uelques aspects de la vie d’une école primaire

pendant le Premier conflit mondial

AINT ÉGER DU BORG DENI - 1914-1917

par François TERNAT, professeur d’histoire-géographie - IUFM de Rouen
et Jean-Claude VIMONT, maître de conférences - Université de Rouen

 

 

Le 15 mars 1917, A Bouffet, instituteur et directeur de l’école à deux classes de Saint-Léger-du-Bourg-Denis, dépose à l’Inspection Académique de Seine-Inférieure deux cahiers renfermant le compte rendu "de ce qui a été fait à l’école depuis la guerre". Il précise dans une lettre à l’inspecteur : "La commission jugera si ces deux cahiers peuvent figurer dans l’exposition qui aura lieu à Paris en mai". Ces travaux furent en effet présentés lors de l’exposition "L’école et la guerre", puis réexpédiés à l’enseignant. Ces précisions sont indispensables avant toute analyse du contenu de ce cahier car elles expliquent pour partie la sélection documentaire effectuée et les notations de l’enseignant. Il souhaite montrer que l’école, les enseignants et les écoliers participent à l’effort de guerre, à l’élan patriotique qui mobilise toute la Nation.

De grand format (20 cm par 31 cm), comportant l’un 56 pages et l’autre 59 pages, pourvus de sommaires et d’une pagination, les cahiers sont reliés et ornés de titres gravés en lettres d’or. Ils ont l’apparence de livres dont "A. Bouffet, instituteur" serait l’auteur. Cette présentation soignée s’explique par leur destination. Aux côtés de quelques textes de la plume de l’enseignant figurent de nombreux documents, pièces justificatives pourrait-on dire, attestant du respect des circulaires ministérielles et académiques et témoignant de l’engagement de la communauté scolaire contre l’envahisseur. Les textes officiels, les produits des quêtes, les souscriptions aux emprunts de guerre, les correspondances de prisonniers ou de combattants, mais aussi des chansons et poèmes patriotiques, des cartes postales et des photos, des articles de presse et des cartes sont collés ou insérés dans la reliure. Il conviendra d’étudier la spécificité d’un tel recueil d’archives, à mi-chemin des archives privées et des archives publiques. Nous ne le ferons que dans le prochain numéro de Trames consacré aux "Archives privées, journaux intimes et journaux de guerre". Dans l’attente de cette analyse, il est toutefois possible de mettre en valeur quelques traits originaux de la vie d’une école, de ses élèves comme de ses enseignants, pendant le premier conflit mondial, en gardant à l’esprit que l’auteur ne souhaite présenter que ce qui est conforme aux consignes officielles et ce qui va dans le sens de l’effort de guerre collectif. Une lettre de l’inspecteur d’Académie du 14 octobre 1915 est à cet égard explicite : "En le constituant vous vous êtes conformé, et de la façon la plus intéressante aux instructions qui vous ont été données. Je ne puis que vous engager à continuer votre œuvre."

 

Des institutrices en remplacement d’un instituteur mobilisé

 

Au seuil de la rentrée scolaire de 1914, le premier octobre, le directeur A. Bouffet signale un changement d’importance dans la vie de "l’école laïque de Saint-Léger-du-Bourg-Denis, dans la deuxième circonscription de Rouen". Un maître est absent : "La mobilisation a pris monsieur Joly." Il est remplacé par une toute jeune fille de 17 ans et demi, élève-maîtresse de seconde année de l’Ecole Normale de jeunes filles de Rouen. Ultérieurement, elle sera ensuite elle-même remplacée par deux institutrices successives. Des femmes, comme dans bien d’autres secteurs de la société et de l’économie où la main d’œuvre féminine fut substituée aux travailleurs mobilisés, remplacent l’instituteur absent. L’élève institutrice a passé les mois d’août et de septembre, employée dans un service annexe de l’hôpital organisé par l’Union des Femmes de France, au sein de l’Ecole Normale. Elle quitte Saint-Léger du-Bourg-Denis dès la fin du mois d’octobre pour entamer sa troisième et dernière année.

Arrive madame Dupont, une institutrice du Nord de la France. C’est une victime de la guerre, sans nouvelles pendant plusieurs mois de ses parents demeurés en pays occupé. Sa maison a été complètement détruite. Elle était présente à Lille lors de l’attaque allemande d’octobre 1914. Contrainte de fuir, elle marcha trois jours pour rejoindre Rouen. Elle n’enseigne qu’un mois en tant qu’intérimaire.

Les enfants de la seconde classe font connaissance de leur troisième maîtresse à la fin du mois de novembre. Madame Alice Léman, âgée de 46 ans, arrive d’Allemagne, de Munich en Bavière, où cette professeur de français a enseigné pendant vingt-cinq ans. Elle a tout abandonné en Allemagne et ses biens sont sous séquestre. Sans ressources pécuniaires, hébergée par l’adjoint au maire, elle a fait la demande d’un poste d’institutrice. Elle est encore en poste à Saint-Léger-du-Bourg-Denis au terme de l’année scolaire 1916. Elle a composé des poèmes qui figurent dans les cahiers. Citons quelques extraits du "Crucifix", pour le moins étonnant dans ce recueil qui souligne, à plusieurs reprises, le caractère laïque de l’école :

 

" (…) Mais le bon sang français, jeune et pur coule à flots,
Plus ne s’agit de rang, de caste politique,
Les haines de partis ne sont plus que vains mots ;
Tel qui fut maître, ici, soigne le domestique,
L’athée et le dévot ont un Dieu : le Pays,
Un culte : la Patrie, un seul amour : la France.
L’humble touche au sublime, il faut vaincre à tout prix,
Il en tombe, il en meurt. Place !… à d’autres l’avance
Gars de Provence et gars Normands
N’ont qu’un cri : "Sus aux Allemands."
Un preux, noble Breton, gît sur la terre nue
Blessé grièvement ; sûrement c’est la fin
Anxieux, il regarde une ombre qui remue ;
C’est un homme de Dieu, pasteur, prêtre ou rabbin.
Il en a la douceur, la sérénité digne
Le moribond fervent tente un dernier effort,
Soulève son fusil, l’agite, fait un signe,
Puis retombe épuisé ; sentant venir la mort
Il réagit, et dans un râle,
Un appel suppliant s’exhale
" Un Christ, implore-t-il ". C’est un Juif qui l’entend,
mais à l’heure suprême on dédaigne les rites.
Prenant dans une hutte un crucifix d’argent,
Il le porte au Breton sans souci des marmites.
Encore quelques pas… Le blessé vit toujours ;
Il va l’avoir ce Dieu vers lequel il aspire.
Le rabbin à genou tend le divin secours
Aux lèvres du mourant qui, satisfait, expire.
Mais voici venir un obus…
A son tour le rabbin n’est plus."

 

 

Les correspondances de l’instituteur mobilisé

 

L’instituteur mobilisé n’est pas totalement absent et, par son intermédiaire, récits et images des combats parviennent aux enfants. Les enfants lui écrivent et lui adressent des mandats : 7 francs "pour son Noël 1914", 5 francs "pour fêter le Mardi Gras", 5 francs "pour ses œufs de Pâques". Le caporal Joly de la compagnie de sapeurs du 28e régiment d’infanterie leur écrit de Cormicy, dans la Marne, au début du mois de décembre 1914 : "(…) Pendant que vos parents se dévouent pour chasser les Barbares de notre beau pays, continuez à bien travailler afin de bien connaître la langue française qui doit maintenant vous être plus chère que jamais". Il les remercie à nouveau en février 1915 et leur donne des nouvelles du front : "Depuis ma dernière lettre, le 28e qui se trouvait à Berry-au-Bac a subi plusieurs attaques et contre-attaques sérieuses : une tranchée perdue par la 5e compagnie a été reprise en même temps que plusieurs autres tranchées ennemies. Nos 75 ont soutenu l’infanterie d’une façon merveilleuse. Il y a longtemps que j’avais entendu une pareille canonnade. Je puis vous assurer que les nouveaux obus chargés à la mélinite font de terribles dégâts. Je crois vous faire plaisir en vous disant que j’ai vu après ce petit succès 40 prisonniers allemands qui ne paraissent pas du tout mécontents de leur sort". Le caporal Joly envoie également des cartes postales au directeur, avec toujours "un affectueux bonjour à ses petits élèves" : paysages dévastés à la suite des bombardements d’Arras, de Fismes et de Reims avec des légendes explicites "L’invasion des Barbares Modernes", "Le crime de Reims. Ecole bombardée et incendiée par les Allemands". Ils sont à ses yeux "un véritable témoignage de la Kulture allemande". Le 24 juillet 1916, Joly, devenu entre temps sergent fourrier – il s’occupe de l’habillement, de l’alimentation et du cantonnement de sa compagnie précise-t-il dans une lettre - est cité à l’ordre du régiment avec la croix de guerre : "Bon gradé. Au front depuis le début de la campagne, a fait preuve en toutes circonstances du dévouement le plus complet". Les enfants lui adressent leurs félicitations. Il envoie aux enfants une photo où il figure aux côtés de cinq compagnons d’armes. Le deuxième cahier recèle quatre autres lettres du sergent Joly qui a reçu le produit de nouvelles quêtes effectuées auprès des enfants et de leurs familles. En juin 1915, il félicite les élèves reçus au certificat d’études et fait part de ses espoirs : "Il faut compter quelques mois encore pour que ces sales boches capitulent ; à moins qu’une chute financière subite leur empêche toute résistance ; ce qui n’est pas impossible". Il regrette de ne pouvoir être plus précis sur les combats car "les ordres sont précis et les punitions sévères".

 

Les enseignements patriotiques

 

Les enseignements ont subi une inflexion patriotique. A. Bouffet signale que, chaque jour, il lit en classe le Communiqué de l’Etat Major et le commente à l’aide de cartes. Son cours d’Instruction civique est, dit-il, "fortifié par tous les beaux exemples que nous avons sous les yeux : courage, respect de la parole donnée, loyauté, honneur, culte du drapeau, amour de la patrie". Il a donné plus de poids aux leçons sur l’anti-alcoolisme, "désireux de contribuer aux mesures énergiques que viennent de prendre les pouvoirs publics". Il fait apprendre chants et poésies de circonstance. Il insère dans le premier cahier trois chants : "La marche des alliés de 1914" de Paul Bracquart, instituteur du Pas-de-Calais, "La Brabançonne" et "Tenons bon !" de Paul Déroulède. Il colle dix-huit poésies extraites de la rubrique "le coin des poètes" du journal "Le Petit Provincial". Ces poésies patriotiques ont été principalement composées par des instituteurs : Paul Bracquart, E. Decaen, Charles Capdeville, Henri Blondel…

 

 

Œuvres de guerre et journées patriotiques

 

Des journées patriotiques scandent l’année scolaire. C’est l’occasion de participer à des œuvres de guerre et d’effectuer des quêtes. Le 26 mars 1915, A. Bouffet fait une causerie à l’occasion de la Journée Serbe. Il a reçu peu de jours auparavant une circulaire de son Inspecteur d’Académie et le texte d’une conférence de Victor Bérard sur l’histoire de la Serbie et de son peuple. L’origine de cette initiative est en fait ministérielle. Une circulaire d’Albert Sarraut a prescrit l’organisation de causeries qui doivent être suivies de quêtes. Les enfants de l’école font don de dix francs en 1915. L’année suivante, la Journée serbe eut lieu le 25 juin 1916. L’école participe à une collecte communale qui rapporte 214 francs et 50 centimes.

Le Noël aux armées est l’occasion d’une nouvelle quête. Organisée en novembre 1914, elle rapporte 12 francs et 25 centimes. Cette œuvre également intitulée "les vêtements contre le froid pour les combattants" avait lancé un appel aux enfants de France afin d’offrir tabac et chocolat aux combattants.

En mai 1915, le Comité de Secours National lance un appel dans toutes les communes de France pour apporter une aide aux victimes de la guerre. Des dames quêteuses parcourent la commune le 23 mai et réunissent 333 francs et 20 centimes. Quelques jours plus tard, le 26 mai 1915, les écoles vaquent pour célébrer l’alliance avec l’Italie. Le 20 juin 1915, nouvelle "journée" accordée par le ministre de l’Intérieur ; un comité formé pour créer à Paris l’Orphelinat des armées appelle à des dons. "Chacun de nous a apporté ses gros sous et nous avons recueilli 10 francs et 70 centimes" écrit le directeur de l’école.

La seconde année scolaire est, elle aussi, ponctuée de quêtes. En novembre 1915, les enfants sont sollicités par l’Œuvre rouennaise des prisonniers de guerre : 103 francs 60 centimes. Le 25 décembre, à l’occasion de la Journée du Poilu, les enfants donnent 141 francs et 60 centimes. En mai 1916, quatre-vingt-quinze fascicules ornés de gravures de Georges Redon sont vendus au profit de l’Accueil français ; soit un total de 23 francs et 50 centimes. L’Accueil français a été créé par la Fédération des amicales d’institutrices et d’instituteurs publics. Il recueille et place dans des familles rurales "éloignées de la souillure et de l’atrocité de l’ennemi" des enfants originaires des zones de combat. Le mois suivant, l’appel émane de La Cocarde du Souvenir. Cette "œuvre de reconnaissance des tombes des militaires et marins morts pour la Patrie" souhaitait fixer sur des cocardes aux couleurs de la patrie et à l’aide d’une encre indélébile les indications qui figuraient sur les tombes hâtivement creusées de soldats afin que les familles puissent retrouver leurs morts. L’œuvre propose des planches artistiques, aquarelles de G. Ripart, à 0 franc 15 centimes. Succès mitigé que reconnaît le directeur : "La multiplicité des quêtes et souscriptions a rendu notre tâche plus difficile. Nous n’avons pu vendre qu’une collection de "Nos héroïques soldats de France" qui a produit 1 franc 20 centimes". En juin 1916 également, la seconde Journée serbe que nous évoquions précédemment. L’école et ses enseignants sont également sollicités par l’œuvre départementale des Pupilles de l’école publique ; les enfants donnent 5 francs, les deux maîtres, chacun, 2 francs.

Les enfants sont requis un jour par semaine pour ramasser des pommes pendant l’automne 1915. La demande provenait du ministère de l’agriculture qui déplorait le manque de main d’œuvre. Les instituteurs doivent accompagner cet effort par des cours sur l’intérêt de l’alcool dans ses applications industrielles et sur les méfaits de l’alcoolisme. En avril 1916, les instituteurs sont invités à faire de la propagande pour des cultures de pommes de terre : "Ils pourront intervenir directement auprès des cultivateurs et agir aussi par leurs élèves en leur démontrant l’importance, au point de vue de la cherté de la vie de l’augmentation de la production d’une denrée qui joue un rôle si important dans l’alimentation de la classe ouvrière. Là où la main d’œuvre est insuffisante les enfants des écoles prêteraient leur concours en aidant à la plantation et aux binages, travaux faciles et nullement au-dessus de leurs forces." En mai 1916, l’Inspection académique rappelle aux enfants que le "dénichage" est interdit afin de protéger les oiseaux utiles à la préservation des récoltes. Un mois plus tard, les instituteurs doivent encourager les enfants "à tirer de la terre de France son produit maximum", pendant leur temps libre. Ils doivent aider aux travaux des champs et étendre les surfaces cultivées. Les municipalités les aideront à trouver des terrains.

Le directeur de l’Ecole se doit de montrer l’exemple. Pressé par l’Inspecteur d’Académie d’inciter les parents de ses élèves à déposer leur or aux guichets de la Banque de France, il dépose, en juillet 1915, 70 francs contre des billets de banque. Le reçu figure lui aussi dans un cahier. La hiérarchie de l’Education Nationale demande aux instituteurs de relayer certaines propagandes auprès des parents, des élèves ou des anciens élèves. C’est le cas pour l’emprunt de la victoire en novembre 1915. Le second cahier comporte l’attestation de la participation de M. Bouffet à l’emprunt de la défense nationale.

Des circulaires de l’Inspection académique évoquent d’autres efforts demandés aux enseignants et aux enfants. Il n’est pas sûr que la commune de Saint-Léger ait répondu à toutes ces sollicitations. Citons par exemple une circulaire du 18 juillet 1916 qui suggère l’accueil d’enfants réfugiés de la Meuse pendant les vacances. Une œuvre a été créée à cet effet "La sauvegarde des enfants". Le 25 juillet 1916, une autre circulaire incite les enseignants à "mobiliser" les enfants pendant les vacances pour "mener en temps utile les travaux de la moisson".

 

 

Les distributions des prix

 

Au terme de la première année scolaire de guerre, les enfants sont encore une fois mis à contribution au profit de la Croix-Rouge et des prisonniers de guerre. Le sacrifice est d’importance. Ils renoncent à leurs prix en échange d’un diplôme. Pour ce faire le directeur organise ce qu’il nomme un référendum. La question posée était ainsi libellée : "La municipalité de Saint-Léger, en raison des circonstances actuelles, vous demande si vous consentez à abandonner au profit de la Croix-Rouge et des prisonniers de guerre la somme destinée à récompenser votre travail pendant l’année scolaire 1914-1915. En échange de vos prix, il vous sera décerné un diplôme mentionnant les prix qui vous sont attribués. Vous voudrez bien répondre par oui ou par non. Signature de l’élève. Signature des parents." A. Bouffet a collé dans son cahier soixante et onze réponses favorables. Il ne manque que deux signatures de parents. Le crédit de 150 francs destiné aux livres de prix fut réparti ainsi : 65 francs à la Société de secours aux blessés militaires, 50 francs à l’Union des Femmes de France, 10 Francs à l’Association des Dames Françaises et l’envoi d’un colis de 5 francs à chacun des prisonniers de la commune. Chaque prisonnier adresse une carte de remerciement aux enfants depuis son Kiegsgefangenenlager.

La cérémonie de distribution des prix, convertis en diplômes, a lieu le 7 août 1915. Elle est empreinte de gravité. Le directeur Bouffet présente ainsi les diplômes : "Ce diplôme leur rappellera plus tard cette terrible guerre où leurs aînés luttèrent avec tant de vaillance pour la défense du pays, la sauvegarde de notre liberté et de nos droits, et aussi pour la Civilisation contre un peuple barbare". La cérémonie est présidée par l’adjoint au maire faisant fonction de maire. Il ne peut s’empêcher de faire une ultime leçon de morale sur les vertus de la politesse ("l’adhérence trop obstinée de vos casquettes à vos têtes ") et sur les dangers de l’ivrognerie avant de les remercier d’avoir participé à l’élan patriotique national. Le directeur prend ensuite la parole et explique que les circonstances actuelles ("l’heure où la France en armes porte le deuil de tant de fils glorieux") interdisent que la distribution des prix ait un air de fête. Le directeur en profite lui aussi pour substituer à la fête une ultime et sombre leçon de patriotisme : "(…) Ô morts de la Marne et de l’Yser, morts des Vosges et des Eparges, Morts de l’Alsace et des Dardanelles, nous ne vous trahirons pas en laissant votre œuvre inachevée. La jeunesse française le jure, les mains tendues sur ces milliers de tertres qui font vos tombeaux sacrés à travers les campagnes de France, sur ces tombeaux qui sont pour elle les Autels de la Patrie". Avant la lecture du palmarès, on évoque les circonstances des décès de dix combattants de la commune.

Le 5 août 1916, les garçons et les filles de l’école sont réunis sous le préau pour la deuxième distribution des prix de la guerre. Le conseil municipal a décidé de substituer aux livres des livrets de caisse d’épargne. Le discours du directeur évoque l’emprunt lancé par le gouvernement en décembre 1915 et son succès : 14 milliards de francs. Il s’en prend aux "vanteries mystiques" qui animent l’empereur d’Allemagne et le conduisent à "supprimer les Arméniens pour faire plaisir aux Turcs". Il décrit ainsi le génocide : "Quand on lit le récit de toutes ces horreurs, on reconnaît bien vite que si l’exécution fut turque, la méthode fut allemande". Il cite les déportations, les fusillades de vieillards et d’enfants, les pillages… Le combat des Alliés doit assurer "le triomphe de toutes les nationalités constituées et conscientes d’elles-mêmes, le respect de la volonté des peuples et de leur droit imprescriptible à disposer d’eux-mêmes". Il termine son allocution par la bataille, "l’enfer", de Verdun : "Honneur donc à nos soldats, à leurs chefs et au général Pétain qui, après la première surprise, ont redressé la ligne ébranlée et depuis 5 mois usent par leur ténacité indomptable la force offensive restante de l’adversaire". Il lit ensuite le palmarès : les noms de neuf soldats de la commune décorés pour acte de bravoure, ceux de vingt-quatre soldats morts pour la France. Parmi eux figure un ancien instituteur de Saint-Léger. Les élèves sont ensuite récompensés.

Les deux cahiers du directeur Bouffet révèlent l’ampleur de la mobilisation de l’arrière. Les enseignants sont d’efficaces relais pour la propagande, les collectes, l’organisation de journées consacrées aux œuvres de guerre. Ils ne cessent de recevoir des circulaires de la part de l’Inspection académique les enjoignant de relayer les consignes ministérielles auprès des populations et d’aider toutes sortes d’œuvres d’entraide. Le rythme scolaire est modifié. Les disciplines enseignées s’enrichissent d’exhortations patriotiques. Le temps libre des enfants est lui aussi conditionné par la guerre.

Au terme de cette première analyse, on remarquera d’abord que ces documents surprenants, exhumés des archives de l’école de Saint-Léger-du-Bourg-Denis en 1986 par le directeur d’alors et confiés à l’un d’entre nous, sont une émouvante illustration du concept forgé par les historiens de "guerre totale", mobilisant l’ensemble des énergies matérielles et morales, en l’occurrence ici celles des plus jeunes. Leur exploitation s’inscrit bien dans les domaines renouvelés de la recherche historique actuelle, explorant les multiples sources privées (à l’instar des correspondances des soldats et des familles) qui permettent une étude plus approfondie de la "Très Grande Guerre", notamment son impact sur l’arrière, en relevant attitudes, comportements, manifestations et états d’esprit. Aspect donc de l’histoire des mentalités, qui pour nos générations, à bientôt un siècle de distance, semble lointain et pourtant si proche …

Un commentaire exhaustif de ces cahiers nécessiterait du temps pour développer les nombreux thèmes qu’ils évoquent. Outre l’ampleur de la mobilisation de l’arrière - et sous ses différentes formes - ils apportent un éclairage sur le rôle des femmes, des enseignants et de leur pédagogie, des enfants et, plus largement, sur le quotidien d’une société encore majoritairement rurale, soumise au rythme des "travaux des champs". On perçoit les valeurs de cette société, ses hiérarchies et ses réactions à la guerre.

 

 

La Nation au cœur des cahiers

 

Un thème central s’impose ici, celui de la Nation. L’ensemble des pièces composant les cahiers incite à évaluer comment est diffusé, repris et adopté un type de discours sur la Nation et sur ses représentations – allégoriques comme cartographiques – établi par les élites, universitaires et intellectuelles, et par les plus hauts dignitaires de la République. A titre d’exemple, on citera les documents qu’A. Bouffet a insérés, surtout dans le deuxième cahier, celui de l’année 1915-1916 : beaucoup d’articles de journaux, d’affichettes, opuscules ou livrets, parfois complets, dans lesquels figurent les noms de personnalités du monde politique, universitaire, d’académiciens, sans oublier les représentants des autorités religieuses.

Dépouillons les "Lettres à tous les Français", éditées par le Comité d’études et de documentation sur la guerre, feuillets imprimés d’une page recto verso, numérotés de 1 à 12, intégralement insérés dans la reliure. Dans le Comité de publication, dont Ernest Lavisse est le président, on trouve Emile Durkheim, Henri Bergson, Ernest Denis, Charles Seignobos... Parmi ces universitaires représentatifs des élites de la IIIe République, on remarquera la place privilégiée qu’occupent les historiens, maîtres de l’école dite méthodique, qui pratiquent alors une histoire engagée, glorifiant un passé de résistance, exaltant plutôt la mission civilisatrice de la Patrie éternelle que de la France révolutionnaire et républicaine. Ainsi les articles d’Ernest Lavisse dans la feuille n° 12 intitulée "La Vitalité française", cherchant dans les épisodes de l’histoire de France pendant la Guerre de Cent Ans, puis sous Henri IV, des précédents pour étayer le thème inlassablement répété de la "résurrection". Denis, Durkheim et Lavisse se font tour à tour stratèges, commentant les situations militaires, et diplomates, analysant les forces respectives des Nations alliées et les conditions de paix futures. Les Nations alliées sont exaltées comme sont systématiquement dénigrés les principaux traits du caractère national allemand : les "barbares modernes" et leurs attributs psychologiques sont un leitmotiv quasi permanent.

Ernest Denis, spécialiste de l’Allemagne et du monde slave, anime alors la revue "La Nation tchèque" et publie pendant la guerre deux autres ouvrages sur l’histoire des Slovaques et des Serbes. Son livre "La Guerre", publié en 1915, eut un grand succès. Il milite ardemment pour la destruction de l’Autriche-Hongrie, relayant ainsi Edouard Bénès qui la réclame dans un pamphlet publié en 1916. Dans la feuille n° 6 (" Le bloc des Alliances "), l’historien tchécophile expose la solidité, la raison et l’organisation de l’Alliance des "Nations engagées contre l’hégémonie germanique". On sait, par ailleurs, l’influence qu’il exercera lors de l’élaboration des tracés frontaliers de l’Europe Centrale. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen ont souligné l’ampleur de la propagande menée par ce Comité : "(Il) parvint à distribuer, à partir de janvier 1916, trois millions de lettres signées par des universitaires qui acceptaient de mettre leur science au service de la patrie, les instituteurs furent des relais plus qu’utiles et contribuèrent au succès de cette entreprise de propagande".

Le discours sur la Nation peut aussi s’exprimer par des cartes. Celle de la page 36 du second cahier explicite une vision géopolitique largement diffusée. Il s’agit d’un extrait de journal (non identifié) collé dans le cahier. Le titre en est : "Ce que la France veut que 1916 lui apporte". La carte représente l’Alsace-Lorraine à laquelle est ajouté le "Territoire français cédé au Traité de Paris en 1814" matérialisé par des hachures et correspondant à Sarrelouis, Sarrebruck, Landau et leurs confins. Un cartouche à côté de la carte reprend la "Déclaration des représentants de l’Alsace et de la Lorraine à l’Assemblée Nationale" de Bordeaux du 16 février 1871, protestant contre l’annexion.

On remarquera - outre l’erreur de date de la cession des places-fortes du Nord-Est, au second traité de Paris de 1815, et non à celui de 1814 – que le tracé des frontières revendiqué ici correspond aux buts de guerre officiels de la France tels qu’ils se clarifient précisément au cours des années 1915-1916. Si les soldats du front ont le sentiment de se battre moins pour une reconquête que pour défendre la Patrie agressée, l’obtention de l’Alsace-Lorraine apparaît comme un objectif évident. Quant à "la frontière de 1814", celle de "l’Alsace de Louis XIV", elle fait partie d’objectifs précis qui se dégagent dès 1915, au milieu d’un flou plus grand en ce qui concerne la rive gauche du Rhin, voire le reste de l’Allemagne. Le Comité des Forges envisage en effet une annexion de la Sarre et l’Etat-Major fait de la récupération de la frontière de 1814 un objectif minimum. La carte qui exprime ces revendications territoriales minimales à destination de l’opinion reflète aussi l’incertitude quant à la Rhénanie.

Si certaines pièces de ces cahiers donnent une vision du territoire de la Nation, beaucoup d’autres mettent l’accent sur la Terre de la Patrie, celle des tranchées, des "tertres innombrables" et des tombes. Les thèmes barrésiens de la Terre et de ses morts triomphent ici, omniprésents, dans une sanglante litanie, à travers poèmes, chansons, dessins et envolées lyriques. Maurice Barrès lui-même est présent dans plusieurs comités : le "Comité de Noël aux armées", aux côtés d’autres Académiciens, le "Comité de la Cocarde du Souvenir" ("œuvre de la reconnaissance des tombes des militaires et marins morts pour la Patrie"), aux côtés des plus éminents représentants de l’Etat. Il est rappelé que "dans notre pays de France, le culte auquel nous restons tous le plus fidèle est encore le culte des Morts". Il s’agit bien de culte en effet, "de sentiment de patriotique piété", chanté par Anatole France et par les refrains de Paul Déroulède. L’Union Sacrée associe là les anciens partisans et adversaires du capitaine Dreyfus… Et sous le haut patronage de M. Poincaré, Président de la République, figurent dans le Comité d’honneur de la "Cocarde du Souvenir" Son Excellence Monseigneur le Cardinal Amette, Archevêque de Paris, Alfred Lévy, Grand Rabbin de France, et Couve, Président du Consistoire des Eglises Réformées de Paris et de la Seine : œcuménisme récurrent du thème de l’alliance du catholique, du protestant, du juif et de l’athée au service de la Patrie, dont le poème de l’institutrice "le Crucifix" est un exemple magistral.

 

 

La relation de la guerre à chaud

 

Autre source d’intérêt que peuvent livrer les cahiers, la relation de la guerre à chaud, les commentaires et analyses qu’en fait l’instituteur A. Bouffet à l’occasion de la cérémonie de la fin de l’année scolaire. Il y prend en effet la parole le 5 août 1916 et "entretient son auditoire sur les grands événements qui se sont produits pendant cette année scolaire". Ceci nous permet d’apprécier les effets de la censure, le degré et la qualité des informations et de leur perception.

Dans la hiérarchie des grands événements de l’année écoulée - et jugés comme tels - figurent dans un long exposé détaillé l’emprunt de la Défense nationale, la guerre en Arménie, la bataille navale du Jutland, et enfin Verdun, point d’orgue de l’ensemble. Sélection attendue avec certains silences : pas de mention de la chute du fort de Vaux, survenue le 7 juin, alors que l’exposé donne à croire que depuis avril l’offensive allemande sur Verdun piétine ; pas un mot sur l’hécatombe que les Alliés subissent dans leur offensive sur la Somme depuis juillet ; en revanche les succès russes de l’été dans les Carpates, qui auraient pu nourrir une propagande facile et presque inespérée et ranimer le thème du "rouleau compresseur russe", quelque peu émoussé depuis deux ans de revers sur le front oriental, ne sont pas rapportés. Leurs conséquences sont-elles jugées trop peu importantes par l’instituteur ? ou méconnues de lui (ce qui est peu vraisemblable) ?

Par contre, ce qui surprend, c’est l’importance accordée aux massacres d’Arménie, tant dans le détail des faits rapportés que dans leur analyse, et leur impact sur l’opinion française dès 1916 ! Voilà qui peut alimenter les débats et investigations sur la naissance du concept de génocide arménien…

De même, les batailles du Jutland (31 mai-1er juin) et de Verdun sont prétextes à des analyses stratégiques qui, pour orthodoxes et officielles qu’elles soient (celles du Jutland reprennent les commentaires établis par les communiqués de la Royal Navy) ne manquent ni de pertinence, ni de précision.

On peut dès lors s’interroger sur la manière dont sont "distillées" les informations en provenance du front, sur les canaux qu’elles empruntent. Il y a bien une chose que la censure ne cache pas, c’est la mention de ceux qui sont "tombés au champ d’honneur" ! La cérémonie se termine en effet par la liste des habitants de la commune qui "sont morts glorieusement pour la France", liste sans cesse rallongée d’une année sur l’autre.

Bouffet, instituteur, scrutateur attentif, averti et engagé plus que spectateur passif, récolte méticuleusement les informations que filtre la censure, à l’image des cartes du front tirées d’extraits de journaux qu’il colle sur des pages insérées. Stratège en chambre, inspiré par "l’instituteur national" et ses émules, il en dégage des analyses à des fins pédagogiques, certes conformes à l’esprit de propagande. Dans ce combat titanesque de peuple à peuple, de Nations à Nations, et dont on ne voit pas poindre la fin en cet été 1916, il occupe pleinement sa place en exhortant au patriotisme les "enfants de France".

 

 

 

ource : La revue Trames n° 7 - Enfances en guerre - 2000 - 288 pages - 7,62 euros
IUFM de Haute-Normandie - 2 rue du Tronquet - B.P. 18 - 76131 Mont-Saint-Aignan Cedex - Tél. 02 32 82 86 24

 

 

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