"le 77e à Zonnebeke, octobre-novembre 1914, une de ses plus belles pages de gloire"

Elie Chamard - 1927

 

 

"Aussitôt après la prise du château de Mondement (9 septembre 1914), le 77e régiment d'infanterie recevait l'ordre de poursuivre l'ennemi. Mais celui-ci, par sa retraite précipitée, devait échapper à nos troupes harassées et totalement dépourvues de munitions. Si bien que le 77e régiment d'infanterie, après avoir traversé, le 10 septembre, la Fère Champenoise et franchi, le 12, par une pluie diluvienne, la Marne à Condé, sur un pont de bateaux élevé par l'équipage de la 52e division, trouva l'Allemand déjà retranché solidement sur le massif du mont Cornillet, du mont Haut et sur la crête de Monronvillier.

La prise de contact fut dure. Cependant, au matin brumeux du 14, le 77e régiment d'infanterie pouvait s'emparer de la ferme de Moscou et de la ferme de Constantine et repoussait les lignes allemandes au-delà de l'ancienne voie romaine de Reims. La progression s'arrêta là. Nous n'avions pas de grosse artillerie pour battre les retranchements adverses. D'ailleurs l'ennemi, après avoir le 26 tenté vainement de percer (par une division de la Garde et une division saxonne), dégarnissait son front de ce côté pour renforcer sa droite. Il essayait de déborder notre aile gauche dans le moment même où nous cherchions à tourner son aile droite. Ce fut ainsi la course à la mer, l'établissement très vite d'une sorte de front continu : Lens jusqu'à Ypres, Dixmude, l'Yser, Nieuport… Et ce front à peine tracé, l'ennemi voulut le forcer pour s'emparer de Calais.

 

 

C'est d'abord l'attaque sur l'Yser, entre Nieuport et Dixmude (9 octobre - 27 octobre), menée, dans sa deuxième phase, de concert avec une attaque sur le saillant d'Ypres (20 octobre - 2 novembre). Ces attaques échouant l'une après l'autre, l'ennemi tente un suprême effort sur la cité flamande du 6 au 15 novembre. Les assauts sont de grande envergure, appuyés par une canonnade terrible, incessante. L'empereur, derrière ses troupes, à Thielt, les encourage, veut entrer vainqueur dans Ypres et dans Calais. La Garde donnera désespérément. En vain. Nos troupes et les troupes alliées, celles-là se décuplant pour aider celles-ci moins aguerries et parfois défaillantes, résistent et tiennent, malgré leur grande infériorité en hommes, canons et munitions.

 

 

Nous voulons retracer l'histoire du 77e régiment d'infanterie pendant la période. Le 77e régiment d'infanterie qui, pendant toute la retraite de la Marne et à la prise du château de Mondement, s'était particulièrement distingué, avait été, dès le 27 octobre, placé par le haut commandement à l'extrême pointe du saillant d'Ypres, dans le secteur de Zonnebeke, secteur fort difficile à tenir et extrêmement meurtrier, car les feux ennemis y convergeaient à tout instant. Les bases de ce saillant - au Nord : Bixschoote et Korteker (l'ennemi, le 10 novembre, franchira même l'Yser à Poosele), au sud : Zillebeke, Hollebeke, Saint Eloi - sont nuit et jour attaquées et "grignotées" par les Allemands. La pointe de Zonnebeke, "pincée ainsi à la taille", selon l'expression de Foch, offre une proie facile à prendre et du plus grand intérêt stratégique, car Zonnebeke forme en quelque sorte la clef d'Ypres. Contre Zonnebeke, l'ennemi enverra donc ses meilleures troupes dont la Garde. Le 77e régiment d'infanterie d'élite, résistera à tous les assauts, sans reculer d'un pouce, et il contribuera même à rétablir, à côté de lui, des situations jugées désespérées.

Tous les épisodes racontés ici ont été soigneusement contrôlés dans leurs moindres détails. Nous ne rapportons malheureusement qu'une très faible partie, qu'un mince faisceau des exploits qui se sont accomplis durant cette bataille et qui eurent pour héros les soldats du 77e régiment d'infanterie. Nous n'avons pu saisir que ces simples témoignages du courage guerrier, alors que les autres, les anonymes, demeurent innombrables…

 

 

arrivée en Belgique

 

Le 22 octobre, dans l'après-midi, le 77e régiment d'infanterie s'était embarqué à Mourmelon le Petit. Le 23 au soir, le 1er bataillon débarquait à Hazebrouck ; et, le 24 au matin, les 2e et le 3e, à Cassel. Aussitôt, ils étaient, l'un et les autres, transportés en autobus à Dickbusch et à Voormezeele.

Malgré la fatigue de ce long voyage en wagons à bestiaux, les hommes sont joyeux. D'abord, d'avoir quitté la Champagne pouilleuse où la guerre se traînait de tranchée en tranchée. Ensuite, d'arriver en Belgique. Cette "héroïque Belgique", dont tous les journaux parlent.

Au matin du 24, ils déambulent, curieux, dans les rues proprettes et bien percées de Dickbuch. Dans les estaminets nombreux, ils boivent, pour quelques sous, le traditionnel café et la bière blonde des Flandres. Aux boutiques, fort bien achalandées, ils font leurs provisions. Les gens, très aimables, les accueillent avec une sympathie reconnaissance. Des dragons fourbus, arrivés de la veille, racontent les évènements : "L'ennemi n'est pas loin ; il essayait de nous tourner : nous nous sommes battus comme des diables, faisant le coup de feu avec nos mousquetons. Depuis six jours, nous n'arrêtons pas ; il est temps que vous arriviez, vous autres fantassins !" Au loin, le canon gronde sans discontinuer. Mais les gens du village disent qu'hier soir, les détonations étaient plus distinctes, que les Allemands ont reculé de dix kilomètres.

Tout à coup, une colonne de trois cents prisonniers boches défile dans la rue. Un grand silence s'établit. On la regarde passer avec une certaine fierté. Cependant des femmes pleurent, frémissent : les Allemands ont commis ici des atrocités.

Dans l'église, richement bariolée à la mode espagnole, des cierges sont allumés au pied des madones. Beaucoup de fidèles, surtout des enfants, sont prosternés : ils prient les bras en croix : leur foi profonde est saisissante.

A midi, l'ordre (au matin, le 3e bataillon avait déjà pris le chemin de Frezenberg où il devait cantonner), arrive aux 1er et 2e bataillons de partir pour Ypres.

Sur la route, il y a grande circulation. Nous sommes en jonction avec les troupes britanniques. Et ce ne sont que convois de ravitaillement, artillerie, infanterie. On admire les chevaux anglais, gras, fringants, d'une race superbe ; ils constatent singulièrement avec les nôtres, fourbus et malades. On remarque les longues files de voitures neuves, les autos-mitrailleuses blindées, jusqu'à des automobiles transportant le thé, l'eau filtrée… Et on se dit, plein d'espérance : "Que pourront faire les Boches contre ces troupes, ce matériel ?…"

 

 

 

 

 

Plus loin, on croise des Indous (il s'agit des divisions indiennes de Lahore, du Bengale et du Bhopal, dont quelques éléments se trouvaient cantonnés à Voormezeele) dont les minuscules voitures sont traînées par des mules. Ils ont fière mine avec leurs turbans bariolés, manteaux au vent, coutelas à la ceinture. Le récit de leurs exploits circule aussitôt : "Ces superbes soldats professent le mépris le plus absolu de la mort - rien ne les fait reculer - l'autre jour, un bataillon de sikhs a refusé d'être relevé… ; ils veulent achever les Allemands avec leurs énormes couteaux…"

On approche lentement d'Ypres, tant la circulation est intense. Et maintenant, vision lamentable qui rappelle la retraite de la Marne, voici les pauvres charrettes d'émigrés qui se frayent avec peine le passage ; des troupeaux de bœufs suivent, vaille au vaille, qui beuglent lamentablement.

Aux abords d'Ypres, les deux bataillons se rassemblent dans un champ et font la halte. Au crépuscule seulement, ils pénètrent dans la ville. La population se presse sur les trottoirs, acclame les troupes. Les enfants s'interpellent dans leur rude parler flamand, courent mettre leurs menottes dans les mains des soldats et, fiers de cette poignée de main, ils chantent joyeusement.

Les Allemands étaient encore à Ypres, il y a quelques jours ; ils ont exigé une rançon pour épargner la ville.

Nos hommes passent la nuit dans la caserne d'infanterie belge, près de la gare.

Le dimanche 25, le réveil est sonné à 5 heures. Chacun est dispos. Il fait un temps magnifique. Pas un nuage au ciel. La traversé de la Grande Place soulève l'admiration. Les halles et son beffroi, l'hôtel de ville, la tour carrée de la Cathédrale, les maisons flamandes aux toits à redans et découpés de fines dentelures, forment un ensemble imposant, merveilleusement éclairé par le soleil levant. Six heures sonnent au grand cadran doré du Beffroi. Les cloches du carillon argentin se mêlent au grondement de canon tout proche.

 

soldats francais en route pour Zonnebeke

 

Le régiment a pris le chemin de Zonnebeke, chaussée pavée, sur laquelle de la grosse artillerie, qui montre en position, passe avec fracas. Dans les champs, des dragons, des cuirassiers sont massés. Des états majors anglais, français, occupent les châteaux et cottages, échelonnés sur la route. Les motocyclettes, les autos à fanion ne cessent de circuler.

Le 77e régiment s'est arrêté à la crête de Frezenberg. La bataille engagée partout fait rage. Dans la lumière très pure, on distingue les fantassins s'avancer en tirailleurs, à travers les champs verdoyants de betteraves et les maisons de briques rouges. Sur Zonnebeke, les obus tombent et fument. Le plus fort de l'action se passe dans ce village où le 114e régiment d'infanterie se bat depuis hier.

 

 

le 77e régiment d'infanterie entre en action

 

Le 77e, en colonnes de régiment, doit se porter à droite, au nord-est de Zonnebeke, pour en dégager les abords. L'objectif est Moorslede. La manœuvre se poursuit, sans trop de pertes, sous un bombardement violent. Le colonel Lestoquoi, la canne à la main, marche, stoïque, avec les sections de tête ; il encourage les hommes de sa bonne voix paternelle. Ceux-ci d'ailleurs vont vite et dans un ordre superbe, comme au camp du Ruchard où ils manœuvraient, il y a quelques mois seulement.

Le pays est parsemé de fermes et de maisons. Entourées de jardins clos de haies, elles constituent autant de petites forteresses dont il faut déloger l'ennemi plus souvent à coups de fusils qu'à coups de percutants.

Le 3e bataillon va se placer à hauteur des éléments de première ligne et renforce ainsi les Anglais qui avancent eux aussi.

C'est pendant cette progression, raconte le soldat Bricard, que le capitaine Dupont de Dinechin fit des prisonniers. Dans une maison que sa compagnie avait cernée, Dinechin entre résolument la badine à la main. Une douzaine de Boches sont là qui crient : Camarades ! "Voilà, Messieurs, comment l'on prend des prisonniers", déclare Dinechin en agitant son jonc, tandis que le lieutenant Bignon et ses hommes se précipitent sur la capture.

Dans la soirée, Dinechin réclamait une patrouille pour une reconnaissance dans Molenorelshoek. Le sergent Letord, un brave des braves, se présente aussitôt avec sa section. Quelques rues sont à peine parcourues, lorsque le soldat Leton, engagé seul en avant, surprend un bruit suspect dans un estaminet. Sans hésitation, il pousse brusquement la porte et se trouve devant un officier et un groupe d'Allemands. Ne perdant pas la tête, il les met en joue. Ceux-ci se rendent sans résistance. C'est une belle prise : 13 hommes et un lieutenant qui sont mis en lieu sûr.

De leur côté, pendant cette reconnaissance, Letord et le soldat Hilaire ont cueilli de même façon, dans leur gîte, quatre autres sujets de Guillaume.

En fin de journée, la route de Becelaere Passchendaele est atteinte. Et la position finale du régiment s'établit, face au nord est dans l'ordre : 1er, 2e, 3e bataillon, le 1er en avant et à 300 mètres de la route, formation de bataillons articulés, couverts par des avants postes de combat. La jonction avec les Anglais est établie. Mais par suite d'un ordre incomplet, du terrain couvert, difficile à reconnaître (très peu d'officiers possèdent une carte) et du déplacement des réserves anglaises vers Becelaere, nos unités se trouvent enchevêtrées avec les troupes de première ligne anglaises. Elles fraterniseront d'ailleurs de la plus agréable façon en échangeant boites de conserves et tabac.

La nuit se passe dans un grand énervement. A chaque instant, aux avant-postes, les sentinelles tiraillent sur des vaches et des cochons en maraude qu'on prend pour des Allemands. La pluie se met à tomber, traverse les toiles de tente dont quelques soldats se sont enveloppés et a vite fait de transformer le terrain en marécage.

Au petit matin, le sergent Letord et le soldat Leton se trouvent de faction au grenier d'une maison. Dans le brouillard, Leton aperçoit tout à coup, à moins de 200 mètres, un champ de betteraves en mouvement. Intrigué, il demande à Letord ses jumelles. Et tous deux reconnaissent bel et bien dans le pâtis un peloton d'Allemands qui, des feuilles piquées sur le casque, s'avancent en rampant. "Attention, nous allons rire", murmure Letord. Il déplace légèrement une tuile de la toiture, saisit un fusil allemand et tout un lot de balles dum-dum. Puis, s'installant dans la position du tireur à genoux, prenant soin de bien caler son coude par un gros sac de tabac trouvé dans le grenier, il met en joue, et, comme il est un tireur émérite, notre sergent fait d'excellente besogne. Dès les premiers coups de fusil, quelques Boches sont tombés. Les autres, devant la découverte de leur piège, réintégrent la petite tranchée d'où ils étaient partis. Mais cette tranchée, faite durant la nuit, est peu profonde, et elle présente à Letord, qui la domine de son grenier, un magnifique champ de tir.

En vain, les Boches se mettent à creuser leur fossé. Les pelles, les pioches ne vont pas assez vite. Letord fait mouche presque à tous les coups. Un allemand s'est détaché du peloton et essaye de filer vers l'arrière. Mais le sergent l'a vu : il devine que cet homme va prévenir l'artillerie. Evaluant la distance à 300 mètres, Letord épaule longuement et fait feu deux fois : l'homme tombe comme une masse. L'aventure ne prit fin que par la fuite désordonnée des survivants.

Dans cette matinée, le sergent Letord abattit ainsi 56 Allemands. Le fait, contrôlé par les soldats de la section, est absolument véridique.

Par ailleurs, au 1er bataillon, à l'aube de cette même journée du 26, l'adjudant Brégeon, en reconnaissance avec sa section (1re compagnie), profite du petit jour pour observer les lignes. D'un grenier, ses hommes surprennent, vers 8 heures, un mouvement significatif d'attaque : il est signalé aussitôt à l'arrière. Cependant, notre artillerie ne peut empêcher les Allemands de déboucher d'une ferme dont ils chassent les animaux. Derrière les bêtes affolées, ils s'avancent par bonds. Nos soldats laissent venir jusqu'à 200 mètres, puis déclenchant un feu précis. L'ennemi hésite, mais, se sachant en nombre, il continue, malgré ses pertes, d'approcher. Brégeon a ordonné aussitôt le recul. Il importe de rejoindre la compagnie. La manœuvre est des plus délicates et des plus dangereuses. Les balles sifflent, l'artillerie tire. On traverse une grande ferme, à moitié démolie, transformée en poste de secours ; dans la cour, des cadavres carbonisés sont étendus ; à l'intérieur, des blessés français gisent avec des infirmiers boches. Vision d'horreur à peine entrevue… déjà nos hommes sont dans les lignes du 135e régiment d'infanterie et dans celles du 32e régiment d'infanterie où la résistance s'organise. Et les voici rentrés à la première compagnie qui commence une poussée en avant vigoureuse. C'est le lieutenant Hamon qui commande, le capitaine Faury ayant été blessé.

 

 

 

L'attaque allemande se dessine maintenant violente, très ordonnée. L'ennemi s'avance, précédé de patrouilles, en lignes d'escouade par un : il va occuper des tranchées que ses tirailleurs, revêtus de l'uniforme français, ont creusées à l'avance. Le premier bataillon, sous les ordres du commandant de Merlis, résiste vaillamment et ne reculera pas. Le capitaine Desroches tire au fusil avec ses hommes. Le soldat Marchand encourage ses camarades.

Pendant la bataille, un avion boche, touché par l'artillerie anglaise, tombe en flammes. Et dans l'après midi, près de Zonnebeke, des obus blessent le brave colonel Eon, commandant la 36e brigade, ses deux capitaines d'état major, de la Taille et Fréant, et tuent leurs agents de liaison.

La journée a été dure. Beaucoup de pertes de part et d'autre : chez nous, comme blessés, le lieutenant Buchmann et son sergent Madelrieu, les lieutenants Perray, Musset, Delaitre, le commandant de Merlis…

C'est alors qu'aussitôt le général Lefèvre, commandant la 18e division, va trouver le colonel Lestoquoi et le capitaine adjoint Béziers la Fosse : "Eon et ses officiers sont blessés, allez de suite à la brigade, Baumard du 3e bataillon commandera le régiment." Cet échange de postes a lieu dans un moment particulièrement grave. Mais chacun est à la hauteur de sa tache ; chefs comme soldats vont faire des prodiges.

Le colonel Lestoquoi et Béziers la Fosse partent donc pour Zonnebeke avec les agents de liaison Plessis et Point. Ils avisent une maison à peu près intacte. C'est l'estaminet de San Sebastian à la porte duquel on accroche une pancarte : P.C. de la 36e brigade.

 

 

 

le commandant Baunard prend le commandement du 77e régiment d'infanterie

 

Pendant ce temps, sur la demande du commandant de la 7e division anglaise, le 77e est prié de se dégager des troupes alliées qu'il gène dans leur avance. Le régiment se portera, en se défilant derrière la crête du carrefour de Broodseinde, à gauche du 135e, au nord-est de Zonnebeke. Le mouvement sera couvert par les éléments de première ligne qui se replieront ensuite en cédant leur place aux Anglais.

Cette manœuvre constitue pour certaines unités une marche de flanc très meurtrière. Exposées au feu de l'artillerie, elles traversent Zonnebeke puis remontent vers le nord-est.

"Le chemin est jonché de cadavres. C'est l'adjudant Perraud râlant, une balle en pleine poitrine ; c'est le soldat Bourget, mort sans un cri ; c'est une tête, une épaule sans corps ; ce sont des morceaux de chair humaine." Depuis le 20 octobre, on se bat dur ici. Dans une ferme, avant d'arriver au chemin creux du calvaire, le sous-lieutenant Laurentin trouve, étendu sur un peu de paille, face à face avec un cadavre, un blessé anglais dont la jambe cassée en deux endroits répand une odeur cadavérique. Le malheureux fait comprendre qu'il est là depuis huit jours, qu'il a vécu avec un bidon d'eau et des biscuits. Nos soldats, sur un brancard improvisé, peuvent l'emporter à l'arrière.

 

114e régiment d'infanterie - le 23 octobre 1914

 

 

Au soir, vers 18 heures, tout le régiment se trouve groupé dans l'angle nord-ouest des routes Zonnebeke Moorlesde et Becelaere Passchendaele, derrière le 32e et prend ainsi possession du secteur qu'il agrandira et qu'il aura à défendre tout pendant la violente bataille de Zonnebeke.

Au matin du 27, le capitaine Henrion, qui vient d'arriver du dépôt de Cholet avec le lieutenant Lecerf, procède à une attaque avec la 6e compagnie dont il est nommé commandant. Cette attaque est rendue très meurtrière par le feu ajusté d'un ennemi proche et bien abrité. Aussi les hommes ne progressent-ils que de quelques maisons, et l'un d'eux, le soldat Pasquier, cultivateur à Beaupréau, à la jambe traversée d'une balle. Sur ces entrefaites (il est dix heures), le capitaine Henrion est nommé commandant du 2e bataillon, à la place du commandant Mariani, parti à la tête du 135e dont le chef, le valeureux lieutenant colonel Maury, est tombé hier en entraînant son régiment à l'assaut.

Henrion, chef très brave, d'une autorité indiscutable, ne fait rien changer aux dispositifs de l'attaque, sinon qu'il l'oriente vers la voie ferrée pour aller plus vite. Et pour la mieux diriger et entraîner ses hommes, voici qu'il franchit le passage à niveau. "Cible superbe, campée entre les rails, face à l'ennemi", il se dresse, insensible au danger. Le sous-lieutenant Laurentin, un genou à terre, la main appuyée sur le poteau de la barrière, commence à lui montrer les obstacles, quand il voit son chef "ouvrir les bras et tomber lentement sur le dos, sans un cri." Une balle la gorge l'a étendu raide mort.

Cette attaque n'a pas eu de résultat autre que celui de montrer à l'ennemi notre ardeur offensive. Cependant, par ailleurs, le 77e ayant gagné quelques bouts de tranchées et fortifié ses positions, notre première ligne passe maintenant le long du chemin de Gravenstafel. La liaison du régiment s'opère à droite avec le 135e ; à gauche avec le 114e. Le poste de commandement du commandant Baunard est établi dans le chemin creux du calvaire.

A peine installé, le nouveau commandant du 77e monte inspecter le front.

Les combattants de Zonnebeke se rappelleront toujours leur colonel si brave, si bon. Baunard était populaire, autant par sa silhouette bien caractéristique que par sa façon paternelle de traiter le soldat. Avec sa canne, la pipe à la bouche, le lorgnon posé de travers, les épaules légèrement voûtées, il fallait le voir s'en aller par le chemin creux du P.C., donnant le bras à son agent de liaison Rabouin, le fidèle Rabouin, comme il l'appelait. Il visitait ainsi les tranchées, commettait souvent de graves imprudences : voulant se rendre compte par lui-même, il n'hésitait pas à monter sur le parapet.

Quand il avait discuté gravement de la situation avec les officiers, de cette situation qui, chaque jour, à Zonnebeke, se modifiait plus souvent en mal qu'en bien, il plaisantait avec les hommes, leur donnait des conseils d'ami. Il avait un mot aimable pour tous et s'occupait de tout. Le soir, c'est lui qui précisait aux brancardiers les endroits "où il y avait eu de la casse." Les hommes l'affectionnaient comme un père et les blessés volontiers s'arrêtaient pour serrer une dernière fois la main du chef. Ah ! C'est avec raison que le commandant pouvait écrire : "Les braves gars de Cholet ! Combien j'avais plaisir à les écouter. Lorsque la nuit, accompagné de mon fidèle Rabouin, je rôdais autour d'eux, je surprenais, sans qu'ils s'en doutassent, des conversations qui étaient bien pour moi le meilleur réconfort et la meilleure récompense des peines et des soucis que me donnait ce glorieux commandement du régiment."

Ainsi, avec sa familiarité touchante envers les hommes, avec sa bonasserie fine, une philosophie à lui, avec son cœur et sa tête, Baunard, toujours souriant, jamais découragé, sut tenir le secteur si difficile du saillant de Zonnebeke, contre lequel, pendant vingt-cinq jours, déferlèrent les vagues furieuses des Allemands qui voulaient percer sur Ypres et sur Calais.

 

 

attaque du 28 octobre

 

Le 28 octobre au matin, le général Lefèvre arrive à bicyclette au P.C. de Baunard. Des ordres offensifs ont été donnés par le haut commandement. "Action vigoureuse, incessante, à fond partout", telles sont les propres expressions du général d'Urbal, commandant l'armée. La 18e division est chargée de l'objectif : Droogenbroodhoek, moulin 54. Et Lefèvre compte beaucoup sur le 77e.

Le commandant Baunard, selon sa coutume, est parti en tranchée. Le général s'impatiente, l'envoie chercher. Le commandant accourt. "Baunard, il faut attaquer. Voici l'objectif donné au 77e : l'arrêt de Passchendaele. Combien de temps exige votre préparation ?" "Mon général, je viens des lignes. Je crois que la progression que vous me demandez sera difficile. Mais enfin, si ce sont les ordres, à midi je serai prêt." "Parfait, j'ai placé ma confiance particulièrement en vous et dans l'énergie du 77e. A midi et demi nous attaquerons, je serai là."

Les ordres de détail aussitôt sont établis. Le 2e bataillon se portera, entre la route et la voie ferrée, sur une grosse ferme qui est désigné sous le nom de ferme de l'îlote. Deux compagnies du 3e bataillon, à l'est de la route de Passchendaele, en liaison avec le 135e régiment, auront comme premier objectif Nieuwmolen. Le 1er bataillon et les deux autres compagnies du 3e bataillon se tiendront en réserve au chemin du calvaire.

Dans la matinée, sur la voie ferrée d'Ypres, un train blindé anglais s'avance jusqu'au passage à niveau de Zonnebeke. Et ses deux pièces de marine envoient à longue portée quelques gros obus sur une gare de ravitaillement ennemie.

A midi vingt, Baunard se porte avec ses agents de liaison dans la première ligne, au chemin de Gravenstafel. A midi trente, l'artillerie de 75 procède à un violent bombardement sur les lignes allemandes. Vers 14 heures trente, le signal de l'attaque est donné.

Elle est menée assez rapidement, malgré les rafales de 77, de 105 et "les feux terribles de nombreuses mitrailleuses." La 6e compagnie, premier élément d'assaut, bondit avec ses adjudants Pouvreau et Leroy en tête. "Vous voyez bien qu'il n'y a pas de danger", crie ce dernier, vieux sous-officier décoré de toutes les médailles coloniales.

Sur la droite cependant, la 7e compagnie subit des pertes (notamment l'adjudant Bondu qui est blessé mortellement d'un éclat d'obus), surtout parmi ses officiers. Un peloton désemparé est ramené par le caporal d'ordinaire Gasnier et le soldat Piton. L'ennemi, malgré des forces numériques bien supérieures, recule, mais pour contre-attaquer rageusement.

Sur la 5e compagnie par l'héroïque lieutenant Lecerf, il use d'un lâche procédé. Au cri de "Vive la France !" et leurs clairons sonnant le refrain du 135e, les Allemands s'élancent. La 5e faiblit, va être enfoncée. Mais de Dinechin aperçoit la ruse, accourt avec sa compagnie. Le valeureux lieutenant Bignon, le soldat Bricard font des prodiges. Les hommes se battent avec un entrain endiablé. Par trois fois l'ennemi attaque et trois fois il recule. Bricard, blessé d'une balle au pied, continue de tirer désespérément.

A la nuit, si nous ne sommes pas parvenus à l'arrêt de Passchendaele, nous sommes maîtres de la ferme de l'îlot et de l'amorce du chemin de Nieuwmolen. Même quelques éléments de la 6e compagnie, avec le sous-lieutenant Laurentin et le sergent Graveleau, se sont emparés de deux fermes, à 50 mètres de Nieuwmolen, tandis qu'une section de la 5e, avec le lieutenant Havard et deux mitrailleuses, s'établit sur le coté droit de la route, face au hameau de Nieuwmolen, en avant de Bellevue.

Dans la maison conquise règne un beau désordre : vaisselle brisée, salie : armoires éventrées : lits défaits : armes, manteaux, casques, gamelles, tout cela, souillé de sang ou lacéré par des balles. Les hommes profitent de la nuit pour consolider vaillamment le terrain. Les sections se déploient derrière les haies. On creuse, on réunit les trous abandonnés par les Allemands. On barricade les cours avec des charrettes, des timons de voitures. On crénèle les parois des murs. Ainsi s'établissent des tranchées, des barricades. Ebauchées au hasard, elles vont cependant fixer pendant des mois des positions qui seront bombardées et âprement attaquées.

En cette journée du 28 octobre, le 77e a donc progressé malgré des difficultés inouïes et une infériorité numérique considérable. Et le général de division ne peut taire à Baunard toute sa vive satisfaction.

 

 

journées critiques des 30 et 31 octobre

 

Le commandant Baunard a installé son P.C. sur une crête, à Bellevue, groupe de maisons construites en bordure de la route de Passchendaele.

Nos lignes, dès le petit jour du 22, sont violemment bombardées, et pour la première fois, par des bombes dont l'emploi surprend nos hommes. Notre artillerie, dirigée par le vaillant commandant Biraud, un maître du 75, riposte vigoureusement et détruit plusieurs lance-bombes au fur et à mesure de leur repérage. Cependant les tranchées que nous construisons et réparons la nuit dans un sol extrêmement humide où l'eau sourd parfois à vingt centimètres, sont à tout coup bouleversées. Nos pertes deviennent sensibles. Le 29, au P.C. de Bellevue, le capitaine observateur d'artillerie Heywang trouve la mort. Puis les obus mettent le feu à une maison voisine de celle occupée par le commandant Baunard. Cette dernière, dans l'après-midi, reçoit un obus, et tous les occupants, non touchés par miracle, doivent descendre à la cave. A la 11e compagnie, le capitaine De Dinechin est tué dans une courette de ferme, en essayant de reconnaître la position d'un tireur boche fort gênant. Il commandait, depuis le départ de Baunard, le 3e bataillon, à la tête duquel il est remplacé par le capitaine d'Ythurbide, de la 7e compagnie.

Au matin pluvieux du 30, Baunard, sur l'ordre de la brigade, est obligé d'évacuer sa position de Bellevue devenue intenable et dont il ne reste d'ailleurs plus que les murs. Il vient s'installer en arrière, dans une maison du chemin creux du calvaire, à peu près à mi-distance entre la route et la voie ferrée, non loin de son ancien P.C.

Dans la journée du 30 octobre, le sous-lieutenant Havard, blessé d'une balle, est porté dans une ferme par le soldat Vignaud : il y est brûlé vif, un obus tombant et mettant le feu dans la maison.

Au soir, une attaque se déclenche brusquement sur les 5e et 6e compagnies, à l'amorce du chemin de Nieuwmolen, position des plus critiques. "Des cris impératifs partent devant nous, écrit le lieutenant Laurentin, des commandements brutaux d'officiers allemands, et un clairon sonne la charge sur une note aiguë. Et diabolique vraiment, des ombres, à peine plus claires que les arbres, se lèvent du sol et s'avancent…". L'assaut est furieux. Le caporal Surot, le soldat Massé sont blessés. Les nôtres, un instant débordés, se reprennent et résistent superbement. "Vive la France !" crie Laurentin tout debout, le sabre levé. "Vive la France !" répètent ses hommes enthousiasmés. Le sergent Cathelin, pour faire croire que nous sommes nombreux et que nous allons charger, hurle à son tour : "Au drapeau !" La clameur formidable est tellement l'expression du courage et de la confiance indomptables de ces héros que l'ennemi, surpris, décimé, se retire.

Le lendemain, la canonnade plus violente que jamais. Les Allemands, chassés du secteur Nieuport Dixmude par l'inondation que l'Etat Major belge a "tendue" dans la nuit du 27 au 28 en perçant les rives de l'Yser, commencent à reporter leurs troupes sur Ypres. L'artillerie, et particulièrement les canons lourds, augmente d'heure en heure et ne cesse de tirer sur nos lignes et sur nos batteries. L'effort allemand va être poussé à fond. Le duc de Wurtemberg, le Prince Ruprecht de Bavière, le général von Deimling, adressent à leurs armées les exhortations suprêmes.

Ces armées prennent l'offensive, à notre droite, sur Hooge et sur Zillebeke, défendus par les Anglais. La 7e division d'infanterie du général Byng se replie, dès le 30 octobre, de Zandvoorde sur Klein Zillebeke et la 2e division de cavalerie, d'Hollebeke sur Saint Eloi.

 

 

Le 31 au matin, la 1re division anglaise de Douglas Haig est violemment attaquée et, malgré sa très belle résistance, ne peut tenir. La ligne anglaise brisée recule, au milieu de la journée, "jusqu'au bois situé entre Hooge et Veldhock". Les pertes sont énormes. Le château d'Hooge, poste de commandement du général Douglas Haig, est bombardé ; plusieurs officiers de son Etat-Major, dont un général, sont tués ou blessés. Et l'ennemi poursuit son avance. La situation est devenue très grave. Le maréchal French, qui se trouve à Hooge avec sir Douglas Haig, ordonne, à 14 heures 30, le repli sur une position en arrière.

Notre officier de liaison auprès du 1er corps anglais, le commandant Jamet, en toute hâte vient avertir le général Dubois, commandant le 9e corps, de cette décision, "en cours d'exécution", dit-il. Dubois porte immédiatement sa réserve au secours du premier corps anglais.

Puis, accompagné du commandant Jamet, il se rend à Vlamertinghe prévenir le général d'Armée d'Urbal. Il y trouve le général Foch. Et, au même moment, passe en automobile, dans le village, le maréchal French qui rentre à son quartier général. Le commandant Jamet, reconnaissant le fanion, prend sur lui d'arrêter la voiture. Il résulte de toutes ces circonstances providentielles une entrevue décisive entre les deux grands chefs alliés. Foch "supplie" French de résister, lui promet, pour dès le lendemain, au petit jour, des forces importantes qui actuellement débarquent, et obtient enfin du maréchal le retrait de l'ordre de repli. Le maréchal ne parlait de rien moins que d'abandonner Ypres.

Au soir, la ligne anglaise, malgré un recul assez sensible, finissait par se rétablir.

Mais tout cela créait sur le front du 77e, plus en pointe que jamais, une activité ennemie fort grande. Le canon, la fusillade ne cessent pas. Et nos hommes s'inquiètent déjà des réserves inépuisables dont dispose l'adversaire, car ses attaques de jour et de nuit menées en colonnes denses doivent lui causer de lourdes pertes.

Zonnebeke, dans l'après midi du 31, est particulièrement bombardé. Des obus tombent sur l'église, y mettent le feu. Le brancardier séminariste Chupin réussit à sauver quelques ornements sacrés. Toute la nuit, le clocher brûle et, ainsi qu'une torche tragique, éclaire le champ de bataille. Dans les rues du village, défoncées par le bombardement, encombrées par des bois de charpentes, des débris de tuiles et briques, se pressent les brancardiers anglais dont les blessés sont nombreux. Les corvées de soupe, de distributions, se hâtent, s'interpellent à voix base. Les chevaux d'artillerie apeurés caracolent. Les ombres, agitées par les flammes, se silhouettent, fantastiques, sur les maisons en ruines, violemment éclairées. A un certain moment, des poutres se détachent, heurtent les cloches qui résonnent avec une plainte sinistre. Vers deux heures enfin, le clocher s'effondre, projetant d'immenses gerbes d'étincelles.

Nous sommes au 1er novembre, vigile des Morts. En cette journée d'automne qui sera magnifique, la bataille continuera de faire rage et Ypres sera sauvagement bombardé.

 

 

tranchées et ravitaillement

 

C'est au 135e régiment, dans les rangs duquel combattaient des dragons, que la situation plusieurs fois fut critiques, puis se rétablit grâce au courage et au sang froid de tous.

Le capitaine de Benoist, commandant le groupe à pied de la 6e division de cavalerie, est tué. Il en résulte un fléchissement des cavaliers très décimés et sans munitions. Ils refluent sur Zonnebeke. Le colonel Lestoquoi accourt revolver au poing. Aidé du commandant de Becdelièvre et du capitaine de Lescazes, de l'état major de la 18e division, il ramène les cavaliers à leur tranchée que ceux-ci défendent merveilleusement ensuite.

Ce jour-là (1er novembre), un renseignement nous ayant appris l'arrivée du Kaiser à Gheluwe, pour 15 heures, une batterie de 105 déclenche brusquement sur cette localité, à 15 heures 15, un bombardement violent.

Le 2 novembre, la brigade de dragons du général Laperrine (2e et 14e régiments), qui tient les lignes à l'est de la route de Passchendaele Becelare, est bousculée par le bombardement et une attaque. Les hommes, à court de munitions et armés de carabines sans baïonnette, reculent vers 14 heures. Le commandant Mariani les arrête avec deux compagnies du 135e. Et ces dernières, appuyées par la 8e compagnie du 77e qu'a envoyé Lestoquoi, brisent l'assaut allemand.

Pendant ce temps, sur le secteur du 77e, les obus pleuvent. Une des trois maisons du P.C. de Baunard est détruite, incendiée. A midi, le commandant prend son repas, selon son habitude, avec ses officiers et ses secrétaires. Mais ce jour-là, un ordre à rédiger fait presser le déjeuner. Circonstance heureuse, car à peine a-t-on quitté la maison qu'un 105 y pénètre, éclate à l'intérieur, blesse grièvement deux hommes et tue raide le sergent Retor à qui le commandant, accouru aussitôt, ne peut même dire adieu.

Le 3 novembre, une forte attaque allemande est menée sur les 3e et 4e compagnies. Le capitaine Desroches se trouve enterré dans son abri : le lieutenant Caute est tué ; le sous-lieutenant Préaubert, blessé mortellement. Nos fusils ne marchent plus. Nos pertes sont élevées. La 4e débordée faiblit. Mais le capitaine d'Ythurbide, commandant le 1er bataillon, dépêche en renfort deux sections disponibles de la 12e compagnie. Entraînées par le lieutenant Desloges (un jeune Saint-Cyrien qui recevra la légion d'honneur), les adjudants Bonnet et Richard et le simple soldat Piton, ces deux sections se jettent dans la fournaise, baïonnette au canon, et, d'un élan magnifique, repoussent totalement l'ennemi.

Comme le sous-lieutenant Préaubert, blessé d'une balle à la langue, passait dans le chemin creux du calvaire, il fit signe d'arrêter au P.C. de Baunard. Il voulait dire adieu à son chef qu'il affectionnait particulièrement. Le commandant arriva tout ému. Alors Préaubert prit son calepin et, sur une feuille souillée de son sang, il traça péniblement ces mots : "Si je meurs, dites à ma mère que je prierai pour elle." Au poste de secours, le major réussit à appliquer un pansement difficile. Mais l'état était désespéré et le jeune héros expirait peu après.

Au soir du 3 novembre, des ordres prescrivent la construction de sérieux abris contre l'artillerie ennemie. Les tranchées, reliées par des boyaux à ces abris, seront occupées en cas d'attaque seulement, une simple patrouille d'observation y demeurant en temps ordinaire. Deux projecteurs sont mis à la disposition du régiment ; ils ne serviront jamais.

Avec l'aide d'une compagnie du génie, on se met au travail dès les nuits du 3 au 4 et du 4 au 5, malgré la pluie qui tombe par intermittence et transforme aussitôt le terrain en marécage. Toutes les nuits que cela devient possible, les fantassins, la pelle à la main, courageusement remuent la terre ou la boue. "Travail de géants", auquel le général de division rend hommage par la voie de l'ordre, le 7 novembre, et qu'il donne en exemple en exemple aux autres régiments. Inutile d'ajouter que l'ennemi a commencé depuis longtemps par se terrer et poser devant ses lignes de forts réseaux de fil de fer.

Cependant les soldats souffrent dans les tranchées. Ils n'y peuvent dormir. Et la pluie vient ajouter aux difficultés matérielles de toutes sortes. Elle a vite fait de traverser les toiles de tente et les frêles abris qu'on a bâtis grossièrement avec les portes et les volets arrachés aux maisons. La boue épaisse, gluante, la boue spéciale des Flandres, sournoisement, enlise les hommes. Les nuits sont froides, toujours humides. La neige, vers la mi-novembre, fera son apparition. On a bien transporté dans les tranchées, comme on a pu, la paille des granges, les vêtements, les matelas, les couvertures trouvés dans les maisons, mais cela, loin de suffire à tout le monde, est devenu rapidement sale et inutilisable.

 

 

Le secteur a été divisé en trois lignes par le commandant Baunard qui établit un système de roulement permettant aux compagnies, durant les périodes calmes, mais elles seront rares et courtes, de les utiliser tour à tour. Une réserve est placée dans le chemin de Gravenstafel et les disponibilités sont envoyées aux abords de Zonnebeke. Partout, à cause du bombardement, la tranquillité est relative ; le repos, insignifiant. Il ne se passe ni jour ni nuit sans attaques d'un ennemi supérieur en nombre. Les blessés et les tués sont nombreux. Malgré cela, le moral reste superbe, extraordinaire. Chacun tourne en plaisanterie les fatigues endurées. On a une foi ardente dans le triomphe de nos armes. L'héroïsme chez tous est à l'ordre de tous les jours.

Le service d'évacuation, fort bien organisé par le médecin chef Hénault et le major Jourdan, fonctionne à merveille. Ceux-ci disposent pourtant de moyens très précaires. Il n'y a pas encore d'automobiles de la Croix Rouge. Ce sont des charrettes réquisitionnées, sans ressort, et garnies d'une mince couche de paille, qui montent tous les soirs au poste de secours de Zonnebeke. Les blessés y sont apportés par les brancardiers de compagnie et les musiciens qui inlassablement font les lignes. Par les nuits de pleine lune de fin octobre et de commencement de novembre, les tournées deviennent dangereuses. Les brancardiers, portant à quatre ou à deux, ne peuvent utiliser les boyaux qu'on commence à creuser. Ils offrent ainsi des silhouettes trop favorables au tir des Allemands comme aux balles perdues et multiples.

Les distributions, tous les soirs, sont apportées à Zonnebeke par le train régimentaire. C'est à peine si les conducteurs prennent le soin d'atténuer le bruit de leurs lourdes voitures roulant sur la chaussée pavée. La cuisine est faite la nuit dans les maisons, et, au matin, les corvées montent la soupe en ligne. Tans pis, si la lueur ou la fumée des feux dénotent notre présence aux Allemands. Ceux-ci agissent comme nous. Et certaines nuits, par vent favorable, on entend très distinctement de Zonnebeke le roulement de leurs convois et le grondement de leurs autos. D'ailleurs, des deux côtés, à l'heure des distributions, un calme d'artillerie relatif s'établit et se maintient parfois une bonne partie de la nuit.

Les Belges, dans leur fuite précipitée, ont tout abandonné. Et ni les Allemands ni les Anglais n'ont eu le temps d'épuiser les vivres abondantes du riche village flamand. Aussi, nos "cuistots", gens débrouillards par excellence, ont vite fait de dénicher chèvres, poules et lapins. Ils tuent même le cochon qui est débité sous forme de délicieux rilleaux et grillades. Ils mettent largement à contribution la beurrerie de Zonnebeke et les épiceries dans lesquelles ils trouvent conserves, confitures, jusqu'à des gâteaux secs. Cependant les rayons de ces précieuses boutiques sont rapidement dégarnis et n'offriront bientôt plus aux regards dépités que paquets d'amidon ou de bleu à lessiver. Les estaminets bien entendu ont reçu les premières visites. Mais, s'ils sont multiples en Belgique, le vin est plutôt rare, et la chasse n'est pas fructueuse.

Les cuistots, gens débrouillards, sont aussi braves et… héroïques à leur manière. Ils courent grand danger à faire leur randonnée et à cuisiner pour les escouades dans les maisons que l'ennemi bombarde et incendie fréquemment. Le général Lestoquoi a toujours gardé souvenir de cet homme le nez sur son feu et surveillant sa popote : un obus arrive, renverse et marmite et cuisinier ; celui-ci qui heureusement n'a aucun mal, pousse un juron formidable ; sans perdre de temps, il rapproche les tisons de son feu, va chercher une autre marmite, ramasse viande et légumes, les lave et remet le tout à bouillir ; puis, il allume une bonne pipe et murmure, en soupirant… presque d'aise : "Allons, ça va bien ! La soupe sera cuite à temps !…"

Aux heures tragiques de Zonnebeke, les cuistots, suprême réserve, seront rassemblés, équipés. Et, pour aider les fantassins, en attendant les renforts, ils seront envoyés en pleine bataille où ils feront le coup de feu, bravement, sans faiblesse, comme les camarades.

 

 

 

 

l'ennemi prépare un gros effort

 

Le 4 novembre, le train blindé anglais s'approche du passage à niveau et bombarde un état-major installé derrière Roulers. On y a apprit la présence du Kaiser. Et le bruit circule que Poincaré est à Ypres, qu'une offensive formidable se prépare, les Allemands voulant à tout prix s'emparer de cette ville. En tout cas, l'artillerie ennemie intensifie son pilonnage habituel. Tous les calibres sont entrés en action : le 77, le 88, le 105, le 130, le 150, le 210, le 305, le 380, et même, à notre douloureuse surprise, nos 155 français, les canons de Maubeuge non détruits au moment de la capitulation et que l'on retourne contre nous. Ypres est devenu intenable. Les ravitaillements et les troupes ne peuvent plus y passer que de nuit. Dès le 4, le quartier général anglais est obligé de se transporter en dehors de la ville. Et le jour suivant, celui du 9e corps s'installe dans une villa de la banlieue.

 

 

Dans la nuit du 4 au 5, une note de la 36e brigade est communiquée aux commandants des bataillons du 77e ; elle dit que des officiers anglais viennent d'apporter au colonel Lestoquoi le renseignement verbal d'un repli de 50 milles opéré par les Allemands, qu'en conséquence il faut s'assurer si leurs tranchées sont toujours occupées. Quelques patrouilles envoyées aussitôt constatent partout la présence de l'ennemi.

Le 5, un avion anglais passe très haut, bombardé par les Allemands ; il arrive de leurs lignes. Dans la soirée, le colonel Lestoquoi remet dans Zonnebeke la médaille militaire à l'agent de liaison Charpentier qui avait réussi à repérer et à faire détruire par notre artillerie une batterie allemande dont l'observateur se tenait dissimulé au sommet d'un arbre. Un peloton se place devant la brigade et rend les honneurs. Le général de division Lefèvre est sorti de son P.C. avec l'abbé Ballu, aumônier divisionnaire. Deux torches Lamard éclairent la scène qui ne manque pas de pittoresque. A cet instant, les Anglais procèdent à une attaque de nuit, et des balles viennent se perdre dans les maisons en ruines.

Sur la demande du 135e régiment d'infanterie, qui occupe un secteur relativement grand et dont les hommes sont très épuisés, deux compagnies du 77e, puis trois, sont mises à la disposition et prennent les premières lignes, à droite de la route de Passchendaele.

Le 6, le train blindé anglais recommence à tirer. Et les jours suivants, la canonnade augmente encore si possible d'intensité.

 

 

Le 7, un renfort de 500 hommes, arrivé du dépôt de Cholet, est reparti dans toutes les compagnies, ce qui permet de les compléter à peu près toutes à l'effectif d'environ 200.

Le 9, à quatre heures du matin, sous les ordres du capitaine Gardair, commandant le 1er bataillon, un peloton réussit à s'emparer d'une maison fort gênante où se trouvait une mitrailleuse. On y fait prisonnier une patrouille de quatre hommes appartenant à la Landwehr et armés de fusils anciens modèle. Il faut réellement que les Allemands soient à court d'hommes pour mettre de la Landwehr en première ligne ! Et, comme le soir, un lieutenant de dragons, arrivant de la division, annonce au commandant Baunard une forte avance du corps Humbert, à notre gauche, sur Poelcapelle, la nouvelle, téléphonée dans les compagnies, finit de remplir nos hommes de confiance dans une décision rapide et heureuse de nos armes.

Dans l'après midi du 9, à 16 heures 30, une attaque se dessine sur la 9e compagnie. Elle est rejetée. D'autres, locales, sont repoussées de même sur notre front.

Le 10, un puissant effort allemand est réalisé sur le 1er bataillon. Le jour se levait indécis à travers le brouillard. Les distributions venaient d'arriver aux 3e et 4e compagnies. Les hommes, joyeux, s'apprêtaient à manger, quand plusieurs aperçurent dans la brune des ombres qui remuaient. L'alerte est donnée. On saute sur les fusils. Les uniformes gris se distinguent. Les Allemands s'avancent en rangs compacts comme pour la parade. Devant ce déploiement de troupes, le lieutenant Poirier a fait placer ses fantassins en arrière dans une tranchée de soutien : "Tenez bon, les enfants, crie-t-il, ne lâchez pas !" Chacun, le fusil bien épaulé, tire sans discontinuer, comme à la cible, dans la masse qui approche, menaçante.

Cependant, quelques hommes n'ont pas eu le temps d'effectuer le mouvement : l'adjudant Girardeau et les soldats Pinel, Revaux et Lasnier, demeurent en première ligne ; ce sont des braves à cran qui ne perdent pas la tête. Déjà deux Boches se sont précipités sur Pinel. L'un lui lance sa baïonnette qui ne déchire que la capote. Pinel décharge son fusil à bout portant. La balle fracasse la cuisse de l'adversaire qui s'abat sur le parapet. Girardeau et Reveaux ont fait prisonnier le second agresseur. Tout cela a demandé une seconde. Et, à quelques mètres plus loin, dans le temps, le capitaine allemand, qui menait l'attaque, le revolver d'une main et le fusil de l'autre, est tué, à deux mètres, par le soldat Lasnier, déjà blessé au bras. Désemparés, les Allemands reculent en désordre sans avoir pris pied dans la tranchée. De nombreux cadavres s'amoncellent sur le terrain. On en compte jusqu'à 90. Les hommes, enthousiasmés du résultat, montent sur le parapet et ils entonnent le Chant du Départ. Quelques-uns, conduits par le sergent Giraud, poursuivent les derniers fuyards.

Pendant ce temps, Pinel, revenu de ses émotions, s'est approché de son assaillant. Le malheureux est bien mal ; deux autres balles lui ont touché la poitrine. Pinel cependant s'évertue à faire le pansement. L'Allemand, comprenant qu'il est perdu, se tourne vers le soldat français, lui sourit et prononce ces mots : "Merci, merci, je suis un alsacien." Puis, péniblement, il se dresse et, comme dans un délire, il se met à chanter la Marseillaise. C'est ainsi qu'il meurt dans les bras de Pinel.

L'ennemi riposte à sa défaite par un bombardement terrible d'obus et de bombes. Le feu prend dans les cadavres entassés. Au soir, la pluie tombe. La nuit est lugubre. L'odeur du charnier qui se consume est infecte. A 22 heures, un bruit suspect détermine une fusillade nourrie qui se communique sur tout le front du secteur. C'est une chèvre qui a causé l'alarme. On la retrouve percée de balles, le lendemain, près de la tranchée.

 

 

La journée du 11 est singulièrement agitée. Des patrouilles allemandes essayent en vain par surprise d'approcher nos lignes. Sur la 9e particulièrement, une forte poussée est tentée. Les hommes, sous la direction de leurs chefs, l'adjudant Sauter et le sergent Albert Barbault, résistent sans reculer d'un pouce. Vers 18 heures, un tir de plein fouet, exécuté par un canon de 77 rapproché en un canon de tranchée, rase les parapets et cause des pertes. L'abri du lieutenant Lecerf se trouve démoli ; celui-ci, contusionné, est malgré lui au poste de secours. Dès le matin, l'ennemi s'est mis à bombarder les secondes lignes avec du 210. Une marmite éclate à côté de la maison des musiciens et la renverse totalement. Mariani, remplacé au commandement du 135e d'infanterie, est revenu au 2e bataillon du 77e.

A notre gauche, l'avance du corps Humbert, qui fut en réalité très légère, s'est changée, dès le 10, en recul. Notre front a lâché au nord-ouest de Languemarck, et le 32e corps et les troupes qui en dépendent ont du se replier jusqu'au canal. Que l'ennemi y prenne pied et il progressera comme il voudra sur Ypres. A notre droite, les attaques en masse recommencent sur les Anglais. Nos alliés reculent. Plus au sud, la brigade Moussy est débordée. Et l'on annonce la perte de Verbranden Molen et de Zillebeke.

Le général Dubois a envoyé, au secours du corps d'Humbert, ses troupes de soutien (deux bataillons du 32e et les bataillons des 68e et 268e) : il actionne maintenant, au secours de Moussy, le 7e hussard, en réserve à Saint Jean, ses seules troupes disponibles.

Les bruits les plus pessimistes se propagent en cette journée du 11 novembre. A l'ambulance de la 18e division, les majors font jeter les souvenirs boches que les hommes collectionnaient. Les voitures sont chargées ; les dispositions prises pour parer aux pires éventualités, ce n'est pas seulement la retraite que l'on envisage !… Cette pointe de Zonnebeke est tellement menacée à sa base qu'une autre pression victorieuse de l'ennemi l'encerclerait fatalement. Le soir, n'ira-t-on pas jusqu'à dire que la Garde Prussienne se bat dans les faubourgs d'Ypres ?

Cependant, sur le front du 77e, des contre-attaques vigoureuses contiennent partout l'ennemi. Il se voit d'ailleurs obligé de renoncer pour aujourd'hui à toute nouvelle avance. Mais demain va être le jour d'angoisse.

 

 

l'affaire du 12 novembre 1914

 

La nuit descend sinistre, sans lune. De gros nuages, poussés par un fort vent vient de d'ouest, cachent les étoiles. La nuit se met à tomber. La tempête se déchaîne, fait rage. Un brancardier écrit sur son carnet : "Tantôt, un obus a détruit notre cuisine et nos distributions. Il pleut comme dehors dans notre maison retournée. Nous partons aux blessés. Le vilain temps, les mauvaises nouvelles démoralisent. La nuit est noire. Les fusées boches seules dirigent notre marche laborieuse, semblent nous entourer tant nous sommes en pointe. De grandes lueurs parfois passent dans le ciel : ce sont des projecteurs. Puis des éclairs sillonnent les rues. Le tonnerre gronde. Et le canon n'arrête pas… c'est un roulement continuel sur terre et dans les airs. Ah ! Quelle veillée inoubliable !"

Veille inoubliable de cette tragique et glorieuse journée du 12 novembre.

"Sur les 7 heures, relate le commandant Baunard, un officier de génie, qui avait travaillé la nuit avec le 135e régiment d'infanterie, accourt, tout essoufflé, me prévenir que les Allemands ont enlevé au 135e une grande partie de ses tranchées, qu'ils sont maîtres du carrefour de Broodseinde (le carrefour de Broodseinde, point stratégique important, placé sur une forte crête, commandant tout Zonnebeke et ses arrières), et que devant eux il n'y a personne pour arrêter leur avance. Il fait un épais brouillard. Est-ce pour cela que je n'ai pas entendu de bruit de combats ?"

Baunard aussitôt avise son lieutenant porte-drapeau : "Prenez le drapeau et partez, filez jusqu'à Ypres, s'il le faut."

Puis il pare provisoirement au danger, en envoyant toute sa réserve alertée (la 7e et 8e compagnie), sous l'énergique commandement du commandant Mariani, le long de la route de Passchendaele. Il s'agit de contenir l'ennemi, de tenir coûte que coûte, en attendant les ordres et le renfort.

On ne sait pourquoi les Allemands se sont arrêtés à Broodseinde. Un peu plus d'audace ou de confiance leur permettait de s'emparer du P.C. du 77e, de couper complètement le régiment d'Ypres, et même de prendre à revers le 114e. Le court temps d'arrêt qu'ils marquent va suffire pour sauver la situation. Baunard est là avec son 77e : la minute de répit que s'accorde l'ennemi est mise aussitôt à profit.

Mariani, dans un mouvement superbe de rapidité et d'allant, a porté vers le carrefour la 7e et, au-dessus, le long de la route, derrière le vieux moulin détruit, la 8e. Dans cette position des plus délicates et des plus vulnérables, où les soldats sont pris en enfilade par l'artillerie comme par les balles, il tiendra impassible jusqu'au renfort du lendemain.

De plus, Baunard, pour secourir sa droite débordée, va lui-même trouver le lieutenant Poirier, à 300 mètres de l'ennemi : il le charge de prolonger la ligne de résistance plutôt que de la renforcer, afin de reprendre contact si possible à droite, avec le 135e ou les Anglais. Cet officier, avec son peloton rallié en un instant, auquel viennent se joindre quelques artilleurs, des dragons, des hommes de corvée, se jette dans la mêlée.

Et derrière tout ce front bouleversé, à quelques cents mètres, les batteries du 33e régiment d'artillerie, qu'ont prévenues les agents de liaison, se mettent à cracher leur mitraille à toute volée, les pièces tirant 15 coups à la minute.

 

 

Cependant, le colonel Lestoquoi, devant la gravité de la situation, redoute l'encerclement de sa brigade. Il prépare un ordre de repli sur Frezenberg. Déjà le P.C. de la division y est parti. Néanmoins, il hésite au moment de transmettre l'ordre. Le commandant Mariani lui a fait dire qu'il ne jugeait pas un recul nécessaire et que son bataillon tiendra. En outre, les salves furieuses de nos canons de 75 comme l'héroïsme des "gars du 77e" lui font reprendre confiance. Aussi confirme-t-il la résistance ordonnée par Baunard et Mariani, réalisée d'ailleurs instantanément par nos soldats, autant par ceux qui, encerclés là-bas, résistent à l'extrême pointe, que par ceux qui, au carrefour de Broodseinde, se sont dressés d'un seul coup et barrent la route…

L'artillerie du 33e régiment d'artillerie appuie magnifiquement leur résistance désespérée. Les commandants de groupe, Biraud et Boudet, passant par-dessus les règlements, s'étaient mis depuis quelques jours en liaison directe avec les commandants d'infanterie de première ligne. C'est ainsi que Mariani pouvait mieux et plus vite régler les feux des batteries du 33e. Mais celles-ci, en cette journée du 12 novembre, allaient bientôt se trouver dans une situation des plus tragiques.

Les Boches, arrivés sur la crête de Broodseinde, ont aperçu, à 600 mètres, les pièces d'artillerie. Aussitôt ils dirigent contre elles un feu infernal de fusils et de mitrailleuses. Beaucoup de canonniers tombent, tués, blessés. Et, chose grave, les munitions vont manquer. Comment s'effectuera le ravitaillement ? Avec parcimonie à présent, les artilleurs utilisent leurs obus… Que la fragile et si mince ligne d'infanterie cède un peu, et Zonnebeke tombera aux mains de l'adversaire. Déjà le ralentissement singulier de notre feu risque d'encourager ses espoirs. Nos hommes angoissés regardent derrière, vers le chemin d'où doivent venir les caissons, le salut. Le chemin est arrosé de shrapnels, battu par les obus de gros calibres, pris sous une grêle de balles. Déjà, sur la droite, les canonniers des batteries anglaises, complètement écrasées, passent en courant, leurs culasses dans les bras. Les artilleurs saisissent leurs mousquetons.

Enfin, voici nos caissons. Ils grossissent, grossissent sur la route. On les suit avec quelle anxiété ! Les chevaux sont lancés au galop de charge. Les conducteurs, le fouet à la main, les excitent, les poussent jusqu'à ce qu'ils tombent, troués par les balles. Alors là, les chevaux tués sous eux, les artilleurs se couchent à terre, ouvrent les caissons comme ils peuvent, prennent les obus, et, rampant, se protégeant par les cadavres, ils se portent vers les batteries. Les servants les ont vus, ont compris et, de la même façon, viennent à leur rencontre.

Ainsi, dans cet ouragan de balles et de mitraille, s'établit une sorte de chaîne épique qui permet à nos canons de reprendre leur tir meurtrier et vainqueur.

Pendant ce temps, la 7e compagnie, commandée par le lieutenant Renaud, s'est déployée en tirailleurs. Il était temps. Les Boches ont franchi le talus et s'avancent sur la chaussé. "On se fusille à bout portant, il y a des corps à corps terribles", raconte le soldat Parot, un héros de la journée. Le sous-lieutenant Delaitre s'affaisse. On le croit mortellement atteint. Le sergent Bonneau tombe, grièvement blessé, aux mains de l'ennemi (le sergent Bonneau mourra de sa blessure quelques jours après, dans un lazaret allemand). Le sergent major Vialard est fait prisonnier (le sergent major Vialard revint en France, après l'armistice, avec les 800 francs de la compagnie qu'il portait au moment d'être fait prisonnier et qu'il avait réussi à dissimuler tout le temps de sa captivité). Sous la pression formidable, les nôtres reculent un peu, de 150 mètres, précise Parot, et s'établissent dans des bouts de tranchées qu'on creuse sur place. La maison, occupée par le commandant Mariani et le sous-lieutenant Laurentin, s'écroule sous les obus. Le lieutenant Renaud s'abat, mortellement blessé (le lieutenant Renaud expira le lendemain à l'ambulance Saint Charles. A la mobilisation, Renaud était désigné pour rester au dépôt, il adjura le colonel de le prendre avec lui : "Jeune comme je suis, connaissant parfaitement la langue et le pays allemand, je ne puis attendre pour vous rendre service. Emmenez-moi." A Zonnebeke, sa conduite fut superbe. Blessé plusieurs fois, il refusa toujours l'évacuation). L'adjudant Pechinez, avec le reste de la 7e (35 hommes), tient tête au flot allemand qui, par ce carrefour de Broodseinde, continue d'affluer. Heureusement, la 8e, avec Genois, entre en action. Le sous-lieutenant Delon tombe. Mais les hommes vengent, se battent désespérément un contre cinq, réussissent à briser l'élan de l'ennemi.

Celui-ci porte alors son effort sur le front nord du 77e et sur les compagnies qui, faisant liaison avec le 135e, au milieu d'un boqueteau, se trouvent, du fait de l'écrasement de celui-ci, entourées de trois côtés. Les compagnies, ainsi engagées, sont la 5e et la 6e. Le lieutenant Parpais les commande, en l'absence du lieutenant Lecerf retenu par ses contusions au poste de secours.

L'affaire eut lieu par surprise. Aucun coup de canon. Pas de fusillade. Quelques hommes de la 6e compagnie s'aperçoivent au petit matin que les baïonnettes de leurs fusils, mis en joue pour la nuit, ont été retirées. Ils donnent l'alarme. Sur la droite, la liaison n'existe plus ; il y a un vide dont on ne peut évaluer l'importance à cause d'un bois qui limite la vue.

Dans le même moment, les soldats de la 12e compagnie placée près de la route de Passchendaele et en liaison à droite avec les 5e et 6e compagnies (par l'intermédiaire d'un peloton du 135e), signalent dans la plaine, derrière eux, à travers la brune, "des silhouettes portant comme des brancards" ; ce sont des Allemands qui s'avancent à découvert avec leurs mitrailleuses.

Parpais ne comprend rien à ce changement total des lignes sinon qu'il est quasi-encerclé. Vite, avec sang froid et résolution, il fait mettre dos à dos les sections qui tireront au sud comme au nord. Les hommes utilisent quelques bouts de tranchées, les trous d'obus, les boqueteaux et ce qui reste des maisons. Personne ne songe à un repli. On ne veut même pas raisonner la situation. On se bat avec un héroïsme, un entrain merveilleux. Les sections Richard, Leroy, Bonnet, Branchereau, Pouvreau font des prodiges.

Quand on regarde la carte, devant cette configuration étrange du front, on mesure mieux les qualités des efforts que durent dépenser ces braves pour tenir, sans reculer d'un mètre, sous le bombardement et faire face aux attaques multiples. Toute la matinée, ces compagnies, livrées à elles-mêmes, demeurent sans communication possible avec l'arrière. Tous les agents de liaison sont tués ou blessés. Vers midi cependant, la jonction s'opère, grâce au soldat Birot de la 12e. Baunard alors transmet l'ordre qu'à la nuit les 5e et 6e devront habilement se glisser derrière les unités qui tiennent les avants de Nieuwmolen et se porter en bordure de la route de Passchendaele qui deviendra ainsi le nouveau front.

Le mouvement s'effectua parfaitement. Cependant, un caporal de la 6e compagnie, Marchais, qui se trouvait à l'extrême droite, au milieu du boqueteau, avec deux hommes, ne fut pas touché par l'ordre de repli. Il refusa à ses hommes l'autorisation de partir. "On n'a pas reçu de commandement, dit-il, tant qu'il restera des cartouches, on ne bougera pas d'ici." Et ce n'est qu'à deux heures du matin, après complet épuisement de leurs munitions, que ces trois hommes quittèrent leur bois.

 

 

 

la situation est rétablie

 

Au carrefour de Broodseinde, les nôtres contiennent toujours l'ennemi qui déborde la route. Au nord, le 3e bataillon reçoit particulièrement de rudes assauts qui met son commandant, le capitaine d'Ythurbide, dans une vive anxiété. A la 11e compagnie, le lieutenant Rialland est blessé mortellement. Les 3e et 4e sections fondent, disparaissent. L'adjudant Letord, seul gradé survivant de la compagnie, embusqué derrière un pied de cerisier, ne cesse de tirer. Le soldat Nicolas, avec un peloton de la 9e compagnie, se cramponne dans les ruines des maisons de Bellevue.

Le capitaine d'Ythurbide fait placer ses compagnies en bordure du fossé gauche de la route de Passchendaele dont le côté droit est occupé par les Allemands. Par téléphone, il demande des nouvelles au commandant Baunard. Celui-ci lui découvre la gravité de la situation et ajoute qu'il se pourrait fort bien qu'en haut lieu un repli soit envisagé. "Ah ! Non, pas ça, interrompt d'Ythurbide, battre en retraite sur ce terrain découvert, mais nous serons tous mort avant d'arriver à l'arrière." "Morts ou prisonniers… plutôt morts !" répond l'appareil. Or à ce moment le bombardement reprend avec une violence inouïe.

Sur les 15 heures, une attaque allemande se déclenche sur notre droite. Un capitaine anglais, commandant des batteries voisines, accourt, affolé, à Zillebeke, près du général Fenschoe. Il craint de perdre des canons et réclame des ordres. "Si vos canons sont pris, l'Angleterre reste, répond flegmatiquement le général. Demeurez donc à votre poste, à la disposition du Colonel Lestoquoi." Le capitaine repart aussitôt. Et les batteries continuent de tirer.

Plus près de nous, des cavaliers débordés abandonnent une tranchée. Lestoquoi aperçoit des Allemands qui progressent et vont contourner Zonnebeke. Il rassemble aussitôt quatre-vingts hommes du 77e, cuisiniers, agents de liaison, malades, les met sous les ordres d'un sous-lieutenant et, leur indiquant un cheminement qui va sur Molenorelshock, les pousse en avant : "Courez, criez, tirez !… Le peloton plein d'ardeur s'ébranle, gagne les abords de la route, fusille l'assaillant qui tournoie, prend peur et finit par reculer. Les cavaliers du général Laperrine rétablissent aussitôt leur ligne. Et deux compagnies du 114e régiment d'infanterie viennent renforcer le 135e.

Sur ces entrefaites, le commandant Mariani, l'homme des situations désespérées, juge l'instant favorable à une contre-attaque vigoureuse. Il envoie son agent de liaison, le sergent Mitrecé, en porter l'ordre à la 8e compagnie. Celle-ci, dans un effort laborieux mais superbe, regagne un peu de terrain et réoccupe, en liaison avec le 3e bataillon, la bordure de la route, au nord du fameux carrefour. Son chef, le lieutenant Génois, est blessé. Le sous-lieutenant Guyot, qui vient de recevoir à vingt et un ans la médaille militaire, est tué. Le sergent major Pinault, blessé trois fois, la gagne par sa conduite admirable. Le sergent fourrier Gallard, prêtre rédemptoriste, ne cesse de secourir les grands blessés ; il donne des absolutions et applique les pansements. A la nuit, les Allemands essaient encore d'enfoncer par trois fois les fronts des 10e et 11e compagnies. Nos soldats se feront tuer sur place plutôt que de reculer.

Du P.C. Baunard au P.C. Lestoquoi, les agents de liaison : Rabouin, Jussiaume, Potiron, Point, se succèdent et rivalisent de courage pour porter les ordres à la vue de l'ennemi.

Si nos pertes sont grandes, celles des Allemands paraissent encore plus fortes. De nombreux morts jalonnent le terrain. La situation semble maintenue tant bien que mal, mais elle est loin d'être rétablie. A chaque instant, le 77e risque l'encerclement.

A cette date du 12 novembre, un brancardier écrit sur son carnet : "Journée d'angoisse. Fusillades. Bombardements. Nouvelles alarmantes. On est résigné à tout. Par le chemin de terre de Westhock, tout un peloton de hussards arrive et se masse près de notre poste de secours. Comme il fait froid et que la pluie menace, le colonel et plusieurs officiers viennent s'abriter quelques instants. Ils nous demandent un quart de jus et à manger. Puis, anxieux, ils nous interrogent sur les événements. Ils disent attendre les ordres pour attaquer ou… pour protéger la retraite. L'heure est très grave. Cela fait resserrer les coudes et oublier les distances…"

 

 

La nuit passe, le fusil et la pioche à la main pour consolider le front nouveau si incertain. On relève les blessés. Les unités se mettent en liaison autant que possible. On creuse de vagues tranchées. On barricade de Broodseinde. L'anxiété est grande parmi les officiers. Toutes les troupes sont en première ligne et absolument épuisées. Il n'y a aucune réserve derrière. Que l'ennemi réussisse encore à percer et rien ne pourra s'opposer à son avance.

Au P.C. du colonel Lestoquoi, une sorte de conseil de guerre est tenu au cours duquel se déroule une scène émouvante. Le général Réquichot, commandant la 6e division de cavalerie, le général Lefèvre, commandant la 18e division d'infanterie, le général Lapperine, commandant la brigade de dragons, trois colonels de cavalerie, se trouvent réunis, tous plus anciens que le colonel Lestoquoi. Le général Réquichot, qui préside, déclare : "Messieurs, la situation est très grave dans ce secteur. Il nous faut un commandement unique. Je propose de le donner au colonel Lestoquoi : il est très au courant de la situation, connaît fort bien le terrain. Lui seul, d'après moi, peut agir efficacement. Nous mettrions sous ses ordres tous les éléments dont nous pouvons disposer." La proposition est acceptée sans discussion. Et le général Laperrine et les trois colonels de cavalerie : de Maison-rouge (commandant une brigade de cuirassiers), Schultz (commandant le 2e dragons), de Tarragon (commandant le 14e dragons), se lèvent et disent à Lestoquoi : "Donnez vos ordres, nous les exécuterons…". Exemple d'une abnégation qui n'avait d'égale chez les officiers que leur patriotisme.

Le vendredi 13 au matin, Baunard est appelé au P.C. de Lestoquoi. La situation du 77e en avant de Zonnebeke est jugée dangereuse par le haut commandement. Aussi un régiment d'Auvergne, le 92e, qui, par miracle, se trouvait placé à Saint Jean d'Ypres, en réserve d'armée, est alerté et doit attaquer aujourd'hui même le carrefour de Broodseinde qu'il importe de reprendre. En attendant, l'ordre est de tenir, mais la situation devient critique, l'ordre est de se replier en arrière de Zonnebeke.

Le sous-lieutenant Laurentin, venu aux renseignements, est chargé par Baunard de transmettre le pli aux commandant qui, tous, déclarent préférer tenir la position que tenter une retraite difficile. Il est 8 heures, et déjà l'ennemi, malgré la pluie qui s'est mise à tomber, reprend furieusement son attaque. Elle est menées par une division entière du 27e corps et appuyée par une artillerie formidable. Le 77e subit vaillamment les assauts répétés.

Cependant, le 92e régiment, amené par autos, débarque à Frezenberg. A peine formés en compagnies, les hommes au pas accéléré se mettent en route. La pluie tombe, mêlée de flocons de neige. Zonnebeke est traversé sous un bombardement terrible. Conduits par le sergent Mitrecé, les bataillons prennent leurs emplacements. Et vers 14 heures, l'assaut, appuyé par le bataillon Mariani, est donné. Le 92e, baïonnette au canon, son colonel en tête, charge follement, avec un allant magnifique et réussit à refouler l'ennemi à peu près complètement du carrefour. Mais la progression ne peut aller au-delà. Les pertes sont élevées. Beaucoup d'officiers et le colonel Knoll ont été tués. L'adversaire, de son côté, a énormément souffert. Epuisé, il ne réagit plus.

Au soir, le général Lefèvre mande Baunard au P.C. de la brigade. Il faut lire le récit du commandant : "Le général et le colonel Lestoquoi veulent être conduits à Broodseinde. Par cette nuit du 13 novembre excessivement noire, nous partons sur la route défoncée à chaque pas par les marmites ; des débris de poutres de maisons détruites sont enchevêtrés aux branches abattues des arbres. Le général Lefèvre prend mon bras d'un côté et, de l'autre, celui du colonel Lestoquoi. Je donne le bras au sergent Rabouin et le colonel, à l'un de ses agents de liaison. Vous nous voyez, cinq de front, marchant lentement sur cette route que d'invisibles tireurs balaient systématiquement. Les balles claquent, pénètrent dans les arbres ou s'écrasent dans les talus voisins. C'est ainsi que nous rencontrons le funèbre cortège du colonel Knoll que ses hommes rapportent. Nous nous découvrons au passage du héros que suivent de nombreux blessés mêlés à des fantassins du 77e qui se rendent à Zonnebeke pour les corvées de la nuit."

La maison du poste de secours est envahie. L'on assoit des blessés jusque sur les marches de l'escalier. Des cris de souffrance s'élèvent. L'odeur du sang, mêlée à cette des vêtements boueux et souillés, est suffocante. Dans une pièce, le corps du colonel Knoll repose, veillé pieusement par ses hommes. Le sous-lieutenant Delaitre est apporté : on le croyait mort ; il n'est que blessé et a le pied gelé ; prisonnier des Boches, il fut dépouillé de ses jumelles, montre, porte-monnaie, puis laissé sur le terrain ; c'est l'avance du 92e qui l'a délivré.

Dans le village, les voitures de distributions, de matériel, les charrettes des blessés, jusqu'à des autos anglaises, encombrent les rues. La nuit très noire, pluvieuse, est étonnamment calme. Pas un coup de canon. Des deux côtés, on a besoin de repos.

 

 

fin de l'offensive ennemie

 

Cependant, dès le 14 novembre, l'ennemi prononce une contre-attaque ; elle échoue totalement. Le soldat Loiseau est tué ; le capitaine Villers, du 2e bataillon, renversé et contusionné par un obus ; Villers prend quand même son poste au 2e bataillon, à la tête duquel il est nommé, le 15 novembre, en remplacement du commandant Mariani qui, de nouveau, prend le commandement du 135e. Ce régiment vient encore de perdre son chef, le commandant Colliard, tué par une balle. Le commandant Mariani, pour sa bravoure et son sang-froid remarquables en cette affaire du 12 novembre, est proposé officier de la Légion d'honneur.

Cette contre-attaque du 14 novembre semble marquer la fin des efforts de l'ennemi pour percer. D'ailleurs la mauvaise saison se manifeste par l'air très vif et la neige qui tombe abondamment. La canonnade habituelle toujours violente seule continue.

C'est dans ces moments que se place une plaisante anecdote. Le P.C. du chemin du calvaire, étant devenu à son tour intenable, le commandant Baunard, en maugréant contre les obus boches, déménagea, au soir du 12, pour se porter près de la station de Zonnebeke. Mais, à cet endroit, le bombardement était aussi violent. Il y avait des batteries de 75 tout près de la route de Saint Julien, et l'observatoire de notre artillerie se trouvait situé à quelques centaines de mètres. Le commandant fit organiser les caves, quoiqu'à cette époque on eût répugnance à s'y enterrer. "Un jour, raconte Baunard, le bombardement devint si violent que la maison où étaient installés les sapeurs est détruite ; quelques hommes du 66e, alors au demi-repos, y sont tués. Les sapeurs accourent chercher un refuge. Si nous en réchappons, dis-je, je paie la goutte à tout le monde. - Ah ! non, non, s'écrit une voix sortie du coin le plus obscur de la cave, nous ne sommes pas assez riches. C'était mon porte drapeau, notre économe de la popote, qui défendait ses réserves dernières. Malgré ses protestations, lorsque nous fûmes remontés à l'air libre, nous trinquâmes joyeusement."

Une autre histoire mérite aussi d'être contée : celle du petit Chotin, un enfant de troupe, qui suivait le 92e. Durant les journées des 14, 15 et 16 novembre, il parcourait tout seul les premières lignes, le fusil à la main. Or, un beau jour, il entra à la brigade avec un Boche immense. "Dans une maison, expliqua-t-il au capitaine Béziers la Fosse, je surpris deux Allemands. Comme l'un paraissait me menacer, je le fusillai. Tant qu'à l'autre, qui se tenait tranquille, je lui laissai la vie sauve et je vous l'amène." En disant cela, le petit bonhomme, fier de sa capture, montrait le Boche qui le dépassait de toute la taille. A cette époque, certains soldats allemands se rendaient facilement. C'étaient de jeunes recrues ; elles racontaient qu'elles n'avaient pas été enrôlées pour faire la guerre, mais pour occuper les grandes villes : Calais, Amiens, Paris, que l'on devait rapidement conquérir.

Le 15 novembre, la neige tombe à gros flocons. La canonnade continue et continuera plus violente que jamais. Et les distributions sont maintenant tous les soirs bombardées dans Zonnebeke. Une marmite écrase une maison entière où s'étaient réfugiés des cuisiniers ; elle fait vingt morts et quinze blessés à la fois. Le 18, le capitaine Desroches est blessé ; le lieutenant Samson le remplace au commandement de la compagnie, mais il se fait tuer par un obus, ainsi que le sous-lieutenant Blot.

Dans les tranchées, par la neige et le froid, la vie est terrible. Des pieds sont gelés. Le 16, pour comble de malchance, les distributions manquent. La misère des hommes devient extrême.

 

 

Et, voici qu'après avoir dit les gestes héroïques de nos soldats, il faudrait maintenant dresser en traits inoubliables le tableau de toutes leurs souffrances : vivre dans la tranchée, sous la pluie, la neige, les pieds dans la boue ; n'avoir pour dormir, et quelques heures par jour seulement, qu'un peu de paille pourrie ; ne jamais se laver ; se tenir toujours courbé pour éviter les balles et creuser la tranchée ; ne vivre la vie normale qu'en souvenir et à l'heure si attendue du courrier ; puis, à tout prix, bannir de son cœur la pitié, voir ses camarades disparaître un à un et demeurer dur, insensible, comme ces cadavres pestilentiels, sur lesquels on se bat : ignorer ce qu'on fera demain et quand finira le cauchemar ; obéir et taire sa personnalité ; avoir froid ; avoir faim ; avoir peur surtout : peur de l'obus qui vrombit et éclate et dont la chaleur glace le cœur, peur de la balle qui miaule, méchante, peur de mourir, loin des siens, en pleine jeunesse ; puis arriver, avec quels efforts ! à vaincre cette peur pour faire tout simplement son devoir.

Voilà la grande misère du soldat de la guerre. Et héros obscur, celui qui l'a subie par tous ses vents, héros peut-être plus glorieux encore que l'autre, que celui qui transporté par l'atmosphère même de l'attaque, fait une action d'éclat que la nation récompense…

 

 

relève et revue

 

La relève, promise dès le 15 novembre, remise de jour en jour, enfin, par le 32e d'infanterie, dans la nuit du 19 au 20, sans aucun incident.

Au matin du 20 novembre, à 7 heures, le régiment se rassemble à l'arrière de Zonnebeke. Le froid est très vif ; la campagne, blanche de neige. Le soleil se lève tout rouge dans la brume. Sur la route glissante, les hommes marchent difficilement. Ils forment un défilé pittoresque avec leurs barbes longues, hirsutes, leurs tenues étranges, baroques. Certains se sont affublés de vieux pardessus et de pantalons civils ; d'autres, de casquettes et de chapeaux de feutre. Beaucoup ont pris des fourrures de femmes autour du cou ; plusieurs ont adopté l'uniforme anglais, et quelques-uns arborent de superbes caoutchoucs kaki. Sur les sacs boches ou français et sur les musettes anglaises, gonflés à crever, des ustensiles de cuisine les plus divers sont attachés ; marmites, casseroles de toutes les dimensions, trépieds, moulins à café, louches… Les hommes semblent avoir oublié leurs fatigues. La pensée d'aller à l'arrière les grise. Ils plaisantent et voici même qu'ils se mettent à chanter.

Le régiment se rend à pied à Vlamertinghe. Le long de la route de Frezenberg au carrefour de Menin, des cimetières militaires sont échelonnés. Des képis, des cocardes tricolores ornent chaque tombe fleurie abondamment. Toutes ces fleurs qu'on a coupées dans les serres de la Plaine d'Amour, près d'Ypres, ressortent gaiement sur la neige.

Dans Vlamertinghe bondé de troupes, le régiment est casé à grand'peine, à l'hôpital, dans les greniers des maisons, des fermes. Il n'a que deux jours de repos pendant lesquels il se ravitaille près de la population aimable et commerçante. Trois cent cinquante hommes de la classe 1914, arrivés depuis quelques jours, sont répartis dans les bataillons.

 

 

Le dimanche 22 novembre, dans la belle église du village, une messe solennelle est célébrée pour les morts. A la sortie, le général Dubois réunit les officiers et les sous-officiers, et leur adresse ses plus chaleureux éloges. Pendant cette dure période, le 77e a mérité d'être cité comme l'un des plus beaux régiments de France. "Et maintenant, finit le général, que désirez-vous ? Je n'ai rien à vous refuser." C'est alors que le plus ancien commandant du bataillon, Mariani, rééditant le mot de Changarnier au duc d'Orléans, demande : "Mon général, le régiment entier, soldats et officiers, voudrait garder comme colonel le commandant Baunard. - Ah ! s'il ne tenait qu'à moi, répond Dubois, Baunard s'est acquitté trop glorieusement de sa dure tâche !…"

L'après-midi, le régiment partait pour Saint Jean occuper un nouveau secteur. Sur Ypres, l'Allemand vaincu envoie de rage ses marmites et ses obus incendiaires. La tour Saint Martin, à cette époque entourée d'échafaudages, le beffroi, orgueil de la cité, sont à tout moment couronnés de fumée. Vers une heure, des flammes jaillissent. L'incendie d'Ypres est commencé. Et, alors que le régiment longeait les faubourgs, des femmes affolées débouchent d'une rue : elles portent des paquets et crient la terreur qui règne dans la ville.

A Saint Jean, le régiment se place dans un champ et forme le carré. L'air est glacial. La plaine s'étend morne, blanche, autour du village recroquevillé sous son manteau de neige. Le canon gronde sur les lignes voisines. A l'horizon, tout près, se dresse la silhouette de la ville d'Ypres qui brûle sous les obus allemands.

 

Ypres, avant la guerre

 

 

Ypres - l'incendie du 22 novembre 1914

 

 

 

Devant ce fond d'apothéose, le général Lefèvre, commandant la 18e division, passe le 77e en revue. Le drapeau est déployé. Les honneurs sont rendus. "Mes amis, s'écrie le général avec émotion, je suis fier de vous ; vous venez d'inscrire une des plus belles pages de votre histoire. Pendant vingt-cinq jours, sous le froid, la neige, la pluie, vous avez tenu la pointe de Zonnebeke. Vous avez résisté héroïquement aux attaques incessantes et formidables d'un ennemi supérieur en nombre. Vous n'avez pas cédé un pouce de terrain. Ainsi, vous avez sauvé Ypres et contribué dans une large mesure à gagner la bataille de Calais." Puis le général félicite le commandant Baunard : par son initiative de chef, par sa sollicitude de père, il a rétabli des situations désespérées et su toujours maintenir haut et ferme le moral extraordinaire des soldats de Mondement. Enfin Lefèvre remet la Légion d'honneur au sous-lieutenant Desloges.

Et le défilé commence. Au rythme des cinq clairons qui restent au régiment, ces soldats, harassés par la bataille, aux uniformes en lambeaux, lourdement, se mettent en marche, en colonne par quatre. Ils trébuchent dans la neige durcie ; leurs yeux ternes battent, mouillés. Mais bientôt les voici qui se redressent ; une ardeur les pénètre. Et c'est la tête haute, fièrement, qu'ils défilent, sur la terre glacée, devant le drapeau.

La bataille glorieuse de Zonnebeke se couronnait dignement, à la façon d'une épopée, par cette revue de héros, passée dans un décor de neige et d'incendie.

 


 

Nous sommes retournés deux fois à Zonnebeke depuis la guerre.

- En février 1920, c'était encore là-bas la désolation des champs de bataille. De grandes zones dangereuses restaient non défrichées. Quelques tombes, disséminées ça et là, demeuraient. Un tas de briques rouges, pilées, marquait l'emplacement de l'église. Le cimetière, à coté, avait disparu, totalement englouti dans la terre. Plusieurs baraques en planches s'élevaient sur le bord de la route de Broodseinde ; des Flamands y tenaient estaminets et épicerie pour des troupes britanniques qui bivouaquaient loin de là. Partout l'affreuse tristesse de cette campagne sans verdure, crevassée de mille plaies, nous serrait le cœur.

- Le 14 septembre 1924, nous avons revu Zonnebeke ressuscité. Autour des fermes reconstruites, de paisibles troupeaux, comme au temps d'avant-guerre, broutaient des prairies verdoyantes. Les ouvriers finissaient de consolider les chaussées et mettaient la dernière main aux dernières maisons de Zonnebeke. Le cimetière civil se trouvait reporté à la sortie est du village, près du chemin creux du Calvaire. On avait même reconstruit, mais à droite de la route de Moorslede, la petite chapelle de la Vierge. Le cimetière militaire français couronnait la crête de Frezenberg. Le carrefour de Broodseinde, qui domine toute la région, avait retrouvé ses maisons.
Et, en ce jour du 14 septembre, voici qu'était solennellement inaugurée l'église entièrement réédifiée.
De grands drapeaux belges pavoisent les maisons. Des gens endimanchés se pressent sur la route. Une cloche se met à tinter au couvent. Une fanfare se fait entendre. Et la procession d'enfants, portant des oriflammes et des bannières, commence à se dérouler.
Cependant qu'à l'église, grande ouverte et vidée de ses chaises et bancs qu'on a soigneusement rangés sur la place, le curé doyen d'Ypres, revêtu des ornements sacrés - les mêmes qui furent sauvés de l'incendie par le brancardier séminariste Chupin, dans la nuit du 31 octobre 1914 - procède à la bénédiction du nouveau sanctuaire, selon les rites compliqués de la liturgie.
Mais voici la procession, précédant le Saint Sacrement qu'elle est allée chercher à la chapelle du couvent. La foule des fidèles remplit la vaste nef. Des chants funèbres, des prières s'élèvent pour le repos des combattants tombés à la défense de Zonnebeke. Et, à ce moment, celui qui vécut l'inoubliable drame et qui, aujourd'hui, à 10 ans d'intervalle, seul sans doute de son régiment, se trouve présent en ces lieux, ne peut attester qu'avec émotion l'héroïsme et la souffrance de tous les soldats du 77e régiment d'infanterie."

 


 

Officiers - estimations : 25 tués et blessés
Hommes de troupe - estimations : 1 500 hommes tués, blessés, malades et disparus, durant son séjour à Zonnebeke
Le 16 novembre 1914, le Général Dubois citait particulièrement à l'ordre le 77e régiment d'infanterie "pour sa belle offensive de Zonnebeke et de Broodseinde et l'opiniâtreté avec laquelle il maintint sous un bombardement des plus violentes les positions conquises en refoulant de très fortes attaques ennemies."
 

 


 

Elie Chamard toujours

 

 

 

Extrait de "Ypres et les batailles d'Ypres" - Michelin & Cie Editeurs - 1919

A la mémoire des ouvriers et employés des Usines Michelin
morts glorieusement pour la Patrie

 

"Jusqu'au 11 novembre 1914, l'ennemi s'acharne à la conquête d'Ypres. Il échoue et se venge en commençant le bombardement systématique de la ville.

(…) La bataille devient terrible et atteint le 11 novembre son point culminant.
Dès l'aube, les Allemands ouvrent un feu intense d'artillerie et, quelques heures plus tard, donnent l'assaut avec l'infanterie des 1re et 4e brigades de la Garde prussienne. Ils réussissent à briser les lignes en trois endroits et, pénétrant dans les bois situés en arrière des tranchées, gagnent quatre kilomètres par la brèche principale.
Cependant, ils ne parviennent point encore à leur objectif. Pris en enfilade par les mitrailleuses, refoulés en partie dans leurs tranchées, ils engagent un corps à corps sanglant et confus. Les pertes sont considérables de part et d'autre, sans résultat appréciable.
Le temps, déjà mauvais, se change en une tempête épouvantable ; dans la nuit, à la faveur de l'ouragan, la Garde prussienne enfonce le front adverse ; elle va enfin tenir Ypres, la proie que lui a fixée le kaiser.
Mais les Britanniques, un instant déroutés, se ressaisissent bientôt, et dans une charge héroïque refoulent les Prussiens.
Le lendemain et les jours suivants la lutte se poursuit avec acharnement : les Allemands lancent de nombreuses attaques par masses compactes, selon leur méthode. Ces lignes épaisses d'infanterie, menées à l'assaut par des officiers frais émoulus dont l'incontestable bravoure ne compense pas l'inexpérience, sont massacrées.

 

 

Exaspéré par son échec, l'ennemi anéantit la ville qu'il n'a pu conquérir.
Le 10 novembre, des taubes sont venus jeter des bombes incendiaires ; à partir de cette date, le bombardement se poursuit méthodiquement, non seulement par avions, mais aussi et surtout par canon, avec un tir réglé de dix à vingt obus par minute.
Jusqu'au 13, la ville n'avait relativement que peu souffert : les Halles n'avaient été endommagées que par deux obus (tombés le 5) et quelques bombes de taubes. Mais dans les désastreuses journées des 22, 23 octobre et suivantes, le bombardement devient plus intense et mieux réglé. Les Allemands ont amené à Houthem un train blindé qui, sous la direction de drachen, fait pleuvoir sur la ville des obus incendiaires et des obus explosifs. Le 23 au soir, la Place des Halles n'est plus qu'un amas de décombres (...)"

 

 

ici des cartes Michelin (des batailles) et retour

 

 

Broodseinde - retrouvé sur un mort du 125e R.I.

 

 

Broodseinde - la réalité, après la guerre, vue du même endroit

 

 

Ypres - hiver 1914 - trois soldats francais

 

 

Ypres - janvier 1915 - le 77e R.I., avec le commandant Mariani

 

 

Broodseinde - janvier 1915

 

 

Pour en savoir plus sur le 77e R.I. :

  • Carnets d’un fantassin de 1914 - Maurice Laurentin - Arthaud - 1965
  • Musicien brancardier - Carnets de Léopold Retailleau du 77e RI (1914-1918) - Ed. Anovi - 2004
  • La prise du bastion de Chevreux - E. Chamard - Revue des Deux Mondes - juillet 1937
  • A Verdun - - E. Chamard - Un régiment à la cote 304, in Revue des Deux Mondes - juillet 1936
  • La prise du bois de Sénécat - E. Chamard -
  • La bataille de Mondement - - E. Chamard - Berger-Levrault - 1939
  • On se bat sur terre - Terrier-Santans - Editions de France - 1930
  • Chair à canon - Simple vie des hommes en guerre - Renaud - Ed. Le Courrier
  • Villa-les-Tranchées - A. Baron, in Les Poilus Vendéens - Recherches Vendéennes - 2000
  • Ma guerre - 1914–1918 - Brec - Hérault - 1985
  • Jours de Verdun - Août 1918 - P. Manet, in Almanach du Combattant - 1969
  • Les As de la grenade, in Quelques Héros - C. Delvert - Berger-Levrault - 1917
  • A. David, in Les camarades - R. Boutefeu - Fayard - 1966

 

 

Ici, une page sur tous les Poilus de Cholet tombés en Belgique

 

Vous trouverez ici l'intégrale de
"Historique du 77e R.I. / 1914-1919" au format.pdf

 

 

  

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