Jean-Claude
Cantrelle ne le savait pas : un de ses oncles très lointains
fut l'un des fondateurs de la Louisiane française. Il y a un
peu plus d'un an, une belle Américaine le contacte. Le
début d'une étonnante série de
découvertes.
Jean-Claude Cantrelle
(à gauche) et son épouse. A droite, Claudia
Queiroz et sa mère
"Un jour de septembre 1999, par le
plus curieux des hasards, je reçus des Etats-Unis une lettre
d'une certaine Mrs Claudia Queiroz. En se livrant à des
recherches généalogiques sur ses ancêtres
américains, Claudia était remontée de
génération en génération jusqu'au mariage
fondateur de sa famille, le 16 avril 1730, en Louisiane, entre
Jacques Cantrelle, né à Saint-Léger, et
Marie-Marguerite Larmusiau.
La question était simple : Claudia désirait savoir si
notre famille était apparentée à ce Jacques
Cantrelle et si, dans ce cas, j'étais susceptible de lui
fournir quelques indications supplémentaires."
Ancien professeur de dessin et
d'histoire de l'art au lycée Saint-Martin, coureur automobile
et musicien émérite, Jean-Claude Cantrelle a le regard
qui jubile comme au premier jour lorsqu'il raconte cette
histoire.
Des jazzmen noirs portent le nom de
"Cantrelle"
|
Car cette lettre d'outre Atlantique
va le conduire dans une aventure savoureuse où la petite
histoire, celle de ses ancêtres, croisera la grande :
l'histoire de France d'abord, puis celle des Amériques, plus
particulièrement celle des fondateurs français de la
Louisiane, les French settlers dont fit partie son lointain
aïeul.
De fait, après trois jours
passés avec un ami aux archives départementales de la
Somme, rue Saint Fuscien à Amiens, il en a la certitude : la
belle Américaine et lui-même ont bien des ancêtres
communs qui ont vécu sur les rives de l'Authie. "Nous
sommes remontés jusqu'à 1705, à la mort d'un
certain Jacques Cantrelle, le grand-père de notre
héros. On sait qu'il était charpentier à
Saint-Léger, qu'il avait eu trois ou quatre filles et deux
garçons."
Le héros de l'histoire,
Jacques Cantrelle, est né dans le petit village de
Saint-Léger-les-Authie en 1697. Condamné aux travaux
forcés pour faux-saunage (contrebande de sel) probablement par
le tribunal de Doullens, il fait partie d'un contingent de
prisonniers envoyés dans les concessions françaises en
Louisiane où, au terme d'une vie particulièrement
agitée, il fit fortune dans la culture de l'indigo, devenant
un des plus gros propriétaires de Louisiane et le premier
gouverneur de la Saint-James Parish (paroisse) dont il fut le
fondateur.
"Ce qui est remarquable dans cette
histoire, c'est que l'on croise la haine franco-anglaise à
choque épisode" explique Jean-Claude Cantrelle qui raconte
les alliances franco-indiennes, les diverses batailles et
expéditions guerrières de l'époque, et la
géographie de ces Amériques alors partagées par
les Anglais (au nord-est) les Français et les
Espagnols.
Après la guerre de
Sécession, "les Anglo-Saxons ont rejeté tout ce qui
était français dans les bayous", ces bras de
rivières peu accueillants dans le delta du Mississipi,
résume Jean-Claude Cantrelle. La famille Cantrelle a alors
été ruinée et a éclaté. Mais le
nom est resté. Il est notamment le patronyme de plusieurs
musiciens noirs de jazz.
Car les esclaves portaient le nom du
planteur auquel ils appartenaient. Aujourd'hui, ce sont leurs
descendants qui transmettent le patronyme de Cantrelle.
Benoît
Delespierre
Le Courrier Picard - 18 février 2001
Des descendants aussi au
Brésil
Les
descendants du fils de paysan picard Jacques Cantrelle ont
également peuplé l'Amérique du Sud. En
témoigne la généalogie -
également remarquable - de Claudia Queiroz, la
cousine américaine.
En effet, une petite-fille de Jacques Cantrelle, née
en 1806, est revenue en France avec son mari, un
médecin français.
La famille ayant été ruinée comme tous
les French settlers après la guerre de
Sécession, celle-ci s'est installée à
Rio de Janeiro où Claudia Queiroz est née,
avant de ré-immigrer au Etats-Unis.
|
De l'Authie au
Mississipi :
Jacques Cantrelle, pionnier de Louisiane
|
Jacques Cantrelle naquit en 1697 dans
le petit village de Saint-Léger-les-Authie. Il appartenait
à une de ces nombreuses familles pauvres dont les seules
ressources étaient le travail de manouvrier des hommes et le
travail à domicile des femmes pour le compte de certaines
entreprises amiénoises : filage, peignage, parfois tissage
pour les mieux outillées.
Souvent, on prenait aussi des jeunes
enfants en nourrice pour compléter ses ressources faibles et
aléatoires. Une période très dure, en cette
région trop souvent ravagée par la guerre, où la
faim, l'insécurité et les hivers rigoureux
étaient l'ordre habituel des choses.
Durant cette période, Doullens
connaît une activité militaire importante comme lieu de
passage des armées et comme hôpital.
Dans ce contexte violent et
douloureux, les drames se succèdent. Les mauvaises
récoltes de blé qui engendrent de terribles famines ont
pour conséquence plusieurs décès parmi les
membres de sa famille.
Devenu orphelin à l'âge
de 16 ans, réduit à ses seules ressources, Jacques
Cantrelle s'adonne avec son frère à cette
activité qui est presque un sport national dans cette petite
région : la contrebande de sel.
Or depuis 1675, le faux-saunage est
défini légalement comme une crime. Pour cette pratique
contraire à la loi, Saint-Léger-les-Authie est
l'emplacement idéal : situé sur la "frontière du
sel" entre la Picardie, pays de grande gabelle, et l'Artois, pays
exempté de cet impôt, placé entre la
"barrière d'Authie" (2 km plus à l'ouest) et celle de
Coigneux (3 km à l'est) où les "gabelous" sont
constamment en poste, ce petit village est, à cette
époque, démuni d'une garde permanente. Les 2 jeunes
gens connaissent parfaitement la campagne et les bois alentour,
condition nécessaire à une fuite salvatrice en cas de
rencontre avec une patrouille de gardes à
cheval.
Jacques et son frère, Claude,
se rendirent certainement tous deux aussi coupables l'un que l'autre
de cette activité illégale et durement
réprimée par le tribunal du grenier à sel de
Doullens. Toutefois, si Claude en fut peut-être quitte pour
quelques coups de fouet, il apparaît que son frère
connut un sort beaucoup plus sévère. Probablement
récidiviste, probablement marqué au fer rouge, il fut
condamné aux travaux forcés qui le conduiront, pendant
plusieurs années, de geôles sordides en prisons
misérables.
Il devient alors un gros
propriétaire de la Louisiane
|
Son sort se décide lorsque le
financier écossais ami de Philippe d'Orléans,
régent du Royaume, obtint l'attribution de contingents de
faux-sauniers déportés pour mettre en valeur ses
concessions de Louisiane (le Canada, lui, n'obtiendra ses
premières dotations en hommes que quinze ans plus
tard).
Le 10 février 1720, Jacques,
son épouse et son fils quittent le port de La Rochelle
à bord de la flûte Le Profond.
Le recensement du 1er janvier 1727
mentionne Jacques Cantrelle et sa femme habitant rue
d'Orléans, à la Nouvelle-Orléans qui
n'était alors qu'un village d'à peine six cents
âmes.
Durant ces années 1720,
Jacques et son épouse font leur temps dans la colonie
française de Natchez. Mais la coexistence des Français
avec les Indiens Natchez, dont certains sont agités par des
agents anglais, engendre toute une série de conflits. C'est
ainsi que se déroule le "massacre de Natchez" le 28 novembre
1729, où l'épouse de Jacques perd la vie.
En 1730, avec sa seconde
épouse - qui lui donnera neuf enfants - ils reçoivent
en concession un territoire de dix acres (une quinzaine d'hectares)
"et quatre nègres", précise Jean-Claude
Cantrelle.
Il partage alors son temps entre
cette plantation de "Cannes Brûlées", où il a
pour voisin un descendant des d'Artagnan, et des activités de
notaire et de vendeur de terrains.
Il s'enrichit considérablement
et obtient en 1762 une nouvelle concession, beaucoup plus importante,
dans ce qui deviendra la Saint-James Parish, la paroisse Saint-James,
l'équivalent d'un de nos arrondissements, sur la rive droite
du Mississipi.
le drapeau de la
Louisiane
Il devient alors un des plus gros
propriétaires de Louisiane, produisant de la canne à
sucre, des oranges et de l'indigo. Ses propriétés sont
estimées à 16 000 hectares dont 6 000 cultivés.
Il devient également le premier gouverneur de cette paroisse
où se réfugieront les premiers Acadiens, chassés
du sud du Canada par les Anglais.
Jacques Cantrelle
décède le 21 octobre 1777 à Saint-James,
à l'âge de 80 ans.
Lorsqu'il s'apprêta, selon
l'expression indienne, à "traverser la rivière",
entreprit-il de franchir les eaux boueuses du "grand fleuve" pour
gagner ses immenses propriétés, ou le ruisseau d'eaux
vives de l'Authie, pour rejoindre les quelques arpents de glaise
picarde qu'il aurait pu, au mieux, espérer dans le village de
son enfance ?
D'après
Jean-Claude Cantrelle
Pour en savoir
plus sur la Louisiane et les Acadiens :
https://www.stleger.info