Voleurs de feu

Saint-John Perse (1887-1975)
Toute chose au monde
m'est nouvelle...
 

par François Bon et François Place
première publication Hatier 1996 - épuisé

 

 

 

Comment vivre sans inconnu devant soi ?
René Char

 

Il s'appelait Alexis Saint-Léger Léger.
Son nom d'écriture, Saint-John Perse l'a inventé pour sa sonorité et sa compacité.

Aux Antilles, les Saint-Léger sont une famille de planteurs, anciennement établie. À la Révolution française, une autre branche s'appellera seulement Léger, et les deux s'allieront de nouveau. En Guadeloupe, une île de trois hectares, l'île des Feuilles, qui porte le nom de son propriétaire : Saint-Léger des Feuilles, et, sur l'île principale, deux plantations au-dessous du volcan.

Alexis à 8 ans, avec ses 3 soeurs

Comme enfance, donc, un grand domaine, avec des plantations de café, sucre et vanille, des serviteurs et ouvriers arrivés là de tous les coins du monde, et, tout autour, l'horizon de mer.
Il dit que son enfance se passe en compagnie d'un grand chien de sauvetage et de bêtes rares, un vieil officier de marine en retraite pour la physique et les mathématiques, un religieux de Pointe-à-Pitre pour le latin et l'histoire antique, et la complicité d'un botaniste souvent reçu par la famille.

Alexis enfant
"Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus ?"

À l'âge de huit ans, comme une initiation, le jeune Saint-Léger Léger reçoit son premier cheval et sa première barque. Il galope sur les plages de son île, et découvre la griserie de naviguer seul.
Et il a douze ans quand, la suite d'un tremblement de terre, la famille part en bateau pour Bordeaux et s'installe à Pau, chez la grand-mère paternelle, que "Lamartine avait admirée jeune fille, et qui lui gardait toute sa ferveur".
Lors de l'embarquement, "neuf grandes caisses doublées de zinc", chargées de livres ont coulé au fond du port. La compagnie d'assurance les fait repêcher et les expédie telles quelles, par cargo. On en déballe "une masse compacte et noire en pleine fermentation", et Saint-John Perse, quand il rédige, bien plus tard, le résumé biographique de ses œuvres complètes, écrit : "Le fils vit la douleur muette du père".
La seule page encore lisible de toute la bibliothèque, c'est la page de titre des Fleurs du Mal de Baudelaire. Il prétend en garder "une étrange aversion pour les livres" . Mais, dans la nostalgie de l'île enfance, un goût renforcé de ce savoir vivant, pris directement aux savants, aux artisans, aux guerriers ou chefs de caravane, au bout des voyages.

A Pau, en 1903, avec son père

Au lycée de Pau, puis à Bordeaux, Saint-Léger Léger suit ses études classiques. Il se préoccupe de musique. Pianiste lui-même, il organise des concerts, rencontre des poètes, écrit à des écrivains.
Dans son premier livre, Éloges, il retrouvera l'île perdue, les moulins de canne à sucre, le café et le manioc, les cases de bois et le portrait de sa mère :  

Que ta mère était belle, était pâle
Lorsque si grande et lasse, à se pencher,
Elle assurait ton lourd chapeau de paille ou de soleil,
Coiffée d'une double feuille de siguine,
Et que, perçant un rêve aux ombres dévoué, l'éclat des mousselines
Inondait ton sommeil !

 
A 17 ans, étudiant à Bordeaux

Mais son père meurt, et il choisit une voie de raison : ses études de sciences politiques finies, il devient diplomate.
Pour son premier poste, on l'envoie en Chine, en pleine première guerre mondiale. Il accompagne archéologues et géologues de passage dans leurs expéditions, au désert de Gobi ou dans les hauts territoires chinois. Géologie, entomologie, botanique, on dirait que Saint-Léger Léger apprend tous les savoirs.
A quelques heures de cheval de Pékin, il a loué un refuge dans un temple. Il y écrira Anabase, lente remontée, comme d'une caravane dans le désert, aux racines de notre civilisation : 

Puissance, tu chantais sur nos routes nocturnes...
Puissance, tu chantais sur nos routes splendides !
 

Revenant par l'Indonésie et le Pacifique, il débarque à San-Francisco, rejoint par un ordre de son bureau : assister son chef de cabinet, Aristide Briand, à une conférence internationale qui s'ouvre à New-York.
Les deux hommes se conviennent. Saint-Léger Léger sera dès lors, et jusqu'à l'autre guerre, un des principaux fonctionnaires du ministère des Affaires Étrangères. Il décide de ne plus publier. Ses amis ont vu chez lui une malle pleine de manuscrits.
Les nazis, sitôt qu'ils seront maîtres de Paris, perquisitionneront chez lui et emporteront tous ses papiers, on ne reverra pas la malle. Le gouvernement de Vichy le proclame "déchu de ses droits civiques".
Lui est parti aux États-Unis, où une fondation privée lui assure un poste à la bibliothèque du Congrès de Washington.

L'Amérique le ramène aux grandes forces de nature. En 1943, il voyage dans les marais et les forêts des jungles de Caroline-du-Sud.
Dans l'île inhabitée de Wilmington, toute une nuit, devant sa fenêtre ouverte, Saint-John Perse contemple un orage.
Derrière l'hôtel, une piscine vide, où récemment une jeune femme, en pleine nuit aussi, trompée par les réflexions électriques, s'était broyé le crâne en plongeant : 

Ô Pluies ! Lavez au cœur de l'homme les plus beaux dits de l'homme, les plus belles sentences, les plus belles séquences, les phrases les mieux faites, les pages les mieux nées...
Lavez, lavez, ô Pluies ! les plus beaux dons de l'homme

Dans ses insomnies, Saint-John Perse ressasse les mauvaises nouvelles, arrestations, déportations. À sa mère, restée dans le Paris de la guerre, et qui mourra en 1948 sans qu'il l'ait revue, il dédie le livre qu'il appelle Neiges : 

Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d'autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles...
 

À Washington, il étudie ces langues du sud de l'Inde "qui n'ont pas de mot distinct pour hier et pour demain".
On lui prête une île déserte et sauvage, au large de Boston, où il habite le logement vide du gardien de phare.
En quatre minces livres : Pluies, Neiges, Vents, Exil ("S'en aller ! S'en aller ! Parole de vivant"), l'hommage ainsi aux solitaires qui, pour agrandir leur chemin, vont à ces points de contacts entre l'homme et les forces qui le dépassent, où le poète aussi attend l'épreuve.

Après la guerre, voici Saint-John Perse en Patagonie, au bout du monde, puis le voici navigateur solitaire remontant vers le grand nord et les terres d'Islande.
Un livre condensera, après dix-sept ans, ce profond rapport à la mer et à l'espace. Amers (les amers, ce sont les repères que du large on prend sur les côtes) vaudra à Saint-John Perse le prix Nobel de littérature.

À soixante-douze ans, alors qu'il partage sa vie entre l'Amérique et une maison sur la presqu'île de Giens, en Méditerranée, il navigue toujours, étudie encore les oiseaux.
Et ce qu'il nous laisse, c'est encore et toujours cet affrontement de l'homme aux limites du monde, dans et par le langage : 

Ô Voyageurs sur les eaux noires en quête de sanctuaires, allez et grandissez, plutôt que de bâtir.

François Bon et François Place - 1996

 

Etrange l'homme sans rivage, près de la femme, riveraine
Saint-John Perse

 

 

L'inertie seule est menaçante.
Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance.

Saint-John Perse

 

 

Source :
François Bon et François Place - "Voleurs de feu, vies singulières des poètes"
Première publication Hatier, 1996, épuisé

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