les brûlées de St Léger Vauban

 

1877

25 mars 1877 : "Une religieuse de St Léger Vauban (Yonne) a été accusée d'avoir fait asseoir par pénitence une petite fille sur un poêle allumé, ce qui aurait occasionné à l'enfant des blessures assez graves. L'institutrice a été révoquée. D'autre part, 10 membres du conseil municipal de la commune (sur 12), et un grand nombre d'habitants, ont protesté contre cette révocation. M. de la Rochejacquelein, désireux de provoquer la lumière sur un fait que l'esprit tend à dénaturer, a annoncé au ministre de l'intérieur qu'il l'interrogerait en séance publique à la chambre des députés. Le ministre aurait demandé qu'il fût sursis à cette interpellation jusqu'à plus amples renseignements."

22 avril 1877 : "Nous avons parlé d'une institutrice de St Léger Vauban révoquée pour avoir fait, disait-on, à une de ses élèves des brûlures assez graves. Cette affaire vient d'avoir son dénouement devant la justice : la nommée Gally, en religion soeur St Léon, ex-institutrice congréganiste à St Léger Vauban, a été citée à comparaître le 17 avril courant devant le tribunal correctionnel d'Avallon pour blessures par imprudence."

Source : l'Intérêt Public (ancien Echo de Beaupréau - 49)

 


 

A cette époque, bien des enfants de l’Assistance Publique sont placés à Saint-Léger
(1 350 habitants alors) - document Club Cartophile de l'Yonne

 

"En ce mois de janvier 1877, une centaine de fillettes s’entasse dans la classe de sœur Saint-Léon à l’école communale de Saint-Léger-Vauban - une centaine de petits diables de six à douze ans, répartis en deux groupes. La frontière entre les deux divisions est délimitée, au centre de la salle, par un poêle Leras : à droite, les grandes, à gauche, les plus petites.

L’enseignante ne quitte pas les parages de ce poêle, d’où son regard porte sur l’ensemble des écolières. L'afflux des enfants de l’Assistance publique, placés nombreux dans ce village morvandiau et ses hameaux en forêt, augmente considérablement les effectifs scolaires.

Ce matin du 16 janvier, les grandes font une dictée. Deux petites de huit et six ans, Henriette et Victorine, en profitent pour se chamailler. Rappels à l’ordre de la sœur, qui sépare les protagonistes, mais les disputes reprennent. Alors la religieuse les fait venir près d’elle. Tour à tour, elle les soulève à bout de bras puis les assoie sur le poêle brûlant. A chacune des fillettes, elle demande alors : "Seras-tu sage ?" puis elle les renvoie chacune à leur place… Banal incident scolaire ? L’épisode va déchaîner les polémiques, trois mois durant, mobiliser l’Assemblée nationale et trouver son épilogue devant les tribunaux.

 


 

Avallon, 17 février. Dans le bureau du sous-préfet, deux hommes se font face : Marchand, maire et notaire de Saint-Léger et Maulmont, le sous-préfet. Le maire vient demander des explications sur les enquêtes qui, depuis quinze jours, se multiplient à l’école des sœurs. Tour à tour se sont présentés l’inspecteur des Enfants assistés de Paris (dont relève Henriette), l’Inspecteur des écoles, puis le brigadier de gendarmerie. Marchand ne comprend pas cette "agitation". L’incident lui paraît banal et sans importance. Selon lui, la sœur n’a fait que soulever les fillettes et les asseoir sur le poêle pour les calmer. Au reste, le médecin de Rouvray, le docteur Royer, qui a examiné l’une des deux enfants, assure que la brûlure, superficielle, était guérie dès le 5 février. Est-on d’ailleurs sûr qu’elle ait été faite en classe ?

 

les enfants assistés dans le Morvan
à la fin du XIXe et au début du XXe siècle

 

Très énervé, le sous-préfet répond que l’enfant a été vue quelques jours après l’incident par le docteur Simon, de Saint-Léger, qui parle, dans un certificat, d’une plaie de dix à douze centimètres de long sur laquelle s’est formée une croûte et qu’il qualifie de "brûlure au troisième degré". Marchand réplique qu’il s’agit d’une cabale. Depuis quinze ans, la religieuse bénéficie de l’estime de tous ; le docteur lui, est nouveau dans la commune. Le sous-préfet n’en décide pas moins de déplacer l’institutrice.

La presse s’empare de l’affaire. "L’Yonne" dans son numéro du 20 février, sous forme d’une lettre émanant d’un lecteur anonyme, donne sa version : "A l’école de notre commune, une jeune enfant a été victime du châtiment le plus barbare qu’on puisse imaginer. On lui a ordonné, à titre de punition, d’aller s’asseoir sur le poêle de l’école qui contenait du feu et chauffait de plus en plus. La pauvre enfant, qui rôtissait, n’a pu obtenir, malgré ses larmes, de quitter ce poste de supplice auquel elle était clouée par la crainte de désobéir. Après la classe, elle rentrait à son domicile dans un état affreux ; toute la cuisse gauche était brûlée profondément, la cuisse droite était également atteinte. L’enfant était dans un état déplorable auquel les médecins ne pourront que difficilement remédier".

 

Mac-Mahon (1808 - 1879) fut élevé au château de Saint-Léger-Sully en Saône et Loire.

 

Certes, Albert Gallot, propriétaire du journal, n’hésite pas, on le sait, à cultiver le sensationnel pour achalander sa feuille et affiche un anticléricalisme forcené. Au reste, le climat politique est alors des plus tendus. La majorité conservatrice de 1870 avait désigné Mac-Mahon comme président et organisé "l’ordre moral" dominé par l’église catholique. Mais des élections du printemps 1876 est sortie une majorité républicaine. Dans l’Yonne, Paul Bert prend le contrôle de la vie politique et, à la Chambre, il fait adopter les premières lois visant à retirer l’enseignement primaire de l’emprise religieuse. C’est dans ce sens que "L’Yonne" s’efforce d’exploiter l’affaire des "brûlées de Saint-Léger".

 

Paul Bert tient la main de Léon Gambetta lors de la mort de celui-ci le 31 décembre 1882

 

Naturellement, la presse conservatrice nie les faits en bloc. "La Bourgogne" ironise sur "les biftecks congréganistes" (sic) et "Le Nouvelliste" menace Gallot de poursuites pénales. "L’Yonne" n’en continue pas moins chaque jour d’attiser la polémique. Le 10 avril sont publiés dans ses colonnes d’étranges dessins : "fac-similé de la blessure de la jeune Henriette et fac-similé de celle de Victorine". Les experts établissent que les marques des dessins du poêle signalés sur la cuisse droite de cette dernière sont bien réelles, mais les croquis, faits d’imagination, n'en relèvent pas moins d’un goût douteux.

 

Les invraisemblables croquis publiés en avril 1877 par le journal L'Yonne
sont censés dévoiler au public et "au naturel" les cuisses brûlées des petites écolières.

 

Le 8 mars, à la Chambre des députés, le socialiste Raspail interpelle le ministre de la Justice en s’appuyant sur les articles de "L’Yonne". L’Auxerrois Charles Lepère invoque le certificat du docteur Simon.

 

François-Vincent Raspail (1794 -1878)

 

Le ministre Jules Méline promet une enquête judiciaire et le maire de Saint-Léger, qui se répandait dans les journaux en démentis, est suspendu de ses fonctions pour trois mois. Tollé des journaux nationalistes. Nouvelle offensive des Radicaux au conseil municipal de Paris, qui reprochent au préfet, responsable légal de la jeune Henriette, son inertie. C’est que les nouveaux élus se défient des fonctionnaires mis en place par Mac-Mahon, voire par le Second Empire ; leurs soupçons portent surtout sur les magistrats accusés de complaisance envers l’Eglise.

 

Jules Méline (1838 - 1925)

 

Ces suspicions réciproques planent dans l’air du prétoire d’Avallon, le 17 avril, quand s’ouvre l’audience où comparaît sœur Saint-Léon poursuivie à la demande du ministre. Derrière le bureau des magistrats ont pris place d’anciens députés conservateurs, des hobereaux morvandiaux, voire des fonctionnaires du département qui ne font pas mystère de leurs convictions religieuses. L’institutrice est accusée "d’avoir commis des blessures par imprudence, ignorance ou inobservation des règlements". L’essentiel des faits se dégage du rapport de trois médecins commis comme experts, les docteurs Bert (d’Avallon), Royer et Simon. Les fillettes ont bien été "placées sur le poêle dont la partie supérieure offrait une température assez élevée pour produire la brûlure".

Sur la nature de celle-ci, les avis divergent, les praticiens n’ayant pas examiné les patientes au même moment, mais la gravité des lésions s’avère très inférieure aux exagérations évoquées dans "L’Yonne". Le procureur requiert contre la sœur une amende de 25 francs. Mais le tribunal ne le suit pas. S’appuyant sur le fait que ni Henriette ni Victorine ne semblent avoir pleuré durant leur station sur le poêle ni après, les juges concluent à "l’impossibilité absolue" qu’il y ait eu brûlure, même au premier degré, et relaxent purement et simplement l'institutrice.
Forte de ce quitus, celle-ci attaque "L’Yonne" en diffamation et réclame plus de 20 000 francs d’indemnités. 

 

article du Petit Journal du jeudi 10 mai 1877







 

article de La Lanterne du samedi 12 mai 1877

 

En juin, devant le tribunal d’Auxerre, Gallot ne saurait l’emporter : à la violence et à l’exagération de ses articles et au verdict sans nuance des juges d’Avallon, s’ajoute sa réputation d’hostilité envers les magistrats. Le procureur ne manque pas de souligner avec ironie que " L’Yonne" "n’hésite pas à stimuler journellement l’institution judiciaire". La condamnation tombe, très lourde : 500 francs d’amende ; 5 000 francs de dommages et intérêts et trois mois de prison.

 

 

article du Gaulois du lundi 11 juin 1877




 


 

 


 

Longtemps après, cet épisode reste un sujet d’affrontement entre cléricaux et radicaux. Les violents partis pris des uns et des autres déplacent encore et toujours le débat sur le terrain politique. Mais, dans un camp comme dans l’autre, est-on disposé à s’en tenir à une critique de "l’aberration" pédagogique dont s’est seulement rendu coupable l’institutrice ? Une telle conception de la "discipline" est pourtant appelée à faire l’unanimité longtemps encore parmi les nostalgiques d’une école souvent symbolisée par le poêle de la classe.

 

 

Source : Les mystères de l'Yonne, de Jean-Pierre Fontaine
Editions de Borée, 2005
http://books.google.fr/books?id=3hh8JjqxCJYC (pages 173 et suivantes)

 

Le Temps - article du mardi 14 mai 1878

 

Vous lirez ici l'intégralité de l'Historique de l'affaire de la soeur Saint-Léon, écrit dès mai 1877 par M. Marchand, le maire révoqué de St Léger-Vauban

Ames sensibles, s'abstenir !

 

 

 

 

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