"En
ce mois de janvier 1877, une centaine de fillettes sentasse
dans la classe de sur Saint-Léon à
lécole communale de Saint-Léger-Vauban - une
centaine de petits diables de six à douze ans, répartis
en deux groupes. La frontière entre les deux divisions
est délimitée, au centre de la salle, par un
poêle Leras : à droite, les grandes, à gauche,
les plus petites.
Lenseignante ne
quitte pas les parages de ce poêle, doù son regard
porte sur lensemble des écolières. L'afflux des
enfants de lAssistance publique, placés nombreux dans ce
village morvandiau et ses hameaux en forêt, augmente
considérablement les effectifs scolaires.
Ce matin du 16
janvier, les grandes font une dictée. Deux petites de
huit et six ans, Henriette et Victorine, en profitent pour se
chamailler. Rappels à lordre de la sur, qui
sépare les protagonistes, mais les disputes reprennent. Alors
la religieuse les fait venir près delle. Tour
à tour, elle les soulève à bout de bras puis les
assoie sur le poêle brûlant. A chacune des
fillettes, elle demande alors : "Seras-tu sage ?" puis elle
les renvoie chacune à leur place
Banal incident scolaire
? Lépisode va déchaîner les
polémiques, trois mois durant, mobiliser
lAssemblée nationale et trouver son épilogue
devant les tribunaux.
Avallon, 17
février. Dans le bureau du sous-préfet, deux hommes se
font face : Marchand, maire et notaire de Saint-Léger et
Maulmont, le sous-préfet. Le maire vient demander des
explications sur les enquêtes qui, depuis quinze jours, se
multiplient à lécole des surs. Tour
à tour se sont présentés linspecteur
des Enfants assistés de Paris (dont relève
Henriette), lInspecteur des écoles, puis le brigadier de
gendarmerie. Marchand ne comprend pas cette
"agitation". Lincident lui paraît banal
et sans importance. Selon lui, la sur na fait que
soulever les fillettes et les asseoir sur le poêle pour les
calmer. Au reste, le médecin de Rouvray, le docteur Royer, qui
a examiné lune des deux enfants, assure que la
brûlure, superficielle, était guérie dès
le 5 février. Est-on dailleurs sûr quelle
ait été faite en classe ?
les
enfants assistés dans le Morvan
à la fin du XIXe et au début du XXe
siècle
|
Très
énervé, le sous-préfet répond que
lenfant a été vue quelques jours après
lincident par le docteur Simon, de Saint-Léger, qui
parle, dans un certificat, dune plaie de dix à douze
centimètres de long sur laquelle sest formée une
croûte et quil qualifie de "brûlure au
troisième degré". Marchand réplique
quil sagit dune cabale. Depuis quinze ans, la
religieuse bénéficie de lestime de tous ; le
docteur lui, est nouveau dans la commune. Le sous-préfet
nen décide pas moins de déplacer
linstitutrice.
La presse
sempare de laffaire. "LYonne" dans son
numéro du 20 février, sous forme dune lettre
émanant dun lecteur anonyme, donne sa version : "A
lécole de notre commune, une jeune enfant a
été victime du châtiment le plus barbare
quon puisse imaginer. On lui a ordonné, à titre
de punition, daller sasseoir sur le poêle de
lécole qui contenait du feu et chauffait de plus en
plus. La pauvre enfant, qui rôtissait, na pu obtenir,
malgré ses larmes, de quitter ce poste de supplice auquel elle
était clouée par la crainte de désobéir.
Après la classe, elle rentrait à son domicile dans un
état affreux ; toute la cuisse gauche était
brûlée profondément, la cuisse droite
était également atteinte. Lenfant était
dans un état déplorable auquel les médecins ne
pourront que difficilement remédier".
Mac-Mahon (1808 -
1879) fut élevé au château de Saint-Léger-Sully
en Saône et Loire.
Certes, Albert
Gallot, propriétaire du journal, nhésite pas, on
le sait, à cultiver le sensationnel pour achalander sa feuille
et affiche un anticléricalisme forcené. Au reste, le
climat politique est alors des plus tendus. La majorité
conservatrice de 1870 avait désigné Mac-Mahon comme
président et organisé "lordre moral"
dominé par léglise catholique. Mais des
élections du printemps 1876 est sortie une majorité
républicaine. Dans lYonne, Paul Bert prend le
contrôle de la vie politique et, à la Chambre, il fait
adopter les premières lois visant à retirer
lenseignement primaire de lemprise religieuse. Cest
dans ce sens que "LYonne" sefforce
dexploiter laffaire des "brûlées de
Saint-Léger".
Paul Bert tient la
main de Léon Gambetta lors de la mort de celui-ci le 31
décembre 1882
Naturellement, la
presse conservatrice nie les faits en bloc. "La Bourgogne"
ironise sur "les biftecks congréganistes" (sic) et
"Le Nouvelliste" menace Gallot de poursuites pénales.
"LYonne" nen continue pas moins chaque jour
dattiser la polémique. Le 10 avril sont publiés
dans ses colonnes détranges dessins :
"fac-similé de la blessure de la jeune Henriette et
fac-similé de celle de Victorine". Les experts
établissent que les marques des dessins du poêle
signalés sur la cuisse droite de cette dernière sont
bien réelles, mais les croquis, faits dimagination, n'en
relèvent pas moins dun goût douteux.
Les invraisemblables
croquis publiés en avril 1877 par le journal L'Yonne
sont censés dévoiler au public et "au naturel" les
cuisses brûlées des petites écolières.
Le 8 mars, à
la Chambre des députés, le socialiste Raspail
interpelle le ministre de la Justice en sappuyant sur les
articles de "LYonne". LAuxerrois Charles
Lepère invoque le certificat du docteur Simon.
François-Vincent
Raspail (1794 -1878)
Le ministre Jules
Méline promet une enquête judiciaire et le maire de
Saint-Léger, qui se répandait dans les journaux en
démentis, est suspendu de ses fonctions pour trois mois.
Tollé des journaux nationalistes. Nouvelle offensive des
Radicaux au conseil municipal de Paris, qui reprochent au
préfet, responsable légal de la jeune Henriette, son
inertie. Cest que les nouveaux élus se défient
des fonctionnaires mis en place par Mac-Mahon, voire par le Second
Empire ; leurs soupçons portent surtout sur les magistrats
accusés de complaisance envers lEglise.
Jules Méline
(1838 - 1925)
Ces suspicions
réciproques planent dans lair du prétoire
dAvallon, le 17 avril, quand souvre laudience
où comparaît sur Saint-Léon poursuivie
à la demande du ministre. Derrière le bureau des
magistrats ont pris place danciens députés
conservateurs, des hobereaux morvandiaux, voire des fonctionnaires du
département qui ne font pas mystère de leurs
convictions religieuses. Linstitutrice est accusée
"davoir commis des blessures par imprudence, ignorance ou
inobservation des règlements". Lessentiel des faits
se dégage du rapport de trois médecins commis comme
experts, les docteurs Bert (dAvallon), Royer et Simon. Les
fillettes ont bien été "placées sur le
poêle dont la partie supérieure offrait une
température assez élevée pour produire la
brûlure".
Sur la nature de
celle-ci, les avis divergent, les praticiens nayant pas
examiné les patientes au même moment, mais la
gravité des lésions savère très
inférieure aux exagérations évoquées dans
"LYonne". Le procureur requiert contre la sur une
amende de 25 francs. Mais le tribunal ne le suit pas. Sappuyant
sur le fait que ni Henriette ni Victorine ne semblent avoir
pleuré durant leur station sur le poêle ni après,
les juges concluent à "limpossibilité
absolue" quil y ait eu brûlure, même au premier
degré, et relaxent purement et simplement l'institutrice.
Forte de ce quitus, celle-ci attaque "LYonne" en
diffamation et réclame plus de 20 000 francs
dindemnités.
article du Petit
Journal du jeudi 10 mai 1877
article de La
Lanterne du samedi 12 mai 1877
En juin, devant le
tribunal dAuxerre, Gallot ne saurait lemporter : à
la violence et à lexagération de ses articles et
au verdict sans nuance des juges dAvallon, sajoute sa
réputation dhostilité envers les magistrats. Le
procureur ne manque pas de souligner avec ironie que "
LYonne" "nhésite pas à stimuler
journellement linstitution judiciaire". La condamnation
tombe, très lourde : 500 francs damende ; 5 000 francs
de dommages et intérêts et trois mois de prison.
article du Gaulois
du lundi 11 juin 1877
Longtemps
après, cet épisode reste un sujet daffrontement
entre cléricaux et radicaux. Les violents partis pris des uns
et des autres déplacent encore et toujours le débat sur
le terrain politique. Mais, dans un camp comme dans lautre,
est-on disposé à sen tenir à une critique
de "laberration" pédagogique dont sest
seulement rendu coupable linstitutrice ? Une telle conception
de la "discipline" est pourtant appelée à faire
lunanimité longtemps encore parmi les nostalgiques
dune école souvent symbolisée par le poêle
de la classe.
Source : Les
mystères de l'Yonne, de Jean-Pierre Fontaine
Editions de Borée, 2005
http://books.google.fr/books?id=3hh8JjqxCJYC
(pages 173 et
suivantes)
Le Temps - article
du mardi 14 mai 1878
Vous
lirez ici l'intégralité de
l'Historique de
l'affaire de la soeur Saint-Léon, écrit
dès mai 1877 par M. Marchand, le maire
révoqué de St
Léger-Vauban
Ames sensibles,
s'abstenir !
|
https://www.stleger.info