sur un empoisonnement par l'arsenic, et sur les dangers que l'on court de prescrire des formules dont les poisons sont la base |
Cintract et sa femme sont
obligés de s'absenter pour des affaires, ils ordonnent tout
pour le service de la ferme pendant leur absence. Une
baissière de vin blanc est destinée à la boisson
des valets, une servante va à la cave avec la bouteille
contenant le reste du poison, on le verse à plein verre, et il
est bu à longs traits. Jean Main, Jacques Poetrimal, Jean
Layru, de la paroisse de Saint-Léger-des-Aubées,
François Niauchau et Buisson, de celle de Santeuil, furent les
tristes victimes de cette méprise. Ils ne se plaignirent pas
longtemps de la vertu peu capiteuse de la liqueur qu'ils buvoient,
car bientôt une sputation fréquente, un sentiment de
pesanteur à la tête, des éblouissements, des
nausées, un vomissement violent, etc, les jetèrent dans
l'épouvante en leur faisant voir qu'ils étoient
empoisonnés : mais quel étoit le poison, et à
qui avoir recours ? Les servantes, qui n'avoient point
bu, reconnurent la méprise des bouteilles et opinèrent
pour qu'on fût chercher, de préférence à
un chirurgien de campagne qui, ignorant la nature du poison, auroit
pu errer dans le traitement, le vétérinaire qui l'avoit
formulé. J'étois heureusement à la maison et je
me transportai sur-le-champ à la ferme. Je trouvai ces
malheureux dans l'état le plus déplorable. L'un d'eux, étendu au milieu
de la cour sur le fumier, avoit les extrémités
inférieures paralysées. Les autres,
réfugiés sous des hangars ou dans les écuries,
étoient sans sentiment et sans connoissance ; le vomissement
avoit cessé, le hoquet lui avoit succédé, le
pouls et la respiration étoient à peine sensibles, la
figure bouffie, les yeux éteints, les lèvres en
convulsions et retirées comme dans le ris sardonien,
les mâchoires serrées, les hypochondres tendus et
agités de mouvements convulsifs, etc. Je regardai comme la seule et unique
indication que j'eusse à remplir de noyer et d'envelopper les
particules du poison dans un véhicule convenable, assez
abondant pour fournir à l'estomac les moyens d'exercer
utilement ses contractions. Je fis, pour cet effet, traire toutes les
vaches de la ferme ; on ouvrit les mâchoires avec une cuiller
et on versa dans la bouche quelques gouttes de lait chaud.
La déglutition fut d'abord
difficile, tant l'arrière-bouche et l'sophage
étoient fortement contractés. Mais, à peine
parvenu dans l'estomac, le vomissement reparut, la connoissance et le
sentiment revinrent avec un vomissement plus abondant et
proportionné à la boisson que les malades, alors,
purent prendre eux-mêmes et continuellement. Cette
première fougue passée, je fis dissoudre dans le lait
dix grains de bézoard minéral pour chaque malade. Mes
cinq malades en prirent deux gros et demi. Le traitement fut
continué, sans interruption, aussi longtemps que les
nausées et le vomissement eurent lieu. Enfin, lorsque je les
quittai au bout de vingt-quatre heures, ils étoient
tranquilles et me parurent hors de danger : ils ne se plaignoient que
de lassitude et de foiblesse, suite des efforts violents qu'ils
avoient faits. Ils avoient consommé, pendant cet intervalle,
quatre-vingt-cinq pots de lait, qui équivalent à deux
cents cinquante-cinq pintes, mesure de Paris. Je promis de les revoir
le lendemain. A peine suis-je hors de la ferme
qu'une maige des environs s'y introduit et parvient à
faire croire à ces malheureux, échappés à
la mort, que la saignée est nécessaire pour les
rétablir des fatigues atroces qu'ils ont essuyées, que
ce moyen est le complément de leur guérison, etc. Elle
gagne aisément leur confiance, ils livrent leurs bras et le
sang coule. Les syncopes, le délire, un
assoupissement comateux furent les suites immédiates de cette
opération, et ne cessèrent que pour faire place
à une chaleur brûlante d'entrailles, à une soif
ardente et inextinguible, à la cardialgie. Ce
fut à cette époque que je revis mes malades : le pouls
étoit plein, fort, développé, la chaleur de la
peau considérable, le visage rouge, enflammé, ils
avoient des anxiétés. J'eus recours à mon
premier moyen, c'est-à-dire au lait seul. Il survint
bientôt une démangeaison très incommode, qui fut
suivie de l'éruption de petites pustules semblables à
celles de la gale. Le
lait fut continué jusqu'à la cessation absolue de tous
les accidents, et même jusqu'à la parfaite desquamation
des pustules qui eut lieu très promptement. Alors, pour
terminer la cure et rappeler peu à peu l'estomac et les
intestins à l'usage des aliments plus solides, j'ordonnai une
bouillie dans laquelle on fit dissoudre quelques onces de manne, afin
de la rendre laxative. Ils s'en nourrirent pendant huit jours, au
bout desquels ils reprirent insensiblement leur nourriture et leurs
travaux ordinaires. J'ai été à portée de
les voir souvent depuis, il ne leur est resté aucune trace de
cet accident et ils jouissent encore actuellement de la santé
la plus ferme." Source :
"Journal de médecine, de
chirurgie et de pharmacie"
Publié par Didot le jeune - 1783
http://books.google.fr/books?id=TlMTAAAAQAAJ