Mélie
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C'était un personnage de la
commune, Mélie, mais quand je la connus, vers 1926, elle
n'avait plus de bouc, pas même de domicile fixe. "Mélie, Mélie,
Mé-lie..." Les gosses s'éparpillaient
comme une volée de moineaux. Et c'était vrai : Mélie
servait de croque-mitaine. Elle le savait et jouait le jeu.
Parfois même, elle "en remettait". Un vieux médecin du pays, le
père Pinson (Peysonnier - surnom du vieux médecin
retraité), l'avait lui-même connue. Quand j'eus l'honneur de l'avoir
comme cliente, le temps de sa splendeur était passé :
grande femme se voûtant un peu, face ridée sous le
mouchoir à carreaux. Des sabots, un gourdin, la capote,
c'était sa toilette. Elle y transportait d'une rive de la
Loire à l'autre, selon les saisons, paniers, sacs et
vêtements. Dans une serpillière, elle rangeait des
vieilles assiettes ébréchées, de vieux fourneaux
à alcool ramassés tout au long de la route. Elle n'avait plus les succès
de la jeunesse et, peu à peu, avait accepté le
rôle de "fée carabosse". Elle n'était pas douillette,
on pourrait même dire qu'elle aimait les sensations fortes. Elle avait des expressions bien
à elle. Parfois, en s'approchant d'un enfant,
elle se laissait aller à une sorte de tendresse. Elle avait une certaine
honnêteté : quand elle avait empoché ses "p'tites
graisses", elle revenait souvent le lendemain avec une poignée
de noix ou de châtaignes "pour les gosses", même une ou
deux pommes de terre qu'elle avait "chipées dans un
champ". Mélie savait être
aimable à ses heures. Elle devait regretter parfois sa
folle jeunesse. Quand survint l'invasion, elle
regarda, abasourdie et drapée dans sa capote kaki, les
colonnes grises et vertes d'Hitler. Le pont détruit, elle n'en
continua pas moins ses voyages sur les deux rives, soit en bac, soit
avec le concours du passeur Sigogne, truculent lui aussi. Sigogne la "passait" gratuitement,
mais elle s'obstinait, parfois matin et soir, à être
accompagnée de sa brouette. Puis le mot, le mot fatidique que
tous attendaient, retentissait, gras et clair, pour conclure. Et
l'écho le répétait sur les eaux. Pour finir, Sigogne, bon bougre,
l'acceptait quand même. Puis vint une année où
l'on ne vit plus Mélie, sa brouette et sa capote. Le passeur, d'un geste qui lui
était familier, se frotta le nez, puis, goguenard, il usa
d'une formule qu'il affectionnait quand il voulait annoncer un
départ pour l'au-delà : "Elle a fermé son
parapluie !" Extrait de "Humour en Anjou"
Dans le même ouvrage,
entre autres, ce petit poème de Jacques Pierre : J'ai baptisé mon
chat "Quat'sous" Il est si intelligent Mais si je l'appelle
"Cinq sous !"
Il y était écrit, c'était en 1914
peut-être : "Aujourd'hui, la bique a vu le bouc de Mélie
Graffard."
C'était Mélie Graffard. C'était un
personnage.
Les gamins sortant de l'école scandaient le nom
derrière une vieille femme jaunâtre - ils étaient
braves car ils étaient nombreux.
Pourtant, Mélie, redressant une taille qui devait avoir jadis
fière allure, se retournant, brandissait son bâton et
courait à petits pas vers le groupe : "Attendez voir, p'tits
fils d'garces, que j'en bése un. Le premier que j'attrape,
j'te vâs y'i botter l'cul ! "
Et elle enflait une voix presque masculine.
Peut-être se vengaient-ils de toutes leurs peurs quand les
parents excédés disaient : "Si tu n'veux pas manger la
soupe, j'appelle Mélie... Veux-tu t'coucher ! Elle passe dans
la rue, tu l'entends pas ?"
Combien de fois n'a-t-elle pas crié devant la grille où
jouait un enfant : "Attention ! Jean-Pierre, j'vâs la prendre,
ta bérouette."
Et Jean-Pierre prenait la poudre d'escampette "à toutes jambes
vers l'allée des Lilas à l'angle du mur".
Elle avait vingt ans alors, la poitrine provocante et la cuisse
légère.
Non loin du village se trouvait un camp américain où
elle remporta, dit-on, de nombreuses victoires.
Elle avait gardé de cette époque une longue capote kaki
et elle allait, un grand panier à la main : "Où
vâs-tu Mélie ?"
Elle répondait : "J'vâs à la parmanganade ! "
Pour la taquiner : "Qu'est-ce que lu fais, Mélie ?", elle nous
rivait notre clou : "J'sés fille publique !"
A la saison froide, elle reprenait chaque année la capote kaki
de 1918 qu'elle fermait à demi avec une épingle de
sûreté célèbre longue comme la main,
épaisse comme un clou.
Elle l'arborait comme un trophée, presque une médaille
militaire.
Elle ne se déplaçait jamais sans sa brouette, son
unique mobilier.
Elle allait à "sa journée", ici ou là, couchant
dans une grange ou dans une autre, travaillant assez
régulièrement "comme un bestiau", disait-elle, et pour
un petit prix.
Mais la fée devait, de temps en temps, se soumettre aux lois
physiques qui régissent le genre humain. Elle venait me voir
et demandait quelque échantillon médical : "Docteur, la
dernière fois, vous m'aviez donné des p'tites graisses
et pis des p'tits cierges qui m'avaient ben réussi !"
Il s'agissait de pommades et de suppositoires, concernant la face
postérieure de sa généreuse personne.
Un jour que je lui ouvrais au "calvanaucantère" un anthrax
fort mal placé : "Ah ! Docteur, que vous me faites de bien ! "
dit-elle, d'une voix convaincue.
Après une bronchite, je lui demandai : "Alors, ça va,
Mélie ?"
Elle répondit : "Ah ! ben mieux, Docteur, j'mange comme un
orgue !"
Elle se penchait, et, d'une voix de miel : "Ah ! le p'tit mignon !
Approche don, mon fi ! Mélie n'a fait d'mal à personne
!"
Et peut-être, en cherchant bien, aurait-on pu voir filtrer une
larme entre ses paupières plissées. On disait qu'elle
avait eu une fille.
Si on refusait, on la vexait terriblement.
Quand j'eus épousé une charmante jeune fille aux
cheveux d'un ravissant blond vénitien, elle la vit, et
à la consultation suivante : "Vous avez ben choisi, Docteur !
Elle a des cheveux qui sont beaux, qui sont beaux ! C'est comme les
poils de ma défunte bique."
Dans la salle d'attente, il lui arrivait de retrousser ses "cottes"
devant un jouvenceau.
Geste professionnel, mais elle ne pouvait montrer que des jambes
où saillait un lacis bleu de varices au-dessus de ses grosses
chaussettes de laine grise.
Alors, on assistait à des joutes oratoires dignes des
héros d'Homère.
Sigogne éclatait : "Mélie, tu charries ! Tu vâs
pas trimballer partout ta cage à puces."
Elle répondait, enflant la voix, et c'étaient des "noms
de you !", des "noms de goué !", des "enfant d'millé !
"(injure locale qui se perd dans la nuit des temps) et l'injure
suprême : "J'te d'mande pas si ta mère a accouché
d'un singe !"
Le bachot était plein, mais en dernier ressort, la brouette
était juchée sur le nez de la barque, et les brancards,
singulières figures de proue, pointaient à l'avant
leurs deux cornes.
On m'apprit qu'elle était tombée malade du
côté de Charnie. Je rencontrai un jour Sigogne qui
flânait sur le quai : "Alors, vous savez quelque chose sur
Mélie ?"
Emile Joulain
Christine Bonneton Editeur 43 000 Le Puy
Un vieux chat de gouttière
Au poil roux
Que lorsque je l'appelle "Trois sous"
Il remue la queue
Mais ne bouge pas d'un poil...
Il saute sur mes genoux
Et me lèche le nez
En rendant la monnaie...