"Professeure
émérite à luniversité de
Lille III, Odette Hardy-Hémery a
épluché la florissante correspondance que
François Waterlot, originaire de Montigny-en-Gohelle
dans lHéninois, adressa à ses proches au
début de la Grande Guerre. Pas moins de 250 lettres
rédigées entre le 8 août 1914 et le 10
juin 1915. Un précieux matériau pour sonder
létat desprit de ce soldat de 2e classe.
De la Belgique à la Marne, puis en Picardie,
François Waterlot connaît lhorreur
glauque des tranchées, la peur, les sentiments
contradictoires entre doutes, fatalisme et
désespoir... Il entrera dans la
postérité comme lun des rares
rescapés connus dun peloton
dexécution de la Grande Guerre. Un
évènement quil qualifie lui-même
de "
tour extraordinaire" et sur lequel il ne
reviendra quau début de lannée
1915. Quatre mois après les faits.
Fusillés
sans jugement
Nous sommes
dans la nuit du 6 au 7 septembre 1914 à
Sézanne en Champagne, à une trentaine de
kilomètres dEpernay, sur le front de la Marne.
Une pluie dobus allemands provoque la panique
générale dans les rangs français.
Cest le sauve-qui-peut ! Des réservistes du
327e régiment dinfanterie tentent
déchapper au massacre. Après avoir
erré dans la nuit noire dans lespoir de
réintégrer leur régiment, ils tombent
nez-à-nez avec le général Boutebourg
qui le dirige. Un homme réputé pour sa
rigidité ; son nom restant associé à la
meurtrière campagne du Maroc. Or, quatre jours
auparavant, Joffre avait assuré que "les fuyards,
sil sen trouve, seront pourchassés et
passés par les armes". Au motif
"dabandon de poste" et en dépit des
protestations de leurs chefs directs, le
général Boutebourg décide
dappliquer à la lettre la consigne du chef
dEtat-major de larmée française.
Il programme leur exécution, sans même prendre
la peine de les juger.
Trois
survivants sur sept
Dans les
rangs de ces soldats longtemps tenus dans lignorance
de leur sort, cest lincompréhension.
François Waterlot a alors pour compagnons
dinfortune Alfred Delsarte, Gaston Dufour, Gabriel
Caffiaux, Palmyre Clément, Eugène Barbieux et
Désiré Hubert, tous réservistes du
Valenciennois. Au petit matin, "jétais
placé à droite et nous nous étions
donné la main lun à lautre",
écrira-t-il en janvier 1915. Etrangement, les deux
salves épargneront trois dentre eux. Des tirs
auraient-ils été sciemment
détournés ? Odette Hardy-Hémery
limagine : "Le fait que trois condamnés sur
sept survivent à deux déflagrations ne semble
pas relever du hasard." Quant à ladjudant
chargé de porter le coup de grâce et de
sassurer que les malheureux étaient bien
passés de vie à trépas, il ne
sacquitte que partiellement de sa tâche, parce
que "ça lui faisait trop de peine", indiquera
François Waterlot. Palmyre Clément et Gaston
Dufour comptent parmi les deux autres survivants. Le premier
succombera rapidement à ses blessures alors
quon perdra la trace du second. On ignore encore
aujourdhui ce quil est devenu ! Quant à
François Waterlot, il sera finalement gracié
et repartira au combat, la "haine du boche" toujours
chevillée au corps et sans manifester
danimosité particulière, ouvertement
tout au moins, à légard de son bourreau,
ni remettre en question "la nécessité de se
battre", révèle Odette Hardy. Cest
à une cinquantaine de kilomètres de son
domicile du côté dHébuterne en
Picardie quil trouvera la mort au combat en juin 1915.
Réhabilités
en 1926
Laffaire
des fusillés du 327 RI sera évoquée
à lAssemblée nationale dès juin
1917 par le député socialiste Henri Durre.
Dans le Valenciennois doù le régiment
est originaire, des témoignages de permissionnaires
alimentent au même moment la polémique sur ce
crime de guerre. Pourtant, après la guerre, "tout
se fait comme sil ne sétait rien
passé le 7 septembre 1914", constate Odette
Hardy-Hémery. Des gages honorifiques,
médailles et citations sont même
attribués aux fusillés du 327e RI. Leurs noms
garnissent les monuments aux morts. François Waterlot
est dailleurs cité comme "excellent
soldat" avant dobtenir la médaille
militaire en 1919 ! On sent la hiérarchie militaire
naturellement mal à laise sur ce sujet des
"fusillés pour lexemple" officiellement
au nombre de 600 pour toute la durée de la guerre,
mais vraisemblablement bien plus nombreux. Il faut attendre
1922 pour que cette affaire prenne une dimension nationale
sous limpulsion de la Ligue des Droits de lHomme
qui demande au ministre de la Guerre louverture
dune enquête. La presse sempare du
dossier. Le 7 janvier 1923, à linitiative
des communistes, une manifestation est même
organisée à Trith-Saint-Léger
doù est originaire Désiré Hubert,
lun deux. Finalement, la Chambre
daccusation de la cour dappel de Douai les
innocentera en décembre 1926, après deux ans
dinstruction. Au grand dam du quotidien
LHumanité qui réclame le
châtiment du responsable de ce crime, cette
réhabilitation officielle épargnera le
général Boutebourg...
Des
crimes restés impunis
Les
"morts pour rien" du 327e RI tomberont plus ou moins
dans loubli jusquà la parution de cet
ouvrage qui rappelle volontiers que "les délits
commis par les autorités militaires ont
été recouverts par la formidable production
doubli organisé qui a suivi larmistice de
1918 et qui perdure encore". Une amnésie
sciemment orchestrée par la bourgeoisie pour
empêcher toute "réflexion collective sur la
gravité de linjustice et de la
criminalité de guerre, comme sur la portée
contemporaine dune histoire inhumaine". Ce
nest pas le moindre des mérites de
louvrage dOdette Hardy-Hémery de nous le
rappeler, preuves à lappui.
Jacques
Kmieciak