Erckmann-Chatrian
est le nom de plume sous lequel signaient deux écrivains
français lorrains : Émile Erckmann et Alexandre
Chatrian. Dans leur uvre, le réalisme rustique se
transfigure en une sorte d'épopée populaire.
Émile Erckmann et Alexandre
Chatrian
"Moi, je suis un homme du peuple, et
j'écris pour le peuple. Je raconte ce qui s'est passé
sous mes yeux. J'ai vu l'ancien régime avec ses lettres de
cachet, son gouvernement du bon plaisir, sa dîme, ses
corvées, ses jurandes, ses barrières, ses douanes
intérieures, ses capucins crasseux mendiant de porte en porte,
ses privilèges abominables, sa noblesse et son clergé,
qui possédaient à eux seuls les deux tiers du
territoire de la France ! J'ai vu les
états-généraux de 1789 et l'émigration,
l'invasion des Prussiens et des Autrichiens, et la patrie en danger,
la guerre civile, la Terreur, la levée en masse! enfin toutes
ces choses grandes et terribles, qui étonneront les hommes
jusqu'à la fin des siècles. C'est donc l'histoire de
vos grands-pères, à vous tous, bourgeois, ouvriers,
soldats et paysans, que je raconte, l'histoire de ces patriotes
courageux qui ont renversé les bastilles, détruit les
privilèges, aboli la noblesse, proclamé les Droits de
l'Homme, fondé l'égalité des citoyens devant la
loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les
rois de l'Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou."
Voici, tirées de leur
épopée "Histoire dun paysan (1780-1815)",
quelques lignes du Tome 3 "1793 - Lan I de la
République", où il est question de Saint Léger
les Vignes :
(...) "Nous vîmes ce pays à
découvert : de misérables villages, les murs couleur de
boue, et, par-ci par-là, dans le lointain, de petites
églises avec leur chapeau d'ardoises. Mais sur notre droite,
à deux portées de canon, était le rassemblement
des Vendéens. Ils fourmillaient là-bas, au bord de
l'étang et dans le village de Port-Saint-Père,
où se trouvait leur quartier général. Les gueux
ne manquaient pas de canons, car aussitôt en vue ils nous
tirèrent trois ou quatre coups, pour essayer la portée
de leurs pièces ou nous défier d'avancer.
Entre nous et Port-Saint-Père se
trouvait un bras de l'étang, d'où sort une
rivière assez profonde ; ce bras pouvait avoir trois cents pas
de large ; de hautes herbes, des joncs et des prêles
s'étendaient sur ses bords. Les tirailleurs vendéens,
en se repliant devant les nôtres, avaient emmené les
barques sur l'autre rive : il était difficile d'attaquer.
Malgré cela, Kléber, après
avoir inspecté la position avec ses officiers
supérieurs et Merlin de Thionville, ordonna de former deux
colonnes d'attaque ; il fit avancer nos pièces sur les
hauteurs de Saint-Léger, en face du village ; les balles
pleuvaient autour de nous, et les boulets ronflaient bien au-dessus
de nos têtes ; ils étaient tous pointés trop
haut.
Enfin nous reçûmes aussi l'ordre
de faire feu ; nos boulets enfilèrent la grande rue de
Port-Saint-Père, en coupant bras et jambes, renversant les
piliers des hangars et labourant les fumiers que les bandits avaient
eu le soin de répandre sur le pavé. Naturellement de
grands cris s'élevaient au loin, comme un bourdonnement ; des
files de femmes et d'enfants se sauvaient ; et quand nos premiers
obus allumèrent les granges et que la flamme se mit à
danser sur les toits des vieilles baraques, alors les vieillards
obstinés sortirent aussi, emportant leur paillasse.
Ces choses se voyaient de loin, dans la rue
sale.
En même temps, nos deux colonnes
descendaient au pas de course sur la rivière, officiers,
généraux, représentants, les drapeaux, les
plumets, les baïonnettes, tout pêle-mêle, en criant
: "Vive la nation !"
De l'autre côté les
Vendéens se pressaient et criaient : "Vive le roi !"
(...)
(...) On aurait voulu marcher, quand tout
à coup, vers midi, la première colonne de
Vendéens parut.
De la place où nous étions se
découvraient tout au bout de la lande, à gauche de la
route, de l'autre côté d'un bois, la pointe d'un petit
clocher et dans les environs, des masses noires qui tourbillonnaient,
se resserraient et se développaient comme un essaim.
Des prisonniers retrouvés le lendemain
sur notre route nous ont raconté que les Vendéens
faisaient alors leurs prières à l'église de
Saint-Léger, avant de venir nous livrer bataille.
Là-bas tout fourmillait, les marches de la chapelle
étaient couvertes de gens à genoux, les cloches
sonnaient, le prêtre réfractaire Dernier, devenu plus
tard un des bons amis de l'empereur, promettait la victoire à
ces malheureux et le royaume du ciel à ceux qui mourraient
pour Louis XVII. Il les exaltait et tous le croyaient sur parole. Et
puis ils étaient plus de quarante mille, sans compter les
femmes, les vieillards et les enfants, ce qui devait encore augmenter
leur confiance.
Enfin tout ce que je puis dire, c'est qu'au
moment où l'immense foule se mit à marcher vers nous,
lentement, sur trois épaisses colonnes, le silence
s'étendit sur notre armée, et que l'on aurait cru que
de notre côté pas une âme n'existait
(...)"
Vous trouverez l'intégralité du
texte ici http://beq.ebooksgratuits.com/vents/Erckmann-Chatrian-paysan-3.pdf
Voici maintenant, tiré des archives
parlementaires de la Révolution française, un extrait
de la séance du lundi 6 mai 1793 :
" (...) Il faut que la Convention et Paris
sachent également que nous n'avons pas d'aussi bonnes
nouvelles de toutes les parties de la République ; que nous
recevons des nouvelles fâcheuses des départements des
côtes de l'Ouest. Voici ce que nous apprenons par une lettre de
Nantes : "Un corps de 800 hommes avec deux pièces de canon et
un caisson, ayant attaqué les rebelles près de
Saint-Léger, a été repoussé
vigoureusement. Nous avons perdu 100 hommes ; les canons et le
caisson ont été pris. Ce sont des armes que nos ennemis
tourneront contre nous."
Une lettre des membres du comité central
des trois corps administratifs de Nantes nous annonce que le
général Boisguyon leur donne les plus mauvaises
nouvelles : "Il n'y a pas, disent-ils, un moment à perdre. Les
blés croissent, les feuilles poussent ; les brigands peuvent
se cacher de manière à ce qu'on ne puisse pas les
saisir, et la nature leur fournira partout les moyens de nous dresser
des embûches, et d'assassiner nos troupes. Ils occupent
actuellement 25 à 30 lieues de terrain. Toute la population
est forcée de prendre part à la révolte, sous
peine de mort. Les prêtres font croire aux paysans qu'ils ne
peuvent être tués ni par le canon, ni par le fusil, ni
par l'épée, mais qu'ils ressuscitent au bout de trois
jours. On voit ces malheureux marcher avec hilarité au
supplice. Il y a peut-être 200 000 hommes, la plupart en armes,
tous fanatisés, tous prêts à périr ou
à vaincre. Une telle multitude n'est pas méprisable;
elle marche souvent en corps de 30 à 40 000 hommes ; il faut
de grandes mesures : former deux armées redoutables qui
puissent attaquer, l'une du côté de Nantes, l'autre du
côté de Saumur."
Voici une lettre écrite au
général Canelaux par le général
Boisguyon, qui contient le détail de la déroute
complète que ce dernier a éprouvée à
Saint-Léger. Il avait eu d'abord du succès ; il
avait tué beaucoup de monde ; mais menacé d'être
coupé par une colonne, il donna des ordres qui ne furent pas
exécutés. Le canon tirait encore, qu'il avait depuis
longtemps ordonné la retraite. Les deux pièces de canon
sont tombées au pouvoir des brigands. Il y avait au moins 4
000 brigands rassemblés à Saint-Léger ; et
il s'en serait rendu maître si on eût suivi les ordres ;
mais la déroute a été funeste. Des volontaires
ont jeté fusils et havresacs, et beaucoup sans doute sont
tombés entre les mains des ennemis (...)"
et ceci, daté du 13 septembre
1793 :
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