Il
s'appelait Alexis Saint-Léger Léger.
Son nom d'écriture, Saint-John Perse l'a inventé pour
sa sonorité et sa compacité.
Aux Antilles, les Saint-Léger
sont une famille de planteurs, anciennement établie. À
la Révolution française, une autre branche s'appellera
seulement Léger, et les deux s'allieront de nouveau. En
Guadeloupe, une île de trois hectares, l'île des
Feuilles, qui porte le nom de son propriétaire :
Saint-Léger des Feuilles, et, sur l'île principale, deux
plantations au-dessous du volcan.
Alexis à 8
ans, avec ses 3 soeurs
Comme enfance, donc, un grand
domaine, avec des plantations de café, sucre et vanille, des
serviteurs et ouvriers arrivés là de tous les coins du
monde, et, tout autour, l'horizon de mer.
Il dit que son enfance se passe en compagnie d'un grand chien de
sauvetage et de bêtes rares, un vieil officier de marine en
retraite pour la physique et les mathématiques, un religieux
de Pointe-à-Pitre pour le latin et l'histoire antique, et la
complicité d'un botaniste souvent reçu par la
famille.
Alexis enfant
"Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus
?"
À l'âge de huit ans,
comme une initiation, le jeune Saint-Léger Léger
reçoit son premier cheval et sa première barque. Il
galope sur les plages de son île, et découvre la
griserie de naviguer seul.
Et il a douze ans quand, la suite d'un tremblement de terre, la
famille part en bateau pour Bordeaux et s'installe à Pau, chez
la grand-mère paternelle, que "Lamartine avait
admirée jeune fille, et qui lui gardait toute sa
ferveur".
Lors de l'embarquement, "neuf grandes caisses doublées de
zinc", chargées de livres ont coulé au fond du
port. La compagnie d'assurance les fait repêcher et les
expédie telles quelles, par cargo. On en déballe
"une masse compacte et noire en pleine fermentation", et
Saint-John Perse, quand il rédige, bien plus tard, le
résumé biographique de ses uvres
complètes, écrit : "Le fils vit la douleur muette du
père".
La seule page encore lisible de toute la bibliothèque, c'est
la page de titre des Fleurs du Mal de Baudelaire. Il prétend
en garder "une étrange aversion pour les livres" .
Mais, dans la nostalgie de l'île enfance, un goût
renforcé de ce savoir vivant, pris directement aux savants,
aux artisans, aux guerriers ou chefs de caravane, au bout des
voyages.
A Pau, en 1903, avec
son père
Au lycée de Pau, puis à
Bordeaux, Saint-Léger Léger suit ses études
classiques. Il se préoccupe de musique. Pianiste
lui-même, il organise des concerts, rencontre des
poètes, écrit à des écrivains.
Dans son premier livre, Éloges, il retrouvera l'île
perdue, les moulins de canne à sucre, le café et le
manioc, les cases de bois et le portrait de sa mère :
Que ta mère
était belle, était pâle
Lorsque si grande et lasse, à se pencher,
Elle assurait ton lourd chapeau de paille ou de soleil,
Coiffée d'une double feuille de siguine,
Et que, perçant un rêve aux ombres dévoué,
l'éclat des mousselines
Inondait ton sommeil !
A 17 ans,
étudiant à Bordeaux
Mais son père meurt, et il
choisit une voie de raison : ses études de sciences politiques
finies, il devient diplomate.
Pour son premier poste, on l'envoie en Chine, en pleine
première guerre mondiale. Il accompagne archéologues et
géologues de passage dans leurs expéditions, au
désert de Gobi ou dans les hauts territoires chinois.
Géologie, entomologie, botanique, on dirait que
Saint-Léger Léger apprend tous les savoirs.
A quelques heures de cheval de Pékin, il a loué un
refuge dans un temple. Il y écrira Anabase, lente
remontée, comme d'une caravane dans le désert, aux
racines de notre civilisation :
Puissance, tu
chantais sur nos routes nocturnes...
Puissance, tu chantais sur nos routes splendides !
Revenant par l'Indonésie et le
Pacifique, il débarque à San-Francisco, rejoint par un
ordre de son bureau : assister son chef de cabinet, Aristide Briand,
à une conférence internationale qui s'ouvre à
New-York.
Les deux hommes se conviennent. Saint-Léger Léger sera
dès lors, et jusqu'à l'autre guerre, un des principaux
fonctionnaires du ministère des Affaires
Étrangères. Il décide de ne plus publier. Ses
amis ont vu chez lui une malle pleine de manuscrits.
Les nazis, sitôt qu'ils seront maîtres de Paris,
perquisitionneront chez lui et emporteront tous ses papiers, on ne
reverra pas la malle. Le gouvernement de Vichy le proclame
"déchu de ses droits civiques".
Lui est parti aux États-Unis, où une fondation
privée lui assure un poste à la bibliothèque du
Congrès de Washington.
L'Amérique le ramène
aux grandes forces de nature. En 1943, il voyage dans les marais et
les forêts des jungles de Caroline-du-Sud.
Dans l'île inhabitée de Wilmington, toute une nuit,
devant sa fenêtre ouverte, Saint-John Perse contemple un
orage.
Derrière l'hôtel, une piscine vide, où
récemment une jeune femme, en pleine nuit aussi,
trompée par les réflexions électriques,
s'était broyé le crâne en plongeant
:
Ô Pluies !
Lavez au cur de l'homme les plus beaux dits de l'homme, les
plus belles sentences, les plus belles séquences, les phrases
les mieux faites, les pages les mieux nées...
Lavez, lavez, ô Pluies ! les plus beaux dons de
l'homme
Dans ses insomnies, Saint-John Perse
ressasse les mauvaises nouvelles, arrestations, déportations.
À sa mère, restée dans le Paris de la guerre, et
qui mourra en 1948 sans qu'il l'ait revue, il dédie le livre
qu'il appelle Neiges :
Ceux qui campent
chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent
chaque jour leur barque sur d'autres rives, savent mieux chaque jour
le cours des choses illisibles...
À Washington, il étudie
ces langues du sud de l'Inde "qui n'ont pas de mot distinct pour
hier et pour demain".
On lui prête une île déserte et sauvage, au large
de Boston, où il habite le logement vide du gardien de
phare.
En quatre minces livres : Pluies, Neiges, Vents, Exil ("S'en aller
! S'en aller ! Parole de vivant"), l'hommage ainsi aux solitaires
qui, pour agrandir leur chemin, vont à ces points de contacts
entre l'homme et les forces qui le dépassent, où le
poète aussi attend l'épreuve.
Après la guerre, voici
Saint-John Perse en Patagonie, au bout du monde, puis le voici
navigateur solitaire remontant vers le grand nord et les terres
d'Islande.
Un livre condensera, après dix-sept ans, ce profond rapport
à la mer et à l'espace. Amers (les amers, ce sont les
repères que du large on prend sur les côtes) vaudra
à Saint-John Perse le prix Nobel de littérature.
À soixante-douze ans, alors
qu'il partage sa vie entre l'Amérique et une maison sur la
presqu'île de Giens, en Méditerranée, il navigue
toujours, étudie encore les oiseaux.
Et ce qu'il nous laisse, c'est encore et toujours cet affrontement de
l'homme aux limites du monde, dans et par le langage
:
Ô Voyageurs
sur les eaux noires en quête de sanctuaires, allez et
grandissez, plutôt que de bâtir.
François Bon et
François Place - 1996
Etrange
l'homme sans rivage, près de la femme,
riveraine
Saint-John Perse
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L'inertie
seule est menaçante.
Poète est celui-là qui rompt pour
nous
l'accoutumance.
Saint-John Perse
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Source :
François Bon et François Place - "Voleurs de feu,
vies singulières des poètes"
Première publication Hatier, 1996, épuisé
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