duel mortel à la Comédie
ou l’obstination d’un querelleur

 

(...) Vendredi 6 juin 1783, nous avons découvert, avec l’Auditeur de la Rive, le corps inanimé du soldat de Nos Seigneurs Joseph Cazel blessé mortellement par la recrue Epiphane Renaud, dit Monaco. Nous avons suivi le début de l’instruction qui nous emmène dans les rues de la ville [de Genève], de cafés en casernes, nous montrant un peu le désœuvrement de ces soldats d’un régiment de mille hommes recrutés en dehors de la République. C’est en effet, nous l’avons évoqué, pour tromper l’ennui de ces hommes que la Comédie fut construite.
La longue enquête reprend, mais en raison de sa répétitivité, il a fallut en résumer de nombreuses dépositions :

 

du 7e juin 1783

Jean-Louis, fils de feu Jacques Goy, de Colonge au Pays de Gex, soldat au Régiment de Nos Seigneurs compagnie Fatio, âgé de 19 ans, a répondu que le soldat nommé Cazel lui devait un florin 9 sols, sur le reste, dépose comme suit : (abrégé correspondant à la déclaration de Michel ci-après)

 

 

Mercredi dernier, me trouvant avec Cazel, soldat de notre compagnie qui fut tué hier, le soldat de la compagnie Caillate (J.-P. Cologny) et trois filles savoyardes, actuellement travaillantes dans le dehors, dans le cabaret du nommé Favre, le grenadier Michel et un soldat surnommé Monaco y vinrent, le soldat de Caillate et moi nous chantions, Michel nous dit vous chantez sans boire et Michel sortant sa bourse a fait voir des écus neufs ; Cazel lui répondit et la querelle s’est engagée là. Cazel s’est extrêmement fâché, il a jeté son chapeau à terre en disant qu’il se foutait bien d’eux et autres propos de ce genre. Ensuite il est sorti en menaçant Michel mais il est rentré peu après, nous avons bu encore un pot, la dispute a recommencé, Cazel a dit à Michel va moi chercher un sabre ou je vais chercher des baïonnettes, nous sommes sortis tous ensemble, Cazel m’a quitté, il est allé à la caserne chercher effectivement des baïonnettes, de là il est descendu la Treille, j’étais aussi revenu au quartier. Voyant ledit Cazel s’en aller du côté de la Comédie et craignant quelque bataille, je l’ai suivi, lorsqu’il m’a vu, il m’a dit va-t’en dire à Michel qu’il vienne ici que je l’attends, il m’a bien recommandé de lui dire à l’oreille de manière que personne ne l’entendit mais je vis des grenadiers, qui sans doute avait le vent de cette querelle, qui retenaient Michel près du chantier et qui l’empêchèrent d’aller rejoindre Cazel. L’affaire en resta là pour ce jour. Le lendemain ils se sont rejoints de grand matin, ils étaient quatre : Michel, Cazel, Monaco et Cologny ; Cazel les a menés sous l’arcade de Saint-Léger, il a posé son habit, lorsque je les ai vus je ne sais pas si Cazel avait sa baïonnette, mais je sais bien qu’il m’avait prit la mienne, alors est survenu un grenadier nommé Baï qui, avec Monaco, se sont entremis pour apaiser la rixe et y ont réussi, alors ils ont été boire tous ensemble dans une cave de la rue Punaise [rue Neuve-du-Molard], je les y ai rejoints.

 

La rue Saint-Léger était encore un sentier que l’on prenait
pour se rendre à Carouge entre vergers et jardins.

 

Hier matin, étant chez Favre avec Monaco, Cazel, Colombet, soldat de notre compagnie, Gros, soldat qui déserta hier, Cazel a cherché une grande querelle à Gros, il avait des baïonnettes, il a conduit ledit Gros dans l’écurie de Favre, là il a voulu le forcer à se battre, mais Gros a toujours refusé. Monaco les a rejoints et les a forcés à se séparer, ils sont rentrés, Gros buvait de l’eau, Cazel lui a dit bois du vin ou va te faire foutre avec ton eau, Gros a pris son pot d’eau, l’a jeté de colère, il s’est cassé, Gros l’a payé et s’est retiré. Le soir j’ai appris que Cazel avait été tué par Monaco et je crois d’autant mieux que c’est Cazel qui a cherché cette nouvelle querelle, que je le connaissais pour emporté et querelleur. A persisté et n’a pas signé pour ne savoir de ce enquis.

 

La rue St Léger de Carouge était proche de la léproserie construite
sur le territoire de la commune mais qui dépendait
de la paroisse St Léger de Genève.
Elle s'appelle rue Vautier depuis 1915.

 

du 7e juin 1783

Claude Colombet, fils de feu Jacques, de Colonge Pays de Gex, soldat au Régiment de Nos Seigneurs, compagnie Fatio, témoin a fait une déposition à peu de chose près semblable à celle de Jacques Goy et n’a pas signé ne sachant pas écrire.

 

du 8e juin 1783

Michel, fils de feu Jean Pierre Cologny, de Gex, soldat au service de la République, compagnie Caillate, âgé de 30 ans, fait une déclaration presque identique à celle de Jacques Goy, mais la termine comme suit :

Etant retourné au quartier je suis resté toute la journée dans la chambre. Je déclare que je n’ai jamais eu l’intention d’insulter aucun corps ni aucun de mes camarades et que je n’ai ni dit ni ouï dire qu’il fallait chier (sic) sur la grenade des grenadiers. Je déclare de plus que la querelle qui a conduit Cazel à la mort n’est point parvenue à ma connaissance, mais que dans le peu de temps que je l’ai vu il m’a paru violent et facile à irriter. J’ajoute que je ne connais pas les filles qui étaient vendredi dernier avec eux chez Favre, je sais seulement qu’elles sont de Savoye et travaillent aux vignes.
Il a persisté sur le reste et n’a pas signé pour ne pas savoir.

 

la rue St Léger dans la vieille ville de Genève
par Jean-Pierre Scherrer - http://www.pbase.com/

 

du 8e juin 1783

Pierre Michel, fils de feu Philibert Michel, de Branche en Basse Bourgogne, grenadier au Régiment de la République, âgé de 26 ans, principal témoin, dit comme suit :

Mercredi dernier me trouvant au cabaret de Favre près la porte Cornavin en compagnie d’une recrue nommé Renaud dit Monaco, il y avait à la même table un soldat de Fatio et un soldat de Caillate, ils chantaient, je remarquai qu’ils n’avaient point de vin dans leur bouteille, je leur dis vous chantez bien sans boire, messieurs si vous voulez de notre vin en voici et en effet je leur offris du nôtre, le soldat de Caillate me dit quoique tu sois grenadier nous sommes bien aussi en état d’en faire venir que toi, je lui répondis il est vrai que je suis grenadier mais je ne méprise point les soldats des autres compagnies à quoi il me répondit je me fiche bien des grenadiers, je chie (!) sur eux et sur leurs grenades je lui dis que s’il chiait sur nous j’irai le réveiller le lendemain pour savoir s’il pensait toujours de même, il me répondit volontiers tu n’as qu’à apporter épée, sabre, baïonnette, tout ce que tu voudras, je me battrai avec contre toi. Cazel prenant la parole m’a dit cet homme est une recrue, il n’est pas en état de se battre avec toi, mais ce sera moi qui répondrai pour lui. Je lui répondis que quand un homme m’insulte je ne m’adresse qu’à lui, que je n’avais aucune dispute avec lui Cazel, il a insisté. Monaco lui a dit si tu prends le parti de cet homme-là, montrant le Caillate, je me rangerai du côté de Michel, pour que vous ne soyez pas deux contre un, Cazel alors lui a répliqué avec menace, il y a longtemps que je t’en veux, c’est depuis le Régiment de Chablais, tu es arrivé fort à propos.

 

la rue St Léger à Genève
par Jean-Pierre Scherrer - http://www.pbase.com/

 

Là dessus, Cazel est sorti pour aller chercher des baïonnettes, il les a apportées au bastion bourgeois, je crois même qu’il les porta au bâtiment de la Comédie, il m’y avait donné rendez-vous. Je m’en revins au quartier, je dis à Baï de dire que j’étais couché lorsqu’il m’appellerait. Baï voulu savoir pourquoi je comptais manquer à l’appel, je le lui dis en lui faisant observer que je ne pouvais m’empêcher de prendre le parti de mon état de grenadier et de mon corps, il me retint et me fit coucher, disant qu’il fallait renvoyer l’affaire au lendemain, j’y consentis. Le lendemain je me levai et m’en fus chez Cazel, chez le soldat de Caillate ainsi que Monaco, Baï nous suivit. Je pensais que Cazel et son camarade auraient honte de la querelle du jour précédent et que de sang froid ils ne la soutiendraient pas, mais je me trompais quant à Cazel, car il reprit ses baïonnettes, nous conduisit sous la voûte de Saint-Léger. Là il me provoqua de nouveau. Je refusai disant que ma querelle était avec le Caillate, celui-ci fit des excuses disant qu’il ne se souvenait pas d’avoir dit des impertinences contre les grenadiers ou contre moi, qu’il n’en pensait point et qu’il ne voulait pas se battre. Cazel soutint qu’il se battrait pour lui, il mit ses baïonnettes à terre, ôta son habit, Monaco fit son possible pour le calmer et l’apaiser mais inutilement, il continuait à me défier et à m’injurier.
Excédé de ces mauvais traitements je me préparais à me défendre lorsque Baï a paru et a pris le parti de la paix m’a empêché d’approcher Cazel, il a renvoyé le Caillate en lui reprochant de mettre d’honnêtes gens dans l’embarras, il a forcé Cazel à reprendre son habit quoiqu’il ne le voulut pas et essaya d’employer la violence pour m’obliger à me battre, à la fin il est parvenu à l’apaiser et nous avons tous été boire ensemble à la rue Punaise où la paix s’est cimentée de bonne foi. Depuis lors je n’ai eu nulle affaire avec eux et n’ai rien appris au sujet de la querelle de lui Cazel avec Monaco mais je pense que c’est Cazel qui l’a provoqué parce qu’outre qu’il était naturellement querelleur il paraissait avoir conservé de la haine, d’ailleurs Monaco s’est conduit avec prudence et honnêteté dans ma querelle avec le susnommé. Répété lecture faite a persisté et n’a signé pour ne savoir de ce enquis.

 

Bourg-de-Four et rue Saint-Léger
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du 8e juin 1783

Pierre, fils de Jacques Baï, de Marly, grenadier au Régiment de Nos Seigneurs, âgé de 26 ans, dépose comme suit :

Mercredi dernier peu avant l’heure de l’appel du soir, étant devant le quartier, le grenadier Michel, qui est de ma chambrée, me dit lorsqu’on me demandera dis que je suis couché.

Il reprend alors exactement les propos du grenadier Michel et termine en disant :

Je n’ai aucune connaissance de la querelle de Renaud dit Monaco avec Cazel qui s’est terminée par la mort de ce dernier mais je ne doute pas un moment que ce soit lui qui l’a cherchée et qu’il n’ait tous les torts. Je le connaissais depuis longtemps ayant servi avec lui dans le Régiment de Chablais où il était connu pour querelleur, cherchant dispute au premier venu dès qu’il avait un peu de vin, il y passait d’ailleurs pour mauvais sujet, ayant même reçu la bastonnade pour libertinage. J’ai aussi servi avec Renaud dans ledit Régiment et je n’ai jamais ouï dire qu’il s’y soit mal conduit, fort au contraire puisqu’on voulait le faire entrer aux grenadiers et que son capitaine qui l’aimait beaucoup voulut absolument le garder. Il était doux et n’a eu de querelle avec personne.
Lecture faite a persisté et n’a signé pour ne savoir de ce enquis.

 

du 8e juin 1783

Jean Joseph, fils de Dominique Battot, d’Orbée en Alsace, soldat au Régiment de Nassau, compagnie de Lagass, âgé de 29 ans, dépose comme suit :

Vendredi dernier, je fus au cabaret de Favre à Chevelu, s’y trouvaient trois soldats du Régiment de la République, Cazel, Colombet et un autre vêtu d’un sarot, ils m’invitèrent à boire avec eux, j’acceptai, nous sommes restés environ une heure et demie et nous nous sommes quittés pour nous en aller chacun de notre côté. L’après-midi je retournai au même endroit, les trois sus-nommés ou désignés y étaient encore, nous y bûmes environ pendant deux heures et sans dispute. Nous sortîmes, Cazel et Colombet s’en allèrent d’un côté, ils étaient déjà échauffés par le vin, je proposai à l’autre de venir avec moi dans un cabaret de ma connaissance lui disant que j’avais dans ma poche du pain et du fromage que je n’avais pas voulu montrer chez Favre à cause de l’état des autres, il accepta, je le conduisis dans une cave du Cendrier, nous y trouvâmes Bistorf et Luxe, soldats du Régiment de Nassau, peu après que nous y fûmes établis, Cazel et Colombet arrivèrent, Cazel reprocha à celui qui était venu avec moi de l’éviter pour boire avec d’autres, je pris la parole et dis que c’était pour goûter tranquillement avec mon camarade, je leur offris du vin qu’ils acceptèrent, Colombet resta peu, c’était à peu de moment près l’heure de l’appel de son quartier il dit qu’il s’y rendait, les autres restèrent, à un quart d’heure de là nous sortîmes tous du dit cabaret et nous nous séparâmes là. Ils n’eurent pas précisément de dispute devant moi mais Cazel indépendamment d’un peu de vin qu’il avait par la tête me parut en colère contre celui qui portait le sarot et lui reprocha plusieurs fois avec humeur de l’avoir quitté. Répété lecture faite a persisté et a signé avec nous.
Jean Joseph Battot – de la Rive, Aud.

 

la rue St Léger dans la vieille ville de Genève
par Jean-Pierre Scherrer - http://www.pbase.com/

 

du 8e juin 1783

Etienne, fils d’Antoine Ritzdorf, de Coblenz, soldat au Régiment de Nassau, compagnie Brauss, âgé de 29 ans, dépose comme suit :

Vendredi dernier j’étais dans un cabaret du Cendrier ; peu après Battot et un soldat du Régiment de la République y sont arrivés, ils ont été joints par deux autres soldats du dit régiment qui s’y sont mis à table, Comme je ne parle pas français je ne saurais dire quelle a été leur conversation, mais il m’a paru à leur ton échauffé qu’ils se querellaient. Deux de ces soldats sont sortis à ce que je crois pour pisser mais je ne sais ce qui s’est passé entre eux pendant qu’ils étaient dehors. Lecture faite a persisté et a signé avec nous.
De la Rive Tronchin (traducteur) – Ritzdorf – de la Rive, Aud.

 

du 8e juin 1783

Lucas Verli, Lorrain allemand, soldat au Régiment de Nassau, compagnie Klein, âgé de 46 ans, dépose avec l’aide du traducteur dans le même sens que le précédent.

 

la fontaine de la rue St Léger à Genève
par Jean-Pierre Scherrer - http://www.pbase.com/

 

déclaré à Genève le septième de juin 1783

Nous soussignés docteur en médecine et maître en chirurgie attestons et déclarons par serment qu’ayant procédé ce jourd’hui en présence de Monsieur l’Auditeur de la Rive à l’examen et dissection du cadavre de Claude Joseph Cazel, soldat dans le Régiment de la République nous avons distingué sur le dit cadavre deux plaies, l’une située à la partie latérale droite et antérieure du col, l’autre à la partie antérieure et moyenne de la poitrine.
La plaie du col n’a rien présenté d’important par la dissection, elle pénétrait légèrement dans les chairs après avoir traversé les téguments sans paraître avoir offensé aucun organe essentiel. La plaie à la poitrine présentait d’abord une plus grande latitude que celle du col, ayant suivi ses traces à l’aide de la dissection nous avons trouvé qu’elle pénétrait dans la cavité de la poitrine entre les 6e et 7e côtes à l’endroit de leur union avec le sternum, que ces trois os en étaient lésés comme suit une petite portion de la côte inférieure était fracturée le sternum était transversalement incisé et la côte supérieure offrait une espèce d’échancrure assez obtuse. La cavité de la poitrine à son ouverture nous a d’abord présenté un épanchement considérable de sang coagulé.
Dans les parties molles nous avons découvert et suivi les traces de la plaie au travers du médiastin puis du péricarde ou membrane qui enveloppe le cœur, enfin du cœur lui-même, ce viscère s’est trouvé percé dans la région de son ventricule droit, de manière que la plaie pénétrant dans la parois postérieure traversait ce viscère d’outre en outre et faisant d’assez larges ouvertures, s’allait perdre dans les parties molles qui recouvrent la colonne vertébrale.
D’où nous concluons que ces plaies ont été opérées par un instrument tranchant, que la seconde répond assez bien à la forme d’une baïonnette et que, considérant la manière dont le cœur en a été atteint et percé, nous pouvons la déclarer effectivement mortelle.
Dunant, Dr en méd. - Meschinet, Dr en chirurgie - Fine, chir. Maj. - de la Rive, Aud.

 

Source : une trouvaille de Pierre Beausire
http://www.geneva-link.ch/green/Duel17832epartie.htm

 

 

 

 

 

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