aucune autre piste n’est explorée. Après la déposition d’un villageois, Ernest Villermé qui dit avoir aperçu, le soir du 26, quelques minutes après le vol, une silhouette sur le chemin du Croisé, les gendarmes relèvent bien des traces de pas au lieu indiqué, mais ils se bornent à constater qu’elles ne correspondent pas aux empreintes de Blin. Sur ce dernier, la justice s’acharne.

Le 6 mars, à la suite d’une altercation au café des Lavaux et sans qu’aucune plainte ne soit déposée, le ministère public requiert contre lui deux mois de prison. En avril, une rumeur venue de Marcigny-l’Eglise affirme que Blin se serait vanté au café de ce village que "l’on ne retrouverait jamais l’argent de la Caisse d’Épargne" ; il aurait aussi plaisanté sur son internement. Nouvel interrogatoire sans résultat.

Le journal radical "L’Yonne" s’indigne : "C’est parce qu’on le dit socialiste que ce père de quatre enfants est ainsi tourmenté par le maire Rostain et par les juges". En fait, l’acharnement semble venir de Douénat qui relance sans cesse la justice contre le fils de son concurrent. Le coupable ne sera jamais démasqué. La presse en tout cas rend hommage au voleur et à sa "subtilité magique, digne d’un prestidigitateur".

Blin, criblé de dettes, continuera à mener une vie misérable. Etait-il coupable ? Une lettre du juge Barthélémy au procureur d’Auxerre, datée du soir même du vol, ouvre une perspective nouvelle : Douénat, dans le vif de l’émotion, confie au juge qu’au moment de l’arrivée de la diligence, il y avait deux consommateurs à l’auberge, deux habitants dont l’un fut impliqué l’année précédente dans un vol de bois. Les deux hommes se sont esquivés au moment où le larcin fut découvert. Le lendemain, nouvelle lettre du juge à son supérieur : Douénat est revenu sur ses déclarations de la veille. Il soupçonne désormais Blin et n’en démordra plus.

Jamais les deux consommateurs ne seront identifiés ni interrogés alors qu’il semble établi qu’ils buvaient à quelques mètres du coffre de la Caisse d’Epargne. Négligence ou parti pris de la Justice ? La question, cette fois encore, demeure sans réponse.

 

 

Source : Les mystères de l'Yonne, de Jean-Pierre Fontaine
Editions de Borée, 2005
http://books.google.fr/books?id=3hh8JjqxCJYC (pages 83 et suivantes)

 

 

 

 

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