Lettre aux étoiles

 

 

Maman,

 

Ce mot qui me fait tressaillir, je ne l’ai plus prononcé depuis l’âge de neuf ans. Aujourd’hui, cela fait cinquante-neuf ans. Ce mot si doux, si tendre, me manque tant.

Tu étais partie de Pologne pour la France, où tu as cru que tu allais enfin vivre heureuse, sans antisémitisme. Tu as rencontré mon père. il était né à Varsovie. Vous vous êtes mariés à la mairie du 11e arrondissement de Paris. Tout promettait d’être merveilleux malgré la difficulté du langage et l’adaptation à cette nouvelle forme d’existence sans les tiens restés en Pologne. Ma soeur naquit, et moi après... Après plusieurs déménagements, nous nous sommes installés dans un appartement agréable, pas loin de la place de la "République" : quel beau mot !...

Papa travaillait, toi, maman, tu faisais tout pour nous rendre heureux, et nous l’étions. Je n’ai que des bons souvenirs de ces neuf ans.

Malheureusement, quelques jours avant l’anniversaire de mes neuf ans, alors que tu devais venir m’apporter mon gâteau et que nous devions souffler ensemble les bougies, ma joie s’est transformée en tristesse : tu fus arrêtée sur la dénonciation d’une voisine pour quelques deniers : "Une Juive en moins..."

L’autobus de ramassage des Juifs te transporta avec papa à Drancy fin 1942. J’étais avec ma soeur chez une nourrice où tu nous avais placées, avec l’aide de l’OSE, pour nous cacher. A partir de ton arrestation, une vie errante commença. J’allais de famille en famille, dans des endroits à chaque fois différents. Nous étions traquées comme des bêtes. J’ai cru qu’un jour je te retrouverais : je te recherche encore...

Pourtant, je saIs que tu as été réduite en cendres à Auschwitz. Je ne peux et je ne veux accepter une mort aussi sordide.

Tu étais heureuse, joyeuse, belle... Les nazis t'ont anéantie car tu étais "juive". Ils m’ont aussi anéantie en partie. J'ai voulu t’honorer en vivant debout ; je voulais que tu sois fière de ta fille. Je t’ai portée dans mon ombre tout au long de ma vie. J’ai formé une famille. J’ai eu trois enfants qui, à leur tour, m'ont donné trois petits-enfants. La vie a continué et continue : j’ai à présent soixante-huit ans.

Pourtant, rien ne me rend complètement heureuse.

Je n’ai pu partager aucune joie avec toi, mais tu étais toujours indirectement présente dans ma vie. Combien j’aurais aimé te faire plaisir : combien de fois ai-je pleuré, car j’avais besoin de toi, de ton amour, de cet amour que seule une mère sait donner : car tu es irremplaçable.

Je regarde vivre mes enfants, m’appeler maman : quelle chance ils ont d'avoir une mère.
Le savent-ils ?

Maman, je me suis promis de transmettre ton histoire, celle de papa et de tant de Juifs partis en fumée, assassinés par les nazis.

Je suis à la retraite, je suis libre, je n'ai plus de responsabilités, enfin !... Mes enfants ont quitté le nid et volent à présent sans moi.

Maman, j’ai erré, seule, après la guerre : j’avais douze ans et je croyais en ton retour qui ne vint jamais... J'étais devenue orpheline au fur et à mesure des années. J’ai compris ce que signifiait ce mot : "Orpheline" : ne compter que sur soi, avancer seule dans la vie, sans foyer, sans la chaleur d'une famille... Combien de fois ai-je pensé : "A quoi bon cette vie ?" Mais ton ombre, maman, m'interdisait de finir ma route. Tu as été assassinée, je te devais de vivre, de transmettre ta mémoire, afin que tu vives longtemps au-delà de ma propre vie.

Maman, je n’ai jamais pu, depuis l’âge de neuf ans, te serrer contre moi, te gâter, et surtout t'aimer.

Il ne me reste de toi qu’une photo de famille qui transpire le bonheur. Lorsque je la regarde, je ne peux croire que tu as été gazée, brûlée, réduite en cendres par les nazis.

Tu avais quarante-deux ans ; ta vie était à peine entamée. Ton visage est si vivant...

Pour moi tu n’es pas morte, maman : je t’aime.

Ta fille Rosette, qui t’aimera jusqu’à son dernier souffle.

Rosette

 


 

 

 

Lettre aux étoiles

 

 

Mes chères étoiles,

 

À chaque instant, je pense à vous et pourtant je me suis tue pendant soixante ans. Soixante ans déjà...

Je vais continuer de passer sous silence le 16 juillet 1942, l’abandon de mon père vers une destination inconnue, le bruit de mes pas sur les trottoirs de Paris, les trains bondés, les passeurs véreux, la ligne de démarcation, le bruit des bottes.

Permettez-moi de taire aussi l’arrestation de ma mère, en août 1942, à Lyon ; mes sanglots étouffés sous un porche, abandonnée ; l’évasion de ma mère, ses bras retrouvés... Enfin, fuir ensemble, fuite infernale vers une hypothétique survie...

Vous savez, j'aurais dû être parmi vous... Mais la mort n'avait pas voulu de moi... Pourquoi ?

Dans la tourmente, j’avais perdu mon nom et par la même occasion celui qui me l’avait donné. Enfant de personne, car "maman" s'appelait dorénavant "mammy". Une mère soldée en somme, c’était mieux que rien...

Que le temps passe ! En janvier 1943, j’étais alors une fillette de neuf ans, lors de mon arrivée à Méaudre, petit village du Vercors emmitouflé sous la neige. La nature était si belle ! Les forêts de sapins, les champs recouverts d’un manteau de velours étincelant au soleil et d’une fragile haleine exhalée. La neige se taisait aussi, ensevelissant mes pas et mon passé, comme respectueuse... Je la caressais de mes mains, elle s’égouttait dans le creux de mes paumes... Je m'y abandonnais, elle gardait l’empreinte de mon corps. Je ne tairai jamais assez l’émotion douloureuse de ce premier rendez-vous...

"C’est chez vous !" dit Mme G...
Mme G. ! EllIe me paraissait énorme, affublée d’un derrière gros comme une montagne... A chaque pas, il se balançait comme un carillon silencieux. J’étais fascinée...

C’était chez nous... Une maisonnette attenante à la ferme. Mais après...

Vous savez bien qu’être juive était alors une maladie incurable, qui, inexorablement, devait m’emporter. Mais très vite, la peur du quotidien s’estompait... Cependant, la vraie peur, attachée au son de ma voix, se tenait là, tout au fond de moi. J’avais pris l’habitude de me taire et de me fondre dans cette nature : nature complice où même mon ombre devait se dissoudre. Petit à petit, je devenais un non-être et appris à ne pas exister pour ne pas nous trahir. Les jours succédèrent aux jours...

Imperceptiblement, les sapins secouaient la neige attardée. Les champs en s’évaporant laissaient apparaître des tas de fumier fumant au soleil. Odeurs inoubliables... La glace des chemins se gravillonnait. Les premiers tussilages sur les talus ponctuaient d’or la terre réchauffée. Les crocus se frayaient un chemin entre les plaques de neige. J’entendais l’eau ruisseler de toutes parts. Le printemps s’annonçait ; j’en étais toute étourdie.

L’été éclata un matin sans me prévenir. Les blés ondoyaient et doraient à vue d’oeil, dans une atmosphère chaude, généreuse. Les insectes bruissaient. Les sapins sentaient bon la résine.

Je me sentais protégée... Oui ! Je me sentais protégée ! Protégée de qui ? Je le savais. Vous aussi, vous le savez. Mais pour quelle raison ? Les paysans le savaient-ils vraiment ? C’était simplement dans leur nature : j’étais leur secret caché et inavouable. Aussi, je ne me cachais plus. J’étais devenue quelque chose d’animé sans âme. On s’habitue au temps arrêté...

"Elle est bien calme, cette petite ! Elle ne dit jamais rien..." Une parole caresse. Un sourire de paix éphémère. Nous allions à la rencontre des gens d’en haut. Leur silence était magnificence.

L’automne flamboyait déjà... Le crissement des feuilles accompagnait nos longues marches à la quête d’un oeuf, d’un fromage. La vie était belle ! Belle... Malgré ces offrandes sur une tombe annoncée...

Je me souviens de ces instants sublimes.

L’accoucheuse au fond des bois... Une sorcière à la voix chaude, au coeur immense, au plein savoir. Généreuse. Masure dans les pins. Sol de terre battue. Longue table servant à tout... à pétrir, à manger, à soigner. à écouter... Chaude pénombre...

Je me souviens de la fromagère suisse... complice. Le café fumant partagé ; de la crème à gogo... La guerre ! Quelle guerre ?

Je me souviens du boulanger. Il apparaissait là comme s’il nous attendait, tout saupoudré de blanc. Alors il nous offrait un pain, un bol de farine, pudiquement : lui savait...

Je me souviens de la joyeuseté du bassin, du flot ininterrompu d’eau de source chatoyante, du trop-plein s’écoulant dans un tronc couché, évidé...

"Tu vas te mouiller !" "Fais attention au cheval ! Il peut te donner un mauvais coup !" grondait Mme G. Je me tenais là, subjuguée par son gros derrière. Je n’avais pas peur des vaches revenant des champs, du cheval du labour, du chien de je ne sais où... Oui, j’aurais aimé être ce chien, ces vaches, ce cheval...

Je ne me cachais plus, mais tout en moi était caché... Je regardais ce monde avec acuité ; je l’écoutais avec avidité pour ne rien perdre, pour ne jamais vous oublier, pour ne pas sombrer.

La nature omniprésente était la meilleure façon de rentrer en moi.

Mais une petite fille devait aller à l’école ! Quelle école? L’école de Méaudre, voyons ! Une vraie école : une classe pour les filles, une autre pour les garçons.

Ce dont je me souviens, c’est de ne plus me souvenir de rien... Sauf des séances de souffrance infligées par l’institutrice, Mme L. Elle voulait savoir d’où je venais... Elle voulait savoir si ma mère était bien ma gouvernante et... pourquoi pas ma mère ? Si le jeune homme qui venait nous voir de loin en loin était un simple ami... et pourquoi pas mon frère ? Elle voulait savoir... Elle n’a jamais su. J’étais devenue une tombe. L’école, une prison. Dieu merci, la nature m’abritait, sublime.

Les saisons succédaient aux saisons. Les heures s’égrenaient, longues.

Mais l’horreur s'annonçait, inexorable. Les Allemands envahissaient le Vercors. Ils furent arrêtés à Saint-Nizier... Pour combien de temps ? Que faire pendant ce temps suspendu ? Revivre le passé... Imaginer l’avenir... Fuir. Encore fuir... Mais où ? Les Allemands brûlèrent Saint-Nizier. Ils brûlèrent Vassieux. Ils étaient là. Là, tout près de moi... Bottés, casqués, armés. Ils cherchaient les résistants... Ils n’avaient que faire d’une petite fille sans étoile jaune... Mais ceux qui me protégeaient depuis si longtemps auraient pu m’offrir sur un plateau, désespérés par la perte de l’un des leurs, la destruction d'une ferme, l’anéantissement d’une vie de labeur.

Nous attendions là, fatiguées. J’étais devenue transparente. La vie reprenait, alourdie par la mort.

Taire. Le fusil pointé sur le résistant. Le coup de feu. Le jeune homme gisant derrière la maison.

Taire. L’inconnu fauché à l’orée du bois. Les camions emportant ceux qui n’étaient pas encore morts vers la mort.

Je me sentais en suspens, comme un souffle.

Puis un jour, plus d’Allemands ! Imaginez là-haut, où que vous soyez : plus d’Allemands !!!

Je ne pouvais pas reprendre mon souffle. Je ne me souviens en fait plus de rien... L’impossibilité d’être autre chose.

Puis un autre jour, plutôt à la naissance de cet autre jour, nous fûmes réveillées par des coups à la porte. Des coups redoublés. Des cris. Des bruits de crécelles, de casseroles. Des rires même...
"C’est la Libération ! Ouvrez ! C’est la Libération !!! Ouvrez donc !!"

Sans faire de bruit, nous avions quitté le lit. Il aurait pu grincer... Je me vois, rivée sur une chaise, toute recroquevillée comme une petite vieille...
"La Libération ! Pas possible... C’est pas possible !" chuchotait ma mère, incrédule.

Les heures s’écoulaient. Le soleil filtrait à travers les persiennes. De temps en temps, on cognait à la porte. "C’est la Libération ! N’ayez pas peur ! Elles sont là ! J’en suis sûr !..."

Le 16 juillet 1942, la concierge avait aussi crié : "Ils sont là ! J’en suis sûre !" Le policier n’avait pas eu besoin d’enfoncer la porte...

"Maintenant, ils n’ont qu’à enfoncer la porte" chuchotait ma mère. Enfoncer la porte : qu’y avait-il derrière la porte ? Que trouveraient-ils ? Une petite fille apeurée, terrorisée, inconsolée...

Le soleil avait disparu. Les cloches sonnaient à perdre haleine et nous parvenaient assourdies, essoufflées. Etait-ce le glas ? Je n’ai jamais eu l’oreille musicale...
"Mademoiselle B. ! Agnès ! Ouvrez enfin !..."

Quelle autre issue ? Je me vois descendre l’escalier, épuisée. Il craquait... Il aurait bien pu avoir la décence de se taire... Je butai contre un tabouret. Décidément ! Ma mère ouvrit la porte. Le soleil se couchait ; le ciel rose et doré m’aveuglait : ils étaient tous là. La grosse Mme G., Blanche, Berthe et le chien...
"C’est la Libération ! Ecoutez les cloches ! Ecoutez !"

Blanche me prit dans ses bras, pour la première fois, m’embrassa. "Ma petite Agnès ! T’es libre ! T’es libre !!" Sa soeur en fit autant... Je me sentais secouée, ballottée, caressée : une poupée de chiffon...
"Tu es libre ! Tu comprends ?"

J’étais libre... Je venais de vivre comme un rat. Je m’étais terrée, et la peur encore prégnante, je me laissais faire... Je les regardais, absente... Alors, je vis leur joie s’éteindre. Ils se redressèrent, se turent, déçus. En silence, ils s’éloignèrent, nous laissant là, sur le pas de la porte...
"Ces Juifs ! Ils ne sont jamais contents !..."

Et nous, seules dans la nuit, nous n'avions même pas dit MERCI.

Mes chères étoiles, je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté tout ça... Je suis maintenant une vieille dame... A chaque instant de ma vie, depuis soixante ans, je me demande : "Pourquoi pas moi ?" "Pourquoi pas moi ?..."

Il n’y a que vous qui ayez la réponse, et quand le moment viendra, vous me la donnerez de vive voix. 

Agnès

 


 

Ces 2 témoignages, parmi une foule d'autres, proviennent de
"Paroles d'étoiles / L'album des enfants cachés (1939 - 1945)"
Jean-Pierre Guéno et Jérôme Pecnard / Les Arènes / France Bleu / France Info
Avec le soutien du Mémorial de Caen
Egalement disponible chez Librio n° 549

Pour aller plus loin :

Le Mémorial de Caen : un musée pour la paix : http://www.memorial-caen.fr
Le Centre de documentation juive contemporaine :
http://www.memorial-cdjc.org

 

 

 

https://www.stleger.info