C'est
avec un véritable plaisir que ces jours derniers, 11 juillet,
je recevais de vos nouvelles.
Il y a déjà longtemps que je suis
au Tonkin. Jusqu'ici j'avais guère eu le temps ou plutôt
l'occasion de vous écrire. Je vous ai écrit de
Singapour, j'aime à croire que vous aurez bien reçu
cette lettre qui donnait quelques détails sur mon
voyage.
Je vais essayer de vous faire comprendre
comment j'ai passé mon temps depuis Singapour
jusqu'aujourd'hui, jour où je vous écris cette lettre.
On y arrivait bon matin vers 8h. Le soir à 3h, on partait.
C'est là que j'ai vu les premiers chinois.
La ville paraît belle, mais, comme
partout, il nous était impossible de mettre pied à
terre. La dernière journée qu'on a passé en mer
a été mauvaise, il y avait du roulis, beaucoup
commençaient à ... Pour moi, j'ai rien eu. Au
contraire, je crois que j'ai jamais eu une aussi bonne santé
que pendant ce long voyage. Je dis long, je ne me trompe pas, c'en
finit plus
On a débarqué dans la baie
d'Allong (1). L'entrée est difficile, c'est un
véritable coup d'il de voir tous ces rochers entre
lesquels un navire passe. On est resté deux jours à
attendre les canonnières, deux jours qui m'ont semblé
bien longs. Il faisait tellement chaud qu'on croyait étouffer
!
Baie d'Along /
chenal d'Hamelin (1905)
|
rochers dans le
chenal (1905)
|
Baie d'Along / une
jonque (1905)
rocher
dans la Passe Profonde (1905)
|
|
De la baie d'Allong, on est venu à
Haiphong (2), on y est resté que quelques heures. Le
lendemain, on nous débarquait, mais cette fois pour tout de
bon. On mettait pied à terre après 38 jours de
traversée.
On est débarqué à Dac Pau
(3), il était vers 11h du matin. C'était un
vendredi, je m'en rappellerai toujours. On a été
obligé d'attendre 2 heures avant d'avoir nos fusils, ou du
moins un fusil puisque j'ai retrouvé le mien qu'à Bac
Ninh. Il faisait une chaleur, une chaleur !
Heureusement que c'était pas comme
aujourd'hui. A ce moment-là, on connaissait pas le pouvoir du
soleil au Tonkin !
C'était pas tout : on restait pas
là. On est venu peut-être à trois
kilomètres sur la route de Bac Ninh. C'est là que pour
la 1ère fois, j'ai vu les effets de la guerre : on s'y
était battu peu de temps auparavant. Il y avait au moins 8
à 10 000 hommes de troupe qui forment l'armée du
Tonkin. Le même soir, remarquez bien, on partait pour Bac Ninh.
Le départ avait tellement été
précipité qu'on avait pas eu le temps de toucher de
vivres. Aussi, arrivés à Bac Ninh, qu'arrivait-il ?
Pendant deux jours, on faisait, comme on dit dans le métier
militaire "pan pan, l'arbi"... (4)
Bac Ninh
vue générale
|
vue
générale, prise de la porte de la
citadelle
|
Bac Ninh /
extérieur de la citadelle
et logement des sous-officiers
|
Bac Ninh
la cathédrale
|
|
Bac Ninh
tirailleurs, en 1907
|
Bac
Ninh
la route de Hanoi, en 1916
|
|
|
Bac Ninh
dévastée, après la
bataille
|
Ceci se passait le dimanche de la
Pentecôte, jour où j'aurais été bien
heureux d'avoir un morceau de pain. J'ai appris que c'était ce
jour-là comme par hasard
Au Tonkin, figurez-vous le
bien, on sait guère comment on vit. Pour savoir quel jour
qu'il est, c'est pas vrai !!! On sait pas si c'est samedi, si c'est
dimanche ou si c'est lundi, on en sait rien ! Souvent, on se demande
les uns aux autres : "Quel jour est-ce aujourd'hui ?" " Ah, quel jour
c'est ? J'en sais rien !"
Bref, on y est resté que quelques jours.
J'ai vu exécuter plusieurs pirates. De Bac Ninh, on nous
expédiait sur Hanoi. La ville est grande, la plus grande
partie des maisons sont construites en bambous. Ce qu'il y a de joli
à voir, c'est la citadelle. On restait quelques jours à
Hanoi, on partait ensuite pour Sontay.
Hanoi / Paillote flottante
sur le Fleuve Rouge (1909)
famille sur une paillote
flottante (1905)
En y arrivant, j'ai rencontré Barbault,
de Montfaucon. C'est avec plaisir qu'on a pris un verre ensemble. Il
m'a raconté tout ce qu'il avait fait depuis qu'il est au
Tonkin. Il a pas toujours eu beau temps : il a assisté
à la triste bataille de Lang Son. Il fait la cuisine des
officiers, ce qui fait que il est aussi bien que beaucoup d'autres !
Il est plus au 1er Turcos, il est passé au 3e.
Quelques jours après, Charles Papiau
arrivait : il venait du côté de Hong Hoa. Lui aussi
avait assisté, pas à la prise, mais à la
retraite de Lang Son. Il m'a raconté toutes les peines qu'il a
eues depuis qu'il est au Tonkin. Il en a eu sa part !
le marché de
Lang Son
|
Lang
Son / la gare en 1912
|
Il est à mon bataillon, mais pas
à la même compagnie, ce qui fait qu'on est pas ensemble.
Nous sommes venus ensemble jusqu'à Bac Hat où je me
trouve aujourd'hui. J'ai aussi vu Durand, il est cuisinier du
colonel.
Nous sommes restés près de 15
jours à Sontay. On croyait y rester pendant les grandes
chaleurs, et, remarquez bien, à Dap Kau (3) on nous
disait : "Ah ! Vous allez à Bac Ninh ? Vous serez bien
là-bas, puis vous resterez là-bas tout
l'été !" A Bac Ninh, on nous disait : "Vous allez
à Hanoi ? Mais vous resterez là-bas !". A Hanoi, on
nous disait : "Vous allez à Sontay ? Mais vous resterez
là-bas ! C'est là qu'est le quartier
d'été des tirailleurs. Il est frais, le quartier
d'été !"
Si bien qu'à Sontay, on nous fait partir
sans trop savoir où on allait. On versait tous nos effets de
trop mais, en échange, on nous donnait chacun 120 cartouches.
Aujourd'hui où je me trouve, on est ni
bien ni mal. Je tiendrais à y rester le plus longtemps
possible. Je suis sur la rive gauche de la Rivière Claire,
à un kilomètre du Fleuve Rouge.
A la date du 1er de ce mois, il y a notre
colonel Mourland qui est passé à Bac Hat avec une
petite colonne. Chenouar y était, ce qui fait que j'ai vu tous
les pays qui sont au Tonkin.
Ils partaient le lendemain matin. Il y avait à peine deux
heures qu'ils étaient partis qu'ils bombardaient et
brûlaient un village pirate.
Moi aussi, j'ai fait colonne : une petite, il
est vrai, puisque on y est resté que quatre jours. On
était que 120 hommes, on avait même pas d'artilleurs,
mais 120 cartouches chacun. On a été brûler un
village pirate.
En arrivant, on a trouvé personne. Il y a qu'une section qui a
tiré sur quelques retardataires qui se trouvaient encore dans
le village. Ils ont déguerpi aussitôt, c'est ce qu'ils
avaient de mieux à faire !
Je l'ai pourtant échappé belle,
à cause de 2 buffles qui se trouvaient dans une cagnae
(5), maison où je suis rentré. Je cherchais
plutôt des piastres que des pirates, j'étais pas le seul
!
Je rentre dans une cagna, j'aperçois un grand sac, je croyais
tomber sur la poule aux ufs d'or, je mets la main dessus
Pouh ! Qu'est-ce que c'était ? Des sapeks (6), argent
annamite, on vous en donne trente-six pour un sou. Pour souvenir,
j'ai tout de même rapporté un pantalon annamite, avec
une paire de souliers.
Pour l'argent, c'est pas comme en France : les
piastres, pièces de cinq francs, valent 4 francs 45, une
pièce de 20 sous 18 sous, et une pièce de 10 sous 9
sous. En plus, vous avez donc les sapeks. Voilà donc à
quelque chose près comment j'ai passé mon temps depuis
que je suis au Tonkin.
Maintenant, pour le pays, c'est un bon pays
mais un pays qui convient pas aux français : le climat n'est
pas sain. L'eau y est mauvaise, elle est chaude.
Ah ! Combien de fois sur la route de Dap Kau à Bac Hat, j'ai
pensé dans ces puits de St Léger qui donnent de l'eau
si fraîche !
J'ai souffert de la faim. Mais, comme en
Afrique, ce qui m'a fait le plus souffrir, c'est la soif. Au Tonkin,
c'est pas qu'il manque d'eau, mais de l'eau, Dieu sait comment elle
est ! Aussi la moitié des troupes sont malades.
On couche par terre, j'ai pas couché dans un lit depuis le 15
mars, et quand y coucherai-je ? J'en sais rien.
De jour, vous pouvez pas dormir parce que il
fait trop chaud. La nuit, les moustiques vous mangent, ce qui
occasionne souvent des plaies annamites. Et puis encore, c'est pas
tout : c'est le soleil qui est à craindre, les insolations. De
9h du matin à 3h du soir, il nous est expressément
défendu de sortir.
On peut guère dire de bien d'un pays
comme ça. Si vous saviez ce que me disait un arabe l'autre
jour : "Ah, roumi (français), quand y passer au conseil, y
retourner l'Afrique ou bien t'y rester ici ?".
Je lui dis : "Non, ceux qui passent au conseil retournent en
Afrique."
"Eh bien, mon l'ami, millour t'y passer au conseil que t'y rester ici
! Qu'est-ce qu'ici rester dans un pays comme celoui-là ? Le
français il est maboule, mon l'ami !" (7)
Les habitants sont jaunes, petits. La plus
grande partie aime bien les français. Aujourd'hui, il y a
déjà deux régiments de tirailleurs de
formés. Ils appellent les soldats les limes topes, c'est
pourquoi on les appelle des limes topes annamites (8). Ils
appellent une femme une kongaille (9), et un enfant un
bil (10).
Vous pouvez penser si il y en a, de ces bils avec les soldats !
Mais c'est toujours : "Donne un tiou, donne un tiou !".
(11)
Ils mangent que du riz. Ils adorent Choum Choum
Bouda (12) : dans toutes les pagodes, il y en a plusieurs,
avec un cheval ou un éléphant. Etant à Hanoi,
j'ai été en voir plusieurs, c'est joli : c'est pas
comme dans les mosquées arabes, on peut au moins y
rentrer.
|
tête
de bouddha
|
C'est un peuple intelligent, facile à
civiliser. Les arabes ont pas peur, ils les appellent des sauvages.
J'ai assisté à un enterrement
annamite : il y a des pleureuses (13), j'aurais jamais
pensé qu'il y a des choses comme ça !
Je disais bien aussi qu'il y a quelques mois, lorsque j'étais
en France, je pensais pas voir tout ce que je vois aujourd'hui. Voir
l'Afrique est déjà beaucoup. Eh bien, maintenant, il me
semble que j'avais rien vu !
grand enterrement au
pays Muong
femmes en deuil au
pays Muong
Nous avons trouvé la classe 79 qui
retournait en France. Je crois que c'est dans l'océan indien,
on dit qu'elle a fait naufrage dans la mer rouge. Vous me direz si
vous en avez su quelque chose.
Si c'est vrai, c'est triste après avoir tant souffert, car
ceux qui ont été ou qui sont au Tonkin savent ce que
c'est de souffrir !
En France, on sait guère ce qui s'y
passe. Il y a des guerres où il en est dit beaucoup plus qu'il
en est fait. Au Tonkin, c'est tout le contraire.
La plus grande partie des lettres sont ouvertes, je ne vous en dis
pas davantage là-dessus (14). J'espère cependant
que vous recevrez celle-ci au commencement de septembre.
Une grande colonne se prépare. Pour ce
moment-là, il est plus que probable que je serai du nombre.
La guerre est finie mais il y a encore des
pirates et des pavillons noirs à combattre. Il y a quelques
jours à Hué, il y a eu une révolution. Nous
avons eu 60 tués ou blessés. On dira pas ça en
France
Lorsque le bataillon est parti
d'Algérie, il se composait de mille hommes. Lorsque nous
sommes arrivés, il y en avait peut-être 300. Où
sont les autres ?
|
Hué (Annam)
/ un coin de marché
|
Vous me direz comment a été le
commerce cette année, si la récolte a été
bonne, si la classe 80 est rentrée, en un mot ce qu'il y a de
nouveau au pays.
J'aurais encore beaucoup d'autres choses
à vous dire, mais je termine, je vois que je vous ennuie.
Bien le bonjour au pays, beaucoup de choses à ceux qui
demanderont de mes nouvelles.
Ah ! Que c'est loin, le Tonkin !
Je suis toujours votre fils et frère qui
vous aime et vous embrasse.
Baudry Valentin
Adresse : Baudry Valentin, 1er régiment
de tirailleurs, 4e bataillon, 2e compagnie, Tonkin
Corps expéditionnaire du Tonkin
(1) baie d'Along, très jolie avec
l'ensemble de ses îles (des rochers)
(2) Haiphong, dans le delta du Fleuve Rouge
(Vietnam du Nord)
(3) très sûrement Dap Cau, que
Valentin découvre
Dap Cau / rue
principale
Dap Cau /
quartier indigène
Dap Cau /
écoles et marché
|
Dap Cau / jeune
femme
Dap Cau /
barbier
|
Dap Cau /
porteuses de canne à sucre
|
Dap Cau / pont
du chemin de fer
|
(4) "pan pan, l'arbi" : l'arbi = l'arabe
(expression militaire passée dans le langage enfantin, "on
tire sur les arabes")
Qu'a voulu dire Valentin ? :
"on n'avait rien à manger" ? (confirmé par la suite :
"Ceci se passait le dimanche de la Pentecôte, jour où
j'aurais été bien heureux d'avoir un morceau de
pain.")
"au boulot" ? ce qui signifierait que les musulmans faisaient
eux-mêmes leur pain, puisqu'ils ne pouvaient recevoir de
l'intendance les vivres habituels
Se sont-ils livrés à un pillage un peu brutal pour
sapprovisionner ?...
ou à des jeux sexuels entre militaires
?!
(5) cagna = abri, maison indochinoise en
bambou (de l'annamite canha : paillote)
Valentin l'orthographie "cagnae".
(6) sapèque = pièce
de monnaie de faible valeur, autrefois en usage en
Extrême-Orient
(7) le français est
fou
(8) en fait, les Linh Tâp,
tirailleurs annamites à la solde de la France, mais
comme supplétifs
(9) congaï ou congaye = au
Viêt-nam, femme ou jeune fille
(10) probablement "boy", que
Valentin prononce mal
(11) Donne un sou.
|
Linh
Tâp
|
(12) Le choum est un alcool de riz, fameux
mais qui monte à la tête. C'est une offrande habituelle,
comme le cochon laqué et autres victuailles. "Choum Choum
Bouda" pourrait être une façon péjorative de
décrire cette coutume religieuse.
Une autre explication est plausible : on peut penser aux cloches dans
les pagodes avec leurs marteaux en bois qui donnent un son
très grave ("Choum Choum") et "Bouda" pour Bouddha (comme
"Amen" dans les églises). Souvent, dans les pagodes, on peut
voir, dessinée sur les murs ou sous forme de statues,
l'histoire du Bouddha qui était un Prince de l'Inde,
représenté tantôt sur un cheval, tantôt sur
un éléphant.
Une fois de plus, et c'est tant mieux, l'écriture de Valentin
garde sa part d'ombre...
(13) Aux enterrements, les familles paient
des pleureuses : ces femmes en tenue blanche, style indochinois,
pleurent réellement tandis que la famille boit, fume ou rit.
Il y a des cochons laqués sur le corbillard. Regarder le
cortège vaut le coup d'il, le rencontrer porte bonheur,
dit-on
(14) censure militaire
retour
accueil
|
|
|
lettre
précédente
|
|
|
lettre
suivante
|
|
|